Le meilleur James Bond, pour moi, c’est celui que j’ai regardé avec mon père un soir de Noël. Je me souviens de Sean Connery incarnant Bond, mais pas du titre ni de l’intrigue. Ce fut l’un des rares moments de convivialité que je vécus avec cet homme — mon père — et c’est ce qui a fait perdurer ce moment dans ma mémoire. Côte à côte dans le canapé, commentant peu, nous avons savouré ensemble le plaisir de voir un héros masculin accomplir des prouesses époustouflantes, échapper à une succession de dangers mortels, triompher d’ennemis abjects et redoutables, et séduire de multiples jeunes femmes ravissantes dans la foulée. Tout cela sans renverser son martini et en détériorant quelques voitures. Un plaisir de garçons, un peu honteux comme tous les plaisirs de garçons. Autour de nous, les femmes de la famille s’adonnaient à de plus dignes occupations, telles que la conversation, le scrabble et les préparatifs méticuleux d’un dîner de fête. James Bond, ça les emmerdait royalement.
Autre siècle, autre Bond. J’avoue qu’en découvrant le visage de Daniel Craig sur les affiches de Casino Royale, j’ai été surpris par son physique (une chevelure châtain claire, des yeux clairs) et je me suis dit : « Si James Bond se met à ressembler à Vladimir Poutine, c’est vraiment que le centre de gravité du monde se déplace vers l’Est. » J’allais rarement au cinéma et n’ai découvert que bien plus tard les qualités de Daniel dans ce rôle. Pendant ce temps, Bond continua de bondir, froisser de la tôle et essuyer force rafales d’armes automatiques (heureusement, toujours maniées par des malvoyants parkinsoniens). Jusqu’en 2012, quand Bond fut abattu d’une seule balle, sur un train en mouvement, à des dizaines de mètres de distance, par… sa collègue Moneypenny. Joli tir ! Attendez… Qu’est-ce que Moneypenny fiche sur le terrain avec un fusil à lunette ? N’était-elle pas la secrétaire de M, le supérieur de Bond ? James la croisait habituellement une fois par film, au moment de prendre ses ordres pour une nouvelle mission. Dans le bref intervalle précédent ou suivant l’entrevue avec M, Bond flirtait ouvertement avec Moneypenny. Elle appréciait beaucoup l’intention et lui reprochait seulement de ne pas aller plus loin. Et voilà que dans Skyfall, la secrétaire compétente et coquette se retrouve en Turquie, à abîmer des voitures et faire peur aux passants comme 007. Et puis elle dégomme Bond, sans doute parce qu’elle est devenue noire — pas bourrée, noire de peau.
Pourquoi je suppute qu’elle abat le héros sans doute parce qu’elle est devenue noire ? Et bien la raison est dans le prochain film, Mourir peut attendre, qui sortira en 2021 (s’il y a encore des salles de cinéma qui n’ont pas fait faillite d’ici là). Car dans ce film, 007 sera une femme noire. Non pas que James Bond ait disparu : il sera bien le personnage principal du film, interprété une dernière fois par Daniel Craig. Mais l’agent 007 sera une femme. Et noire. Et lesbienne, parait-il. Les temps changent, voyez-vous ? Plus personne n’oserait imaginer un personnage féminin faisant du secrétariat en rêvant qu’un grand type charmant et intrépide daigne enfin l’inviter à dîner. En 2012, il fallait au moins qu’elle conduise la Land Rover et se serve d’une arme. Et PAN ! Elle éliminait presque le héros. Rétrospectivement, si ce n’est pas un complot c’est au moins un acte manqué sorti de l’inconscient des scénaristes ou de l’air du temps. En 2021, il faut qu’un personnage féminin soit l’équivalent de 007, ou mieux, qu’elle occupe son job, qu’elle l’évince de son rôle. Si j’étais Bond, je ne lui tournerais pas le dos une seule seconde et je viderais prudemment mon verre dans la plante verte.
