Juste après la mort de Sean Connery, de très nombreux billets ont été écrits pour dénoncer « ses propos nauséabonds sur les violences conjugales ». La vague d’indignation a été soulevée par un entretien télévisé de 1987 avec la journaliste Barbara Walters, dont un passage faisait écho à des propos déjà tenus dans Playboy en 1965. Un extrait en vidéo de l’entretien a circulé, contenant le passage scandaleux et servant de pièce à conviction dans les réquisitoires contre la « masculinité toxique » de Sean. Au lieu de se contenter d’un bref extrait sélectionné tout exprès pour illustrer des convictions contemporaines, je vous propose de lire la seconde moitié de l’entretien intégral et on en parle juste après.
L’amitié compte beaucoup [pour vous], l’amitié avec les hommes ?
Oh oui, j’aime ça. Je pense que c’est… l’un des plaisirs du golf, aussi. Je n’aime pas jouer au golf avec les femmes, aussi bonnes soient-elles. Vraiment pas.
Votre femme joue au golf ?
C’est une très bonne golfeuse, oui.
Vous n’aimez pas jouer avec elle ? Pourquoi pas ?
Parce que je n’aime pas jouer au golf avec les femmes.
Pourquoi pas ?
Je préfère la compagnie des hommes au golf.
Pourquoi ?
C’est très difficile à expliquer. C’est juste que… heu… c’est juste plus agréable, de jouer au golf avec des hommes, qu’avec des femmes.
Il y a des années vous avez donné un entretien qui peut revenir vous hanter. Vous savez ce que je vais dire, hein ?
(Riant) Non.
Ok, vous avez donné un entretien dans lequel vous avez dit : “gifler une femme n’est pas ce qu’il y a de pire”, et je me souviens que vous avez dit : “Il ne faut pas le faire avec le poing fermé, il vaut mieux le faire avec la main ouverte.” Vous vous en souvenez ?
Ouais.
Ouais… Je n’ai pas adoré ça.
Et je n’ai pas changé d’opinion.
Non ?
Non, pas du tout.
Vous pensez que c’est bien de frapper une femme ?
Non, je ne pense pas que c’est bien. Je pense qu’on doit…
Mais vous ne pensez pas que c’est mal.
Je ne pense pas que ce soit si mal. Je pense que cela dépend entièrement des circonstances et si elle le mérite.
Et qu’est-ce qui le mériterait ?
Et bien, si vous avez tout essayé — et les femmes sont douées pour ça, elles ne peuvent pas lâcher. Elles veulent avoir le dernier mot, et vous leur laissez le dernier mot mais elles ne sont pas contentes d’avoir le dernier mot. Elles veulent le répéter et entrer vraiment dans la provocation — alors, je pense que c’est absolument juste.
De donner une bonne gifle ?
Oui, absolument.
Et si elle vous retourne une bonne gifle ?
Alors on entre dans une autre zone. Je veux dire, peut-être qu’elle va aimer ça et ça devient autre chose, je ne sais pas mais… Non, non, sérieusement, c’est en dernier ressort. Il ne va pas faire ça parce qu’il le veut, hein ?
Quand les gens verront cet entretien vous allez recevoir du courrier…
De femmes, je suppose.
Devez-vous gifler votre femme ?
Non.
Elle ne vous provoque pas ?
Non. Elle me pousse à bout. Elle a tout à fait ses propres vues et ses opinions. Et elle est française, et vous savez elles sont très pragmatiques et, heu… Non, je veux dire : elle est minuscule, de toute façon, vous savez et… J’ai un tempérament violent. Je ne voudrais pas commencer à… foncer. Et je suis aussi très costaud.
Qu’est-ce qui fait fonctionner votre mariage ?
Ma femme a beaucoup de centres d’intérêt et elle est totalement captivée par moi. Et nous avons assez de séparation pour que, lorsque nous faisons des choses, quand nous revenons ici, nous avons toujours des choses à nous raconter. Je ne pourrais pas être avec la même personne toute la journée, tous les jours. Ça m’ennuierait à en pleurer.
