À l’âge de 30 ans, Rudyard Kipling écrivit un poème qui marqua et marque encore l’esprit des anglo-saxons : « If— ». André Maurois en donna une admirable traduction française, insérée dans son premier roman Les Silences du colonel Bramble. Traduire la poésie est presque impossible, et pourtant Maurois sut préserver l’esprit du poème de Kipling dans de rigoureuses rimes françaises. Pour accomplir cet exploit, Maurois déplaça certaines idées de Kipling d’une strophe à l’autre, et se permit de très légères licences sur le fond. Aussi remarquable que soit la traduction de l’écrivain français, elle rend pourtant une impression moins âpre et plus sentimentale que le poème original. Ainsi, ces deux vers ne prennent pas leur source dans ceux de Kipling :
Si tu peux être amant sans être fou d’amour
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre
Un dimanche pluvieux où je n’avais rien de moins intéressant à faire, je me suis efforcé d’écrire ma propre traduction. Elle est bien loin d’offrir la qualité poétique de celle d’André Maurois, mais elle colle autant que je l’ai pu au sens et à la tonalité du poème de Rudyard Kipling :
Si tu peux garder la tête froide quand tous,
Autour de toi, la perdent et t’en accusent
Si tu peux croire en toi quand ils doutent, tous,
Et cependant entendre aussi leurs doutes
Si tu peux attendre sans peiner d’attendre
Ou être trompé sans répandre de mensonges
Ou être haït sans te livrer à la haine
Et ne sembler ni trop bon, ni trop sage
Si tu peux rêver — et dompter tes rêves
Si tu peux penser — et plus que penser
Si tu peux croiser Triomphe et Désastre
Et traiter pareil ces deux imposteurs
Si tu peux subir d’entendre tes paroles
Tordues par des clowns piégeant des idiots
Ou voir les choses consacrées de ta vie
Brisées, foulées, rebâties lentement
Si tu peux entasser tous tes succès
Puis les risquer sur un seul coup de dés
Et perdre, et recommencer au début
Et ne jamais gémir sur tes défaites
Si tu peux forcer cœur, nerfs et tendons
À te servir encore, jusqu’à la fin
Et à tenir quand il ne reste rien
Que la volonté de leur dire : « Tenez ! »
Si tu peux parler honnêtement aux foules
Ou auprès des Rois garder sens commun
Si ni amis ni ennemis ne te blessent
Si tous comptent sur toi, sans dépendre de toi
Si tu peux remplir la minute féroce
De soixante secondes de course endurante
La Terre est tienne et tout ce qui s’y trouve
Et — bien plus — tu seras un homme, mon fils !
Dans l’article en français que Wikipédia consacre à ce poème, on peut en lire une critique étonnamment véhémente par le philosophe Olivier Rey :
Oh, certes, le fils est libre : pas de contraintes ! Juste une liste égrenée de conditions à remplir pour être un homme, plus exorbitantes les unes que les autres. Voir tout ce qu’on a accompli anéanti d’un coup et repartir de zéro avec une énergie intacte, endurer la calomnie sans un soupir, garder confiance quand tout le monde doute et sans reprocher aux autres de douter, etc. — ce genre de choses qui sont plus du ressort du divin que de l’humain. Une liste aussi délirante ne peut signifier qu’une chose : tu ne seras jamais un homme mon fils.
Il n’est pourtant aucun besoin de convoquer le divin ici. Accomplir, recommencer, endurer sont les exigences banales qui pèsent sur les hommes en tout temps et en tout lieu. Tandis que les filles trouvent par leur seul état de femme une place et un rôle dans la société, les garçons savent que la qualité d’homme ne leur sera accordée qu’au prix de constants efforts. Travail, exercice physique, actes de courage, œuvre de l’intelligence… L’homme doit être performant s’il veut avoir quelque chance d’être désiré. Car chez les humains, comme chez tant d’autres espèces, c’est le sexe féminin qui exerce le plus grand pouvoir de sélection sexuelle. Olivier a cependant raison sur un point : tu ne seras jamais tout à fait un homme, mon fils. L’Homme est un idéal. On ne peut que le poursuivre, chaque jour de sa vie, ou régresser.