S’il y a un nouveau film produit sous l’appellation « 007 » après celui-là, il se pourrait bien que James Bond en ait disparu pour de bon. Mais un tel film peut-il avoir du succès ? Il y a des raisons d’en douter : d’abord, les exploits de 007 sont déjà à l’extrême limite de ce que le spectateur peut accepter de croire quand ils sont joués par un homme grand et musclé. En faisant jouer de telles scènes par des femmes (toutes minces et féminines), on s’enfonce de plusieurs degrés dans l’invraisemblable. Même si le spectateur accepte en principe de « suspendre son incrédulité » en entrant dans une salle de cinéma, trop d’absurdités peuvent le tirer du rêve pour lequel il a payé. Quand j’ai vu dans Iron Man 2 le personnage interprété par Scarlett Johansson (1,60 m, 57 kg) faire plier d’une seul main l’entraîneur de boxe qui a des bras d’homme plus gros que ses cuisses de femme, puis l’envoyer balader sans même un point d’appui alors qu’il doit peser le double de son poids, j’ai instantanément oublié le film et je me suis dit que les scénaristes contemporains ne sont pas seulement fâchés avec la biologie, ils le sont aussi avec la physique. Et encore, c’était une adaptation des bandes-dessinées Marvel où le niveau d’irréalisme tacitement admissible est ridiculement élevé. James Bond est censé évoluer dans le monde réel, même si ses exploits personnels sont à la lisière du surhumain. L’autre raison de l’échec probable d’un 007 féminin, c’est le manque d’identification entre le spectateur et l’héroïne. Ce qui nous faisait rêver, mon père, moi et tous les autres garçons qui regardaient James Bond baffer les méchants, bousiller les bagnoles et culbuter les poulettes, c’est que nous aurions bien aimé être comme lui. Pendant le temps d’un film, nous pouvions oublier nos peurs, la médiocrité de notre vie et l’indifférence cruelle des filles à notre égard. Je doute que cette magie fonctionne si le héros est remplacé par une femme. Les garçons préfèrent s’identifier à des héros comme les filles préfèrent s’identifier à des héroïnes — n’est-ce pas exactement pour cela que le militantisme féministe réclame davantage de femmes dans les rôles habituellement masculins ? Y a-t-il assez de femmes intéressées par les films d’actions pour compenser la défection probable d’une bonne partie du public masculin devant un 007 qui ne serait plus fait pour eux ? J’en doute. Les promoteurs du sport féminin ont déjà testé et ça ne marche pas fort. Les hommes noirs s’identifieraient-ils suffisamment à la sister 007 pour apprécier la tentative ? Peut-être, mais ils ne représentent que 6 % de la population américaine, et certainement moins en Europe. Les lesbiennes ? Sûrement, sur un plan symbolique, mais même en supposant qu’elles aillent voir le film et achètent les produits dérivés je doute qu’elles soient assez nombreuses pour rentabiliser une production de ce niveau.
Revenons au prochain James Bond. Voici le point de vue de Lashana Lynch, l’actrice qui a décroché le rôle de Nomi, le nouvel agent 007 :
Au début, lorsque l’opportunité de jouer dans James Bond s’est présentée, Lynch avait des réserves sur le fait de se joindre à une autre franchise — de se perdre “derrière l’homme”, comme elle dit — mais en parlant avec la productrice Barbara Broccoli et le réalisateur Cary Joji Fukunaga, elle a compris que leurs intentions allaient dans le sens des siennes. Avant le début du tournage, elle s’est entretenue avec Phoebe Waller-Bridge, qui était là pour insuffler au scénario un nouveau regard féminin. Lynch voulait s’assurer que Nomi soit subtilement dessinée, crédible, peut-être même un peu maladroite. Elle s’est attachée à décrire la vérité sur le fait d’être une femme noire — quelqu’un qu’elle pourrait connaître, quelqu’un de sa famille — en évitant la vision bidimensionnelle qui peut être si facilement véhiculée à l’écran ou écrite dans les scénarios.
“Un personnage trop rusé, une statue en fonte ? C’est tout à fait contraire à ce que je défends”, déclare Lynch. “Je ne voulais pas perdre une occasion de voir ce que Nomi pourrait représenter. J’ai cherché au moins un moment dans le scénario où les spectateurs noirs hocheraient la tête, en fronçant les sourcils devant la réalité mais heureux de voir leur vraie vie représentée. Dans chaque projet dont je fais partie, quel que soit le budget ou le genre, l’expérience des Noirs que je présente doit être authentique à 100 %.”
« Women of the Year: Lashana Lynch on making history as the first Black female 007 », Harper’s Bazaar, 2020
Je ne sais pas pour vous, mais pour moi, si l’on m’avait proposé un rôle dans James Bond, j’aurais savouré d’avance les scènes d’action, la vivacité des répliques, les belles bagnoles, le smoking sur mesure et les beautés en robe de soirée ou en bikini. Je me serais intéressé aux trucages et à toute la fascinante machinerie cinématographique. J’aurais essayé d’interpréter de mon mieux mon rôle dans un univers de combats et de dangers. Un univers d’hommes où, dans la réalité, bien peu de femmes auraient envie de risquer leur jolie peau. Mais Lashana a d’autres préoccupations : « insuffler au scénario un nouveau regard féminin », « décrire la vérité sur le fait d’être une femme noire » et présenter « l’expérience des Noirs » de façon « authentique à 100 % ». En somme, elle n’est là ni pour le plaisir de faire un métier extraordinairement privilégié, ni pour divertir les spectateurs, ni pour servir le film, mais pour en faire un terrain de revendications. Cela me rassure. J’ai failli croire que les femmes risquaient de devenir des hommes. En fait non : James Bond, ça les emmerde toujours royalement.