Croyez-vous à la fidélité ?
Est-ce que je crois à la fidélité ?
Oui.
Oui, je crois à la fidélité.
Votre femme est “totalement captivée” par vous ?
Oui.
Êtes-vous totalement captivé par votre femme ?
Autant que je peux l’être, oui. Mais comme je l’ai dit, si je dois aller faire un film elle ne viendra pas avec moi la première semaine. Je peux aller et venir et faire exactement ce que j’ai besoin de faire pour que ça marche, pour moi-même. Et elle comprend cela. Elle a elle-même suffisamment de centres d’intérêt, de toute façon, pour ne pas avoir besoin d’attendre là.
J’avais juré en préparant cet entretien de ne pas utiliser le mot macho, mais vous êtes un macho, n’est-ce pas ?
Qu’est-ce qu’un macho ?
Bon, c’est le genre de gars, vous savez : “Les femmes sont pas mal quand elles ne traînent pas trop dans le coin, et une bonne baffe…”
Je n’ai jamais dit cela, Barbara.
Vous avez dit que ça ne vous dérangeait pas de lui mettre une petite baffe si c’est pour avoir le dernier mot…
Non, non, non. Vous le sortez complètement du contexte.
Alors dites-moi.
Non, dites-moi, vous. Je ne prétends pas être un macho. Je ne prétends pas me promener en la giflant. Je ne gifle jamais ma femme. J’aurai honte…
C’est l’attitude.
L’attitude ? Oh… Vous voulez dire que je devrais… mon attitude devrait être différente quand je parle des femmes ?
Non, non, ça va. C’est juste que… bon…
Je n’aime pas jouer au golf avec les femmes. C’est un crime ? Je n’insiste pas pour jouer avec elles. Pourquoi insisteraient-elles pour jouer avec moi ? Aussi, dans un club de golf, quand il y a une salle réservée aux hommes, je trouve ça formidable ! Pourquoi voudraient-elles y aller si elles ne sont pas souhaitées là ? Hein ? Maintenant, je jure que je peux y aller et dire : “Où est le club des femmes, ici ? Je dois y aller et faire quelques parties avec ces merveilleuses joueuses à 36 de handicap.” Vous voyez ce que je veux dire ?
(Riant) Égalité de temps, égalité de droits… Que pensez-vous de l’amendement sur l’égalité des droits ? Vous savez, l’amendement que nous essayons de faire passer dans notre pays ?
Je pense que les droits sont inégaux pour l’instant, mais les femmes, je pense, ont tout pour y parvenir.
Vous le pensez ?
Je pense que vous devez être payé [autant] si vous faites le même boulot, oui. Je sais, je travaille dur et je gagne plus d’argent pour faire advenir des choses, hein ? Ce qui est mon rôle depuis aussi longtemps que je puisse me souvenir. Et, si le gars est celui qui doit sortir et travailler pour nourrir tout le monde pour qu’ils puissent avoir un enfant qui va à l’école et une voiture ou quoi que ce soit, alors il faut lui donner la principale considération, non ? Il y a certains échanges de rôle quand la femme dit, “ok, je vais travailler et tu peux faire la cuisine et élever les enfants.” Bon, si certains hommes sont faits pour ça, je pense que c’est formidable ! Je ne crois pas que je serais très bon à ça.
Je ne le pense pas non plus.
Alors il vaut mieux que je fasse quelque chose où je suis bon. Alors ça la rendra heureuse aussi, non ?
Pourquoi ne pas travailler tous les deux, s’occuper de la maison tous les deux et s’occuper des enfants tous les deux ?
Et bien, cela arrive, en partie.
Respectez-vous les opinions des femmes autant que les opinions des hommes ?
Mais bien sûr !
Ok.
Bien sûr ! Pourquoi ne les respecterais-je pas ?
D’accord.
Mais vous savez, il y a des femmes stupides, hein ?
