« Du sexe ! » répondent la moitié d’entre vous. « De la perversion ! » répond l’autre moitié. Bien, vous avez tous gagné mes chaleureuses félicitations pour votre vivacité d’esprit. Mais combien ? Je veux dire : combien de représentations d’une sexualité communément considérée comme normale, et combien de trucs qui nous font dire : « Vraiment, on se demande qui regarde ça ! Il y a des gens bizarres, franchement… »
Chaque année depuis 2012, le site Pornhub publie un assortiment de statistiques détaillant principalement les préférences de ses utilisateurs. Son dernier rapport, consacré à l’année 2021, est le plus richement fourni en graphiques de toute sorte. Les thèmes des recherches les plus fréquemment effectuées sur le site laissent souvent perplexe et donne l’impression que le public du site cherche tout sauf du sexe normal. Nous allons voir que cette première impression est trompeuse.
Un premier biais d’interprétation est géographique : en consultant le classement général des mots les plus recherchés, on s’étonne de trouver en deuxième position « japonaise ». Comment se fait-il que tant de gens à la recherche d’excitation réclament des Japonaises ? L’explication se trouve sur la carte globale des mots les plus recherchés :
On peut voir que ce sont principalement les asiatiques qui rêvent de Japonaises. Le public de Pornhub est mondial, et les Asiatiques sont nombreux. Leur préférence pour les femmes du Japon, pays également asiatique et produisant beaucoup de pornographie, se comprend facilement comme une forme de proximité ethnique et culturelle. Il s’agit bien sûr d’une proximité relative : les Coréens, les Chinois, les Vietnamiens sont très différents des Japonais. Mais beaucoup moins que des Africains ou des Européens.
La catégorie « noire » est bien sûr très prisée en Afrique subsaharienne, mais aussi aux États-Unis. Comment expliquer qu’une population afro-américaine très minoritaire (13% de la population américaine) fasse monter le mot-clef « noire » en tête du classement national ? Certes, une partie de la demande peut provenir des utilisateurs blancs — dans un pays obsédé par les questions raciales, la figure de l’Autre ne peut manquer de faire fréquemment surface dans le monde des fantasmes. Cependant, ces fantasmes raciaux semblent mieux servis par un jargon plus spécifique tel que « interracial » ou « BBC » (abréviation de Big Black Cock, littéralement : Grosse Queue Noire).
Ce qui propulse en tête des classements des qualificatifs ethniques tels que japonaise, noire, indienne ou arabe, c’est qu’il est inutile de chercher des « blanches » : c’est l’offre la plus abondante sur le site ! De même, les catégories d’âge habituelles sur les sites pornographiques sont : « teen » (18-19 ans), « MILF » (Mother I’d Like to Fuck : mère bonne à baiser, qui est en réalité le créneau des actrices ayant passé 30-35 ans), « mature » (au delà de 40-45 ans), voire « granny » (mamie, passé la soixantaine). Il n’y a pas de mot pour désigner la catégorie 20-30 ans, car c’est la tranche d’âge par défaut des actrices dans la plupart des films pornographiques. Notons que c’est aussi le cas dans les films non-pornographiques et la publicité courante.
De ces observations on peut tirer un principe général : les recherches les plus fréquentes sur les sites de pornographie ne concernent que des contenus modérément abondants ou peu abondants. À partir de là, presque toute la carte se décode facilement : les contenus pornographiques les plus abondants représentent des jeunes (pas MILF) femmes blanches (pas noires, pas asiatiques, pas arabes) dans des activités hétérosexuelles (pas lesbiennes) banales (pas anales).
Reste le terme énigmatique : « hentai ». Pour un Japonais, ce mot désigne un « désir sexuel pervers ou anormal », et par extension une œuvre pornographique représentant des actes sexuels éloignés de la normalité. Pour le reste du monde, cependant, le mot est devenu synonyme de dessin-animé porno. On trouve dans cette catégorie beaucoup de contenus « hentai » dans tous les sens du terme, mais aussi beaucoup de versions pornographiques de séries animées existantes. Dans le rapport 2021 de Pornhub, la psychologue Laurie Betito commente le succès de ce mot :
Les dessins animés sont plus fantaisistes que le porno ordinaire. Ils peuvent offrir plus de stimulation visuelle en termes de mouvements, d’angles, de couleurs et d’expressions faciales. Comme ils ne sont pas réels, ils peuvent aller plus loin, avec moins de contraintes que la réalité. Le porno hentai a également tendance à avoir plus d’intrigue et les gens semblent de plus en plus attirés par le contexte.
Ce dernier point me semble tout à fait crédible. Il est quasiment impossible de trouver dans le porno filmé des scénarios érotiques quelque peu évolués. Il y a des situations, mais pas de narration. Si l’on aime s’émoustiller par un récit et l’idée qu’on se fait des personnages, il n’y a que l’offre des films érotiques du cinéma généraliste (cette fois au détriment du visuel). En revanche, les versions pornographiques de dessins animés existants offre un contexte narratif, au moins par référence à la série d’origine. Les personnages sont alors davantage que des corps dénudés, puisqu’on leur connaît une histoire par ailleurs.
Pour confirmer l’hypothèse de la prédominance du sexe normal dans le contenu pornographique, on peut examiner la quantité de films proposés dans chaque catégorie prédéfinie (on trouve ces données dans la page « catégories » du site). Dans le graphique suivant, les catégories ne suggérant rien de déviant sont en orange, les trucs bizarre en bleu, et les catégories homosexuelles en rose. En gros, j’ai rangé dans les déviances ce qui est incompatible avec l’idée communément admise d’une sexualité de couple hétérosexuel (mais sans ranger les catégories homosexuelles parmi les déviances). Bien sûr, vous pouvez chipoter sur mon classement et considérer que telle catégorie présumée normale est pour vous déviante, ou que telle catégorie déviante vous paraît tout à fait saine. Mais, à moins que vous soyez exceptionnellement puritain ou exceptionnellement, heu… polyvalent, cela ne devrait pas changer beaucoup la vision d’ensemble : la grande majorité des catégories et la grande majorité des vidéos disponibles sous ces catégories indiquent un désir sexuel normal.
Le rapport annuel de Pornhub présente beaucoup de données, mais il semble conçu davantage pour amuser et faire parler de lui que pour aider à comprendre le phénomène pornographique. Par exemple, il y a chaque année un graphique de la répartition des visiteurs par âge et par pays. Malheureusement, les quantités sont exprimées en pourcentage, ce qui ne permet pas d’étudier les évolutions pour chaque catégorie en rapprochant les données d’une année sur l’autre. Dommage, j’aurais bien aimé comparer la fréquentation du site par les jeunes américains à la baisse de leur activité sexuelle depuis une décennie. Peu de chiffres sont disponibles en valeur absolue, peut-être pour protéger les intérêts commerciaux de l’entreprise. On remarque aussi, par rapport aux années précédentes, que les statistiques purement techniques sont désormais absentes. Dans l’édition 2019, on apprenait que la quantité de données transférées annuellement par le site était de 6.597 petabytes (6.597.000.000 Gigaoctets). En français, on dit « pétaoctets », mais ici « paie ta bite » a quelque chose de plus approprié.
En conclusion, les statistiques de PornHub sont plus ludiques qu’instructives, et son contenu moins scandaleux qu’on ne le croit. Contrairement aux études publiées par les sites de rencontres OkCupid et Tinder, on en tire peu d’éléments de compréhension de la sexualité contemporaine. C’est frustrant… Ce qui est bien le comble pour un site porno.