Messieurs, je vais maintenant tenter devant vous un numéro périlleux et inédit sur ce blog : critiquer le travail de l’une des plus prestigieuses institutions scientifiques française sur son propre terrain. Je veux parler de l’INSERM et ses « Premiers résultats de l’enquête Contexte des sexualités en France 2023 », fraîchement publiés. Quel culot ! S’en prendre à une équipe de scientifiques quand on n’est qu’un vulgaire pékin s’autopubliant dans les recoins sombres et malpropres de l’internet. Enfin bon… pas tant que ça. Il y a cinq sociologues dans leur équipe, dont la cheffe de projet. Ça relativise d’emblée le niveau scientifique du papier. (Oh, le vilain préjugé !)
Ce qui m’a amené à lire avidement la prose de l’INSERM, c’est que j’espérais y trouver des données directement comparables à celles de la General Social Survey américaine, et ainsi vérifier (ou pas) si la raréfaction de la sexualité des jeunes hommes est un phénomène aussi avancé en France qu’aux États-Unis. Malheureusement, comme dans les papiers de l’INED et de l’IFOP sur la sexualité, il n’y a pas les données adéquates. Apparemment les chercheurs américains sont capables de poser aux sondés des questions bêtement pragmatiques que les sociologues françaises n’envisagent jamais, telles que : « Ça fait longtemps que tu ne baises pas ? »
Cette déception mise à part, je suis tombé en arrêt devant un tableau très classique du nombre moyen de partenaires déclarés, par sexe et par tranche d’âge. Il m’a tout de suite semblé que quelque chose n’allait pas. Saurez-vous flairer le souci ?
Regardons les nombres moyens de partenaires, pour l’ensemble de la population, en 2023 : comment se fait-il que les hommes déclarent deux fois plus de partenaires que les femmes, hmmm ?
« Bah… C’est parce que les hommes sont moins stables que les femmes, Tancrède. On pécho plus, quoi. C’est pas compliqué… »
Voilà, vous venez de faire pleurer les enseignants de mathématiques qui ont essayé durant tout votre secondaire de vous expliquer ce qu’est une moyenne. Imaginons une société humaine constituée d’autant d’hommes que de femmes et strictement hétérosexuelle. Si l’un des deux sexes a un nombre donné de partenaires sexuels au total, comment l’autre pourrait-il en avoir plus ? En copulant avec des extra-terrestres de passage ? La moyenne, c’est une information sur le groupe, pas sur les individus dans le groupe. Si les effectifs des deux sexes sont quasiment égaux, il ne peut pas y avoir de grosse différence, ni au total, ni en moyenne.
« Ouais mais… en vrai, il y a plus de femmes que d’hommes et puis il y a d’autres sexualités que les hétéros. »
C’est une excellente objection. Mais nous allons voir qu’elle devient fragile dès qu’on la quantifie. Il se trouve que le rapport CSF de l’INSERM nous fournit une estimation de la pratique des autres sexualités. Pour les effectifs démographiques il y a l’INSEE, fidèle au poste.
La proportion d’homosexuels me paraît sous-estimée, mais comme ce sont les chiffres inscrits par l’INSERM dans son rapport, je m’en contente pour ce billet. Constat : le sexe-ratio de la population étudiée (nombre d’hommes / nombre de femmes) est quasiment inchangé quand on retire les homosexuels, les bisexuels et même les curieux qui ont fait une expérience homosexuelle dans leur vie. Donc les nombres moyens de partenaires pour les femmes et les hommes devraient être très proches au sein de la vaste majorité hétérosexuelle — juste un petit peu plus élevé pour les hommes puisqu’ils sont 4 % moins nombreux. À moins… à moins de supposer que le surcroît d’activité sexuelle des gays comparés aux hommes hétérosexuels soit d’une ampleur telle qu’il parvienne à expliquer l’écart entre l’ensemble des hommes et des femmes. Essayons :
Et bien, pour que la minorité gay puisse compenser l’écart entre les déclarations des deux sexes, il faudrait que les gays aient en moyenne 343,2 partenaires dans leur vie. Je ne doute pas que quelques-uns d’entre eux parviennent à atteindre et dépasser ce joli score, mais il me paraît extravagant que ce puisse être la moyenne pour l’ensemble de ce groupe.
Au contraire, si l’on suppose que les femmes sous-déclarent leur nombre de partenaires, leur moyenne devrait se situer à 15,1 (car elles sont légèrement plus nombreuses), ce qui est tout à fait raisonnable selon les mœurs de notre temps et les contraintes pratiques. Je sais ce que vous pensez :
« T’es vraiment un enculeur de mouches ! »
Oui. Mais le résultat est là : aucune mouche en vue. Notez : c’est peut-être aussi parce que j’écris ce billet au mois de novembre.
