Le procès retentissant de Dominique Pelicot et ses cinquante co-accusés a intéressé la presse bien au-delà des frontières nationales : l’affaire a été commentée jusqu’aux États-Unis et en Inde. On pouvait lire en octobre 2024, dans Courrier International, une sélection de citations et d’articles complets pris dans la presse étrangère. Les auteurs des papiers choisis ont tous trouvé dans les circonstances si particulières de « l’affaire des viols de Mazan » l’inspiration de généralisations péremptoires et de raccourcis abrupts éjectant la logique dès le premier virage.
Soyez horrifiés !
Commençons par Leo Klimm, correspondant à Paris du magazine Der Spiegel, que ses inepties sermonneuses placent en rival direct de notre inénarrable Mathieu Slama :
Triste, scandaleux, une honte pour tous les hommes — voilà ce qu’est le procès pour viol qui se tient à Avignon. […] Chaque jour, près d’une centaine de personnes viennent suivre le procès en direct. Les visiteurs masculins peuvent se compter sur les doigts d’une main. Les femmes représentent de très loin la majorité. Elles sont là, elle se sentent liées à la victime parce qu’elles on souvent vécu elles-mêmes l’expérience de violences sexuelles. Mais à qui se sentent liés les hommes, qui brillent par leur absence ?
Et bien, pas aux criminels. C’est plutôt bien, non ? Les femmes ont certainement des raisons de s’identifier à Gisèle Pelicot — sinon par leur vécu propre, au moins par la crainte de figurer un jour parmi les victimes — ce qui vient s’ajouter à leur penchant habituel pour les histoires sordides (80 % de l’audience des émissions consacrées aux crimes est féminine).
Or l’indifférence des hommes signifie que, dans les faits, ils tolèrent la violence sexuelle contre les femmes.
Heureusement, il y a un courageux journaliste comme Leo qui assiste assidûment au procès ! (Il se trouve qu’il est payé pour ça, mais c’est sûrement une coïncidence.)
Tous les hommes ne sont pas des criminels. Mais presque toutes les femmes peuvent témoigner d’agressions commises par des hommes. C’est pourquoi il importe de ne pas laisser les femmes seules face à cette réalité. […] C’est aux hommes qu’il incombe de mettre en place un climat où la violence sexuelle et sexualisée ne reste pas sans conséquence.
Ça s’appelle la loi, il me semble. C’est grâce à cela que Dominique Pelicot et les autres ont été jugés et condamnés. C’est chouette, hein ?
Les auteurs des agressions peuvent être des collègues, des voisins, des frères. Des hommes avec lesquels on a peut-être même déjà bu une bière.
Oui, ils n’arrivent pas de la planète Mars, ne vivent pas de la rosée du matin et ne sont pas surmontés d’une enseigne lumineuse clignotante pour les signaler à la suspicion des passants. Ça alors ! Le monde est mal fait.
Ils sont par ailleurs beaucoup trop nombreux pour que l’on puisse considérer cela comme un cas isolé.
Ils sont bien assez nombreux pour que l’on puisse constater, comme je l’ai fait dans un billet précédent, qu’en termes d’antécédants judicaires, familiaux et antropologiques les condamnés de l’affaire Pelicot ne sont pas représentatifs de la population masculine française.
[Gisèle Pelicot] tient à ce que le procès des viols de Mazan soit le plus ouvert possible, afin que les violeurs partout dans le monde ne puissent plus se cacher.
Vont-ils arborer un maillot « Fier d’être un violeur » avec un badge « Gisèle on t’❤️ » ? Si quelqu’un comprend le raisonnement de Leo, qu’il me l’explique dans les commentaires.
Hommes, regardez ! Sans voyeurisme. Hommes soyez horrifiés ! Sans faux-semblants. Honte à qui ne le fait pas.
Bon, mettez-le au lit à huit heures avec son doudou et ne lui lisez pas d’histoires qui font peur avant qu’il s’endorme. Au suivant.
C’est la faute au porno et à Sergio !
Sergio del Molino s’épanche dans le quotidien espagnol El País. Lui aussi est très tourneboulé par l’affaire.
