Elle est morte, hier. Je l’ai appris ce matin, un interne de l’hôpital de Rennes avait laissé un message sur le répondeur : « Votre mère est décédée. » Je ne savais pas quoi faire, Hélène a dit : « Rentrons. »
Je voulais voir la mer une dernière fois avant de partir. Nous avons pris la voiture pour la plage de Carnac. Il n’y avait pas grand monde. Il faisait trop chaud pour la saison. Je suis allé me baigner. Un vernis d’eau me collait au visage. J’ai écouté le mur-mure des vagues, l’oreille posée sur le ventre d’Hélène. Un beau soleil gros et rond remplissait le ciel. Hélène a dit : « Rentrons. »
Il faisait très chaud à Rennes. L’été avait vidé les hospices, rempli les morgues. Les vieux se ramassaient à la pelle et les rues étaient désertes. Une lumière querelleuse inondait les trottoirs. Je crois que nous étions mardi. Hélène me tenait par la main. « Pourquoi tu ne pleures pas ? » a-t-elle demandé. Je n’en avais pas envie. Je voulais me baigner encore. « Pourquoi ? » ai-je répondu. Je ne pleure pas. Qu’est-ce que cela peut faire ? Si l’on pleure ou pas. En y réfléchissant bien, je n’étais pas triste. Cela n’avait aucune importance. Il serait tellement plus simple de pleurer. Pour que l’ordre des choses ne soit pas défait.
Nous sommes allés à l’église Sainte-Thérèse. Il faisait frais dans la nef. Une petite vieille ronflait, la tête sur son bras. Devant elle, il y avait des prospectus. J’en ai pris un. Le titre disait : « Jésus est de retour ». J’étais bien désolé pour lui. Si j’avais pu, je ne serais pas revenu. À part la petite vieille, Jésus et nous, il n’y avait personne. J’étais étourdi par le silence. Hélène a fait un signe de croix rapide. Elle voulait prier. Pas moi. Je ne pouvais pas pleurer. Je voulais être triste à ma façon. J’ai proposé à Hélène de nous asseoir un instant. J’étais las. Le soleil tapait dur. Je ne voulais pas sortir et affronter la ville. Je voulais me lover dans le calme de l’océan et son impassible éternité.
Le soir, le ciel était plein de rougeurs. Hélène voulait manger des fruits de mer à la brasserie. J’ai dit que cela m’était égal. « Je sais bien que tu ne m’aimes pas » a dit Hélène, sans prévenir. « Pas du tout » , lui ai-je rétorqué. Je n’y croyais pas moi-même. « Ça n’est pas grave. Je pense que je ne t’aime pas non plus ». Nous avons pris le bus jusqu’à la place Sainte-Anne. Ça sentait les pieds et les cosmétiques. Avec la nuit, les terrasses se sont remplies. On respirait un peu, malgré l’absence de vent. « Je veux qu’on retourne à Carnac » a déclaré Hélène, « après on se sépare ». J’ai dit : « Oui. » Je n’ai plus parlé durant le repas. Je rêvais du port dans la brume, de m’allonger au milieu les mégalithes bien alignés et sentir l’odeur suave des fougères. J’avais envie d’un avis de tempête, de voir l’océan devenir sombre, la houle se creuser et se couvrir de blanc.
Hélène m’a demandé : « À quoi tu penses ? » Je l’ai regardé. Elle était belle, Hélène, avec des cheveux très noirs, quelques mèches blanches et des lèvres subtiles. « Je veux qu’il pleuve. Je ne sais pas. » J’ai bu du vin, un Meursault de l’année. Il était tiède avec un goût de pierre. « Est-ce que quelque chose a changé ? », j’ai dit. « Je ne vois rien de différent, tu dis que tout change, pourquoi je ne vois rien ? » Il fait tellement chaud que personne ne croit à la nuit.
Le lendemain matin, nous sommes allés à la cérémonie de crémation. La maison de retraite était près de l’aéroport de Rennes. C’est ici que ma mère est morte, mais elle a vécu à Carnac, près de la mer avec le bruit incessant des vagues pour toute musique.
La chaleur était étouffante. Le soleil avait envahi le ciel. Tout était blanc. Nous avons bu une bière dans une cafétéria de zone commerciale. Des jeunes gens en couple faisaient leurs courses, malgré la canicule. La tête me tournait.
La cérémonie se tenait au funérarium du cimetière municipal. Je suis entré dans une petite salle sombre, Hélène à la suite. Il n’y avait personne. Le cercueil de ma mère était posé sur des tréteaux devant le four de crémation. La porte était ouverte et je jetais un coup d’œil à l’intérieur. L’officiant est entré. « Voulez-vous la voir ? » a-t-il demandé, les deux mains sur le bois vernis. « Je ne préfère pas », lui ai-je répondu. Il ne s’attendait pas à cette réponse. Il a fermé le couvercle brusquement. Maman a vacillé un court instant. Ensuite, comme si l’officiant n’attendait plus que nous, la cérémonie a commencé. À la fin, il a dit : « Revenez dans deux heures, nous vous remettrons les cendres. »
Nous avons cherché une terrasse à l’ombre. En face de nous, il y avait une cour d’école. La cour était vide, nous étions en août. J’ai dit : « Je connais cette école, je crois que c’est là que j’allais. Je n’en suis pas sûr. » Je confondais tout, je n’étais jamais venu ici auparavant. La tête me faisait mal maintenant. Une migraine me lancinait atrocement. Je n’avais rien mangé depuis hier et l’alcool tapait fort. J’ai essuyé la sueur sur mon front. Hélène buvait une bière blonde à petite lampée. Son regard se perdait au-delà des toits. Nous ne parlions pas et je fumais des cigarettes sans filtre. L’une au cul de l’autre. Je me suis endormi un instant. Quand j’ai ouvert les yeux, la rue baignait dans une lumière cruelle et blanche. Il était l’heure d’aller chercher les restes de maman.
Nous avons roulé toute l’après-midi. Le macadam de la route fondait en faisant des cloques. La chaleur dans l’habitacle atteignait au moins cinquante degrés. C’est Hélène qui conduisait. En approchant de la côte, le thermomètre est revenu à la normale. Un vent d’ouest rafraîchissait la terre. On respirait mieux. J’observais Hélène de profil. Elle conduisait avec application, en faisant bien attention à mettre le clignotant et à regarder dans le rétroviseur. Elle ne parlait pas. Nous sommes arrivés à Carnac pour l’apéritif. « D’abord les cendres de ta mère, ensuite je rentre » a dit Hélène. Je n’ai rien répondu. Je voulais me baigner encore et encore, pour toujours, me fondre dans l’océan, devenir l’écume et la vague. Je voulais sentir le vent rouler sur mon échine, entendre les élingues claquer contre les mats d’aluminium, hurler dans le calme liquide, être la pluie sur ma peau… Hélène avait pris sa décision, elle ne changera pas d’avis. Je voulais… Je ne voulais plus faire d’effort.