« C’est juste une estimation pifométrique. Tu n’as pas les données pour le savoir vraiment. »
C’est vrai. C’est juste un ordre de grandeur. Maintenant, j’aimerais que l’on m’explique : pourquoi n’a-t-on pas les données séparées par orientation sexuelle ? L’INSERM les a, puisqu’ils ont interrogés les 31.518 participants à leur l’enquête précisément sur leurs pratiques sexuelles. Mais ils ont préféré publier le nombre de partenaires déclarés par sexe, indistinctement. C’est d’autant plus perplexifiant que l’Institut National de la Santé Et de la Recherche Médicale ne peut ignorer la prévalence considérablement plus élevée des infections sexuellement transmissibles chez les gays, donc la nécessité, pour une étude de santé publique, d’examiner les comportements sexuels distinctement. D’un côté cette enquête prétend constater une « remise en cause de l’hétérosexualité […] dans une période de forte évolution des droits et de la visibilité sociale des personnes LGBTQA+ » (p. 16), mais de l’autre s’abstient de communiquer les chiffres détaillés.
« Mais qu’est-ce qui te dit que les femmes sous-déclarent ? C’est peut-être nous, les hommes, qui exagérons le tableau de chasse. »
Comment je le sais ? Parce que la recherche en psychologie l’a montré depuis longtemps.
En 2003, les chercheuses américaines Michele G. Alexander et Terri D. Fisher ont menée une étude intitulée « Truth and consequences: using the bogus pipeline to examine sex differences in self-reported sexuality », sur une idée tout à fait amusante : conduire les entretiens en reliant les gens interrogés à un détecteur de mensonges. Plus exactement, certain(e)s participant(e)s étaient relié(e)s à un détecteur de mensonge inactif, mais l’on avait pris soin de les convaincre préalablement qu’il était tout à fait fonctionnel et efficace. Un autre groupe répondait par questionnaire anonyme, sans crainte que l’on porte sur eux ou elles un jugement, et enfin un troisième groupe répondait à un questionnaire remis directement aux chercheurs, avec ce que cela implique d’embarras potentiel à étaler sa vie sexuelle devant des inconnus. Et bien vous savez quoi ?
La moyenne des partenaires déclarés par les hommes varie peu entre les trois groupes :
- 12 % maximum entre le groupe anonyme et le groupe sans anonymat.
- Très peu entre le groupe anonyme et le groupe « surveillé » par le détecteur de mensonge, avec même un peu moins de partenaires déclarés dans le groupe surveillé ! Ce qui permet de découvrir le niveau de frime moyen des hommes quand on leur demande leur score : 5 %.
Tandis que chez les femmes la moyenne des partenaires déclarés est :
- Légèrement supérieure aux hommes dans le groupe avec détecteur de mensonge…
- Mais elles « oublient » comparativement 23 % de partenaires dans le groupe anonyme…
- Et 41 % dans le groupe sans anonymat !
Pas loin de la moitié de leurs partenaires avoués sous détecteur de mensonge disparaissent ainsi de leurs déclarations remises directement aux chercheurs. Ce qui est tout à fait cohérent avec mon petit tableau précédent : il faut que les femmes aient environ le double de partenaires qu’elles n’en déclarent pour que les gays retrouvent une sexualité toujours exubérante mais pas absurdement épuisante.
« Mais alors ce sont des grosses menteuses ! »
Peut-être pas autant que ces résultats peuvent le laisser croire. Le problème de toute étude par enquête sur la sexualité, c’est qu’on n’est jamais bien sûr de la façon dont les participants interprètent les questions, en plus de leurs inquiétudes sur ce qu’il est convenable de répondre. Dans la question : « Combien avez-vous eu de partenaires sexuels », il est très possible que les femmes entendent surtout « partenaires » et négligent les coups d’un soir, tandis que les hommes entendent parfaitement « sexuels » et s’en voudraient de ratatiner aussi peu que ce soit leur vaillance au plumard. Néanmoins la frontière est incertaine entre le glissement d’interprétation, le mensonge volontaire et le mensonge instinctif.