On sait depuis longtemps que les monstres ne se cachent pas sous les lits ou dans les armoires.
Là, vous voyez : il ne faut pas traumatiser les jeunes hommes impressionnables. Le loup et le petit chaperon rouge, même en version édulcorée par les studios Disney, c’est sûrement déjà trop pour ces petits poucets.
Lorsqu’on regarde le monstre, c’est soi-même qu’on voit.
Non, Sergio. Non. Tu m’inquiètes, là…
Le dégoût de lui et la honte de nous-mêmes. C’est son triomphe.
Faites venir un psychiatre, c’est une urgence ! J’espère que son journal le mutera à la rubrique « jardinage et cuisine ». Les chroniques judiciaires, c’est trop dur pour Sergio.
« Es-tu bien sûr de ne pas être comme moi ? » nous demande-t-il.
Oui. Parfaitement sûr. Et toi aussi j’espère ? Quel est ton problème, Sergio ?
La seule façon de le vaincre et de le faire ramper dans son cachot, dans la pleine conscience de sa monstruosité pour que celle-ci le ronge jusqu’à la mort, c’est de l’écouter avec indifférence et sévérité, puis de tourner aussitôt le regard vers sa victime, Gisèle, pour ne plus jamais la perdre de vue et lui demander pardon d’avoir permis l’enfer qu’elle a vécu.
Nous n’avons rien permis, Sergio. La société punit le viol comme les autres crimes : dans la mesure où la police et la justice ont connaissance des faits criminels. Tant que les faits sont inconnus, il n’y a pas d’enquête et pas de procès. Que veux-tu qu’on y fasse ? Reprocherais-tu à un médecin de ne pas avoir diagnostiqué une maladie grave avant d’avoir vu le patient et les résultats des analyses ? Et puis, un conseil d’ami : tourner le regard vers Gisèle pour « ne plus jamais la perdre de vue », ça pourrait te valoir des ennuis. J’dis ça, j’dis rien…
Si nous parvenons à surmonter notre peur d’être dominés par les germes de la monstruosité qui sont en nous, nous pourrons ressentir une culpabilité beaucoup plus utile, qui nous fera agir au lieu de nous paralyser devant le mal. Parce que nous sommes coupables. Bien sûr que nous le sommes. Coupables de livrer des proies aux caprices des monstres et de laisser les mots des monstres résonner plus fort que les silences de leurs victimes.
Et quelles actions préconises-tu, Sergio, dans ton exaltation mortificatrice ? Rien. C’est la fin de ton papier, et tu n’as pas la moindre idée de ce que tu pourrais faire de mieux que la police et la justice. J’aimerais te suggérer d’écrire à l’avenir des articles moins émotionnels, plus détachés de l’actualité, qui te laisseraient assez serein pour élaborer un discours raisonné. Un truc d’homme, selon mes standards.
Toujours en Espagne, le journal en ligne Público soutient que : « l’existence d’une culture du viol est incontestable » et que « la pornographie renforce cette culture ».
Comme le souligne le site progressiste, dans la plupart des affaires de ce type, les délinquants sexuels reconnaissent que la pornographie a eu une « influence » sur leurs crimes.
Voilà une stratégie de défense bien en phase avec le goût actuel pour l’état de victime : le violeur se présente lui-même comme une victime de la pornographie. Cependant, si la pornographie était un facteur quelque peu signifiant dans la commission de viols, la fréquence de tels actes aurait considérablement augmenté ces dernières décennies, dans le sillage de la consommation désormais totalement banale de ce type de contenus.
« Ce n’est pas un hasard non plus si Pelicot a enregistré tous les viols subis par sa femme en vidéo », et que de « nombreuses recherches de sleep porn [porno du sommeil] » ont été trouvées sur son ordinateur. […] Or, dans cette affaire, et pendant des années, aucun des accusés « n’a jugé bon de le dénoncer à la police. Parce qu’ils avaient déjà vu ça mille fois dans des vidéos, et c’était normal », déplore le média.
Normal pour qui ? Dans le billet Qu’y a-t-il sur un site pornographique ? j’avais dressé la