Et il y a des hommes stupides…
Et il y a des hommes stupides, ouais !
Ok. Ok… Nous parlons assez sérieusement mais aussi en plaisantant quelque peu. Est-ce que ça vous dérange quand quelqu’un dit que vous êtes un macho ? Vous l’avez déjà entendu.
Ça ne me dérange pas, honnêtement, non.
Sean, quel est le plus grand défaut qu’une personne puisse avoir, selon vous ?
Le plus grand défaut ?
Oui.
Vous voulez dire : à part être un sale macho ?
À part être un sale macho, oui.
Être stupide. Je hais la stupidité plus que tout.
Avez-vous une philosophie de vie, une ligne de conduite ?
Oui et c’est très simple : je ne fais jamais à quelqu’un ce que je ne voudrais pas qu’on me fasse, et ça vaut pour toute chose et tout le monde. Je veux dire : j’ai fait quelque vraies erreurs dans ma vie en étant trop confiant, mais la confiance ne peux pas se mesurer. On ne peut pas donner un quart ou un dixième de confiance à quelqu’un, alors on se fait avoir quelques fois.
Finissez ceci pour moi : “Sean Connery est…”
Presque un sale macho.
Au moment où fut enregistré cet entretien, Sean Connery avait 57 ans. Sa vision des hommes et des femmes ayant des activités séparées, des comportements et des rôles différents dans la société et dans la famille devait paraître déjà rétrograde à la jeunesse des années 1980. Barbara Walters avait presque le même âge que Sean. Ce qui les sépare, ce sont les origines sociales : elle, New-yorkaise, diplômée du supérieur, ayant passé la totalité de sa vie professionnelle dans la publicité et les médias ; lui, né dans un quartier ouvrier d’Édimbourg, sans diplôme, engagé dans la marine à 16 ans, rendu à la vie civile à 19 ans, livreur, ouvrier, chauffeur routier, cireur de cercueils… Ce qui le sort de sa condition ouvrière, c’est son physique. Grand, athlétique et pratiquant le culturisme depuis ses 18 ans, il pose pour des étudiants en art, joue ses premiers rôles sur scène et au football dans une équipe semi-professionnelle. Deux voies s’offrent à lui : le sport ou le spectacle. Son biographe, Andrew Yule, relate qu’à cet époque il fut assailli par les membres d’un gang local dans un club de billard et dû se défendre à coups de poing. Bref, les espoirs et les difficultés d’un jeune écossais pauvre au début des années 1950. Cela ne semble pas très différent de ceux d’un Noir pauvre aux États-Unis ou d’un Maghrébin pauvre en France aujourd’hui — ou même des Blancs pauvres, bien que ceux-là semblent avoir totalement disparu de l’attention des médias et des discours politiques. En tout cas, Sean venait d’un milieu beaucoup plus rude que Barbara, dans lequel une bonne dose de machisme était quasiment une condition de survie pour un homme. Bien qu’elle désapprouve sa vision peu délicate des rapports entre hommes et femmes, elle est loin de se montrer aussi scandalisée que les commentateurs actuels. Dans un entretien accordé au New York Times sur sa propre vie, Barbara raconta la faillite de son père et confia : « Ma mère aurait dû se marier comme ses amies, avec un homme qui soit docteur ou dans l’habillement. » Vous voyez, la vision différenciée des rôles des deux sexes exposée par Sean n’était pas complètement étrangère à Barbara. Même une brillante journaliste new-yorkaise attendait d’un homme qu’il soit économiquement performant — juste avec des manières moins prolétariennes que celles d’un ouvrier écossais.
En 2020, peu de gens semblent capables d’entendre les opinions d’un homme dans le contexte de son époque et de son milieu — dans ses nuances et ses contradictions. Apparemment, beaucoup de nos contemporains ne comprennent pas qu’ils sont eux-mêmes le produit d’une époque, d’un milieu, et surtout de conditions de vie exceptionnelles dans l’histoire. Et bien sûr, ils ne se connaissent aucune contradiction. Cela leur confère une grande assurance dans la proclamation de leurs propres convictions et le dédain instantané de toutes les autres. « D’accord, c’était le contexte de sa vie. Mais tout de même, frapper une femme, c’est mal non ? » Certainement. Et que pensez-vous de frapper un enfant ? J’étais le petit garçon le plus docile du monde et pourtant j’ai reçu quelques fessées (vous aussi, sans doute). Comment justifiez-vous cette façon si banale de traiter un enfant ? « Cela dépend entièrement des circonstances et s’il le mérite… » Ça, c’est que disait Sean à propos des femmes. « Mais ce n’est pas pareil, une femme, c’est un adulte ! » Et bien, durant la jeunesse de Sean, pas tout à fait. En Grande-Bretagne, ce n’est qu’en 1975 qu’il a été fait obligation aux banques d’accorder aux femmes les mêmes services qu’aux hommes et aux bars de leur servir autant d’alcool. Autrement dit, avant que Sean n’atteigne 45 ans, les femmes britanniques étaient effectivement des personnes mineures sous divers aspects. En France, la capacité pour une femme mariée d’ouvrir un compte bancaire sans l’autorisation de son mari remonte à 1965. Les dates varient quelque peu selon les pays mais le mouvement d’ensemble est le même : avant les années 1970, la répartition des tâches dans le couple était fortement sexuée, l’homme devant assumer la plus grande part de la production économique et la femme effectuant l’essentiel des tâches domestiques, maternelles, et éventuellement un travail rémunéré supplémentaire pour que le ménage parvienne à boucler son budget. La plupart des familles n’auraient pu se permettre de s’organiser autrement. Dans ces conditions, c’est l’homme qui avait l’autorité et la responsabilité de gérer les revenus et le patrimoine du ménage. C’était ce que la société et (généralement) son épouse attendaient de lui. Avec la croissance économique fulgurante des Trente Glorieuses, l’élévation du niveau éducatif, le développement des emplois tertiaires, la diffusion de l’électro-ménager et de la contraception, nous sommes passés dans un autre monde : un monde d’individus (plutôt que de familles), autonomes les uns des autres même quand ils sont en couple, chacun théoriquement responsable de son propre devenir économique et tous majeurs devant la loi. Dans un tel monde on ne se gifle plus, parce qu’on n’a ni autorité ni responsabilité envers autrui.
Quoique… Certaines gifles ne semblent pas provoquer beaucoup d’indignation, même aujourd’hui.
Je pensais qu’il était normal de gifler mon petit ami de temps en temps. Comme si gifler quelqu’un était une forme légitime de dispute. Quand j’ai demandé à mes amies, j’ai découvert que beaucoup d’entre elles avaient, au moins une fois, giflé leurs petits amis ou leurs rendez-vous. […]
Depuis que nous sommes enfants, nous apprenons qu’il ne faut pas frapper nos amis, notre petit frère ou n’importe qui. Frapper n’est pas cool. En tant qu’homme, on vous apprend à ne jamais frapper une femme. En tant que femme on vous on apprend à ne jamais accepter d’être frappée. Signalez-le. Pourtant, je ne sais pas pourquoi, je pensais que la gifle était une exception, comme une faille dans le système. […]
La gifle apparaît souvent comme un symbole de vertu. Dans ce cas, la morale de l’histoire est toujours la même : elle a raison et il l’a mérité. Personne ne mérite la violence, à n’importe quel degré. Dans les comédies, une femme qui attaque un homme est considérée, en soi, comme quelque chose d’hilarant — cela se voit aux réactions de l’autre personnage.
Natalia Milano, « Why I Stopped Slapping My Boyfriend In The Face », 2016
Avez-vous remarqué que Barbara n’a pas demandé à Sean s’il trouvait normal de gifler un homme ? Il aurait certainement répondu qu’un type qui dépasse les bornes du tolérable ou se montre agressif mérite en effet une bonne tarte. Et je doute qu’elle s’en serait offusquée.