Une conséquence de la fierté masculine de déclarer TOUTES ses partenaires de coït peut aussi engendrer un biais statistique : sur un échantillon modeste de participantes, il y a très probablement peu de travailleuses du sexe professionnelles. Dans ces conditions le nombre de partenaires des prostituées se trouvent largement sous évalué. Cependant, dans le cas de l’étude de l’INSERM, l’échantillon est très important : 31.518 participants des deux sexes, soit (d’après le sexe-ratio) environ 15.450 femmes ! (11.019 femmes pour la « France hexagonale », nous précise l’INSERM.) Pour rater les prostituées avec un échantillon aussi généreux, il faudrait que ce soit une activité très rare, moins d’une femme sur 10.000. Un rapide coup d’œil aux estimations officiels du nombre de prostituées en France suggère qu’il y en a au moins 50 sur 10.000, donc ce n’est pas la bonne explication.
Allez, pour terminer sur une note amusante : dans une étude américaine sur la sexualité adolescente, sur 7.870 participantes, 45 se déclaraient vierges en dépit d’une grossesse.
Conclusions
- Les sociologues françaises ne maîtrisent pas les outils mathématiques les plus élémentaires.
- Elles ne lisent pas non plus les papiers des chercheuses en psychologie comportementale. C’est dommage, ça les aiderait à rendre de meilleurs travaux de sociologie.
- On comprend mal l’intérêt de l’INSERM de payer cinq sociologues et quatre démographes pour produire ce rapport. Un seul sociologue-démographe-stagiaire aurait probablement travaillé aussi rigoureusement.
- On se demande également s’il est indispensable de garder le statisticien de l’équipe. À son niveau de compétences en mathématique, il aurait dû faire des bonds au plafond en voyant les écarts dans le tableau des partenaires déclarés.
- J’espère que les épidémiologistes sont plus attentifs quand ils se penchent sur les microbes. Eux aussi auraient pu trouver ces chiffres bizarres.
- Si l’on admet, en assimilant les conditions d’anonymat de l’enquête INSERM à celle du groupe anonyme de l’étude américaine de 2003, que la moyenne des partenaires déclarés par les femmes n’est fausse que de 23 %, quelle science peut-on produire avec ce niveau d’erreur ?
- « L’auteur de ce blog est un sale type, misogyne, frustré, incel, masculiniste et facho avec un micropénis et un strabisme divergent. C’est de la merde, je ne lirai même pas. »
- Néanmoins les hommes et les femmes sont, une fois de plus, manifestement différents.
- J’attends avec impatience les prochains « résultats de l’enquête Contexte des sexualités en France 2023 », que je lirai passionnément.
Épilogue
Suite à la publication des « premiers résultats » de cette enquête, le journal Le Monde lui a consacré deux pleines pages comme si elle contenait de surprenantes révélations sur la sexualité des Français. Dans l’entretien avec la cheffe de projet, les journalistes se sont étonnées du grand écart entre les partenaires déclarés pour les deux sexes (un bon point pour elles !). La sociologue de l’INSERM leur a répondu :
C’est un écart observé dans toutes les enquêtes de 1970 à aujourd’hui, mais aussi dans tous les pays. La définition de ce qu’est un partenaire sexuel n’est pas la même pour les femmes et pour les hommes. Cela renvoie à des représentations de la sexualité qui perdurent, et à un « clivage » entre une sexualité féminine davantage pensée sur le registre de la sentimentalité et de l’affectivité, tandis que celle des hommes reposerait sur des besoins physiques. […] Si l’on se penche sur les partenaires « amoureux », l’écart déclaratif entre les hommes et les femmes se réduit.
« Sexualité des Français : “Une plus grande diversité de pratiques et de partenaires, et une intensité moindre” », Le Monde, 14 novembre 2024
En somme :
- Elle trouve anodin cet écart parce qu’il est présent dans toutes les autres enquêtes. Il n’en reste pas moins physiquement impossible que les femmes hétérosexuelles aient joué à chat-bite avec deux fois moins de partenaires (en moyenne) que les hommes hétérosexuels.
- Puisque l’INSERM a pour vocation de s’occuper des maladies de chachat et bibite, et non de faire de la sociologie pure et évanescente, de quelle utilité lui est un chiffre physiquement faux ?
- Je suis content d’apprendre que l’écart se réduit quand on demande aux hommes de se limiter à déclarer les partenaires avec qui ils estiment avoir eu une relation affective quelque peu sérieuse. Est-ce trop demander d’avoir ce chiffre ? Et obtient-on le même chiffre si l’on demande aux femmes de ne pas oublier de déclarer leurs coups d’un soir ?
- Si la sous-déclaration féminine est juste le résultat d’une interprétation sincèrement différente de l’expression « partenaire sexuel », comment se fait-il que, dans l’expérience des psychologues américaines, les déclarations soient largement supérieures dans le groupe de participantes qui se croient surveillées par un détecteur de mensonge ?