« Congelez vos œufs, libérez votre carrière. » proclamait une couverture de Bloomberg Businessweek en avril 2014. Le magazine économique avait décidé de se pencher en détail sur la congélation des ovules, et sur l’intérêt de cette technologie médicale pour ses lectrices désirant se consacrer à leur carrière en repoussant à beaucoup plus tard la maternité. Parmi les femmes témoignant de leur « quête pour tout avoir » dans les pages de Bloomberg, celle qui posait pour la couverture expliqua son choix ainsi :
Je n’ai pas intentionnellement retardé le moment d’avoir des enfants ni prévu de divorcer. Ma vie et ma fertilité ont dévié de leur trajectoire. La congélation de mes ovules m’a permis de gagner du temps et d’avoir la possibilité d’avoir un enfant à l’avenir. Ce n’est pas une chose sûre, mais un pari que je suis prête à prendre.
Brigitte Adams, 39 ans
En 2018, Brigitte réapparu dans la presse, dans un long article du Washington Post. Avait-elle réussi son pari ?
Adams se souvient d’avoir ressenti un merveilleux sentiment de liberté après avoir congelé ses ovules à la fin de la trentaine, malgré le coût de 19.000 dollars. Son plan était de travailler quelques années de plus, de trouver un type génial à épouser et d’avoir une maison pleine de ses propres enfants.
Les choses ne se sont pas passées comme elle l’espérait.
Début 2017, à l’approche de ses 45 ans et sans aucun signe de M. Idéal, elle a décidé de fonder une famille toute seule. Elle a fait décongeler avec enthousiasme les 11 ovules qu’elle avait conservés et a choisi un donneur de sperme.
Deux ovules n’ont pas survécu au processus de décongélation. Trois autres n’ont pu être fécondés. Il restait donc six embryons, dont cinq semblaient anormaux. Le dernier a été implanté dans son utérus. Le matin du 7 mars, elle a appris la nouvelle dévastatrice que cela aussi avait échoué.
Adams n’était pas enceinte, et ses chances de porter son enfant génétique venaient de tomber à presque zéro. Elle se rappelle avoir crié « comme un animal sauvage », avoir jeté des livres, des papiers, son ordinateur portable — et s’être effondrée sur le sol.
« Ce fut l’un des pires jours de ma vie. Il y avait tant d’émotions. J’étais triste. J’étais en colère. J’avais honte », dit-elle. Je me suis demandé : « Pourquoi moi ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? »
Ariana Eunjung Cha, « The struggle to conceive with frozen eggs », The Washington Post, 2018
« Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? » Excellente question, à laquelle la journaliste du Washington Post donna un embryon de réponse (excusez le jeu de mot…) :
En moyenne, une femme qui congèle 10 ovules à l’âge de 36 ans a 30 à 60 % de chances d’avoir un bébé avec, selon des études publiées. Les chances sont plus élevées pour les jeunes femmes, mais elles chutent brusquement pour les femmes plus âgées. Elles augmentent également avec le nombre d’ovules conservés (tout comme le coût). Mais les chances de réussite varient tellement d’un individu à l’autre qu’il est presque impossible, selon les spécialistes de la reproduction, de prévoir le résultat sur la base de données statistiques. […]
Vers l’âge de 35 ans, les femmes sont confrontées à une « falaise de fertilité », où les chances de tomber enceinte diminuent fortement à mesure que les ovules diminuent en nombre et en qualité. À l’âge de 40 ans, la femme moyenne a 5 % de chances de tomber enceinte au cours d’un mois donné. À 45 ans, elle est de 1 %.
Heureusement, toutes les femmes congelant leurs ovules n’ont pas la malchance de Brigitte. L’article nous rassure en évoquant la maternité heureuse de Carolyn Goerig Lee, qui avait congelé ses ovules au même âge que Brigitte. Détail notable : Carolyn avait prudemment fait congeler le double d’ovules… multipliant le coût de l’opération par deux. Grâce à cet investissement, elle put donner naissance à des jumeaux. Ayant pris goût tardivement à la maternité, elle s’offrit ensuite une nouvelle grossesse avec des ovules donnés par sa sœur puis implantés dans son propre utérus. Famille nombreuse, famille heureuse… et coûteuse.
D’autres grains de sables peuvent faire dérailler inopinément le processus. Après avoir fait congeler ses ovules à 37 ans, Meimei Fox put rencontrer des hommes « sans penser à un engagement à long terme, juste en profitant du moment » puis choisir enfin M. Lamourdemavie. Après deux ans d’efforts (agréables) pour concevoir naturellement, le couple dû constater qu’à 40 ans, la fertilité de Meimei était désormais trop ténue pour une fécondation « bio ». Restaient les ovules congelés trois ans plus tôt. Meimei ayant déménagé entre-temps dans une autre ville, son ancienne clinique expédia ses ovules à la nouvelle. Hélas, les précieux ovocytes ne supportèrent pas le transport. Quiconque est déjà parti en pique-nique avec une glacière défectueuse comprendra la déception de Meimei devant ses œufs éventés.
L’histoire s’est bien terminée pour Meimei : après trois ans de traitement pour la fécondité et de fécondation in vitro, elle a pu enfin donner naissance à deux garçons. Coût total : 100.000 dollars. « Leurs grands-parents me demandent toujours si j’ai commencé à économiser pour leurs études. Je leur réponds : “Les fonds pour leurs études ont servi à leur création.” » Dommage pour leurs études.
Mais revenons à Brigitte. Son histoire se termine bien aussi… en quelque sorte. Sans ovules viables et sans homme, elle a opté pour la fécondation in vitro à partir de l’ovule d’une donneuse et du sperme d’un donneur. La grossesse résultante n’était pas encore achevée au moment de la publication de l’article du Washington Post. Souhaitons qu’elle se soit bien déroulée pour la mère et pour l’enfant (une fille d’après l’échographie). Après, il faudra encore que Brigitte assure à cet être humain tout neuf des soins, un avenir, une éducation… toute seule. Et peut-être un jour expliquer à sa fille qu’elle n’est que sa mère porteuse et adoptive, l’ayant fabriquée avec l’ovule d’une autre femme et le sperme d’un inconnu. Ou lui mentir. C’est pas beau de mentir.
« Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? » se demandait sincèrement Brigitte en apprenant l’échec de la prolongation artificielle de sa fertilité. Brigitte, si tu nous lis, voici quelques erreurs de parcours qui auraient pu facilement être évitées :
- Avoir refusé de procréer dans la période où ton corps en était le plus capable.
- Avoir sacrifié ta vie personnelle à ta carrière, tout en croyant qu’il te serait possible de tout réussir à la fin avec de l’argent.
- Avoir dédaigné pendant vingt ans de trouver M. Bien ou M. Passable et d’organiser ta vie pour former un couple avec lui, ce qui est certes contraignant mais constitue un bon entraînement avant d’être trois ou plus.
- Avoir prêté ton image à Bloomberg pour vanter à d’autres femmes le bonheur de payer très cher la promesse de pouvoir tricher avec la biologie dans le but excitant de passer le plus d’années possible à créer des présentations Powerpoint et des feuilles Excel.
- Avoir toi-même créé un site, eggsperience.com, pour « inspirer et éduquer » d’autres femmes à faire les mêmes bêtises.
- Trouver parfaitement légitime de faire un enfant avec le sperme d’un type que tu ne connais pas, que tu n’aimes pas et dont tu te fiches complètement.
À la lecture de cette liste, je comprends pourquoi le sentiment de compassion que j’éprouve habituellement pour les gens qui n’ont pu avoir d’enfant est resté absent de mon cœur en apprenant ton histoire. Je te souhaite cependant, par égard pour ta fille, d’avoir désormais une vie de famille heureuse, et de rencontrer un gars assez large d’esprit pour accepter d’élever un enfant qui n’est pas le sien en compagnie d’une vieille conne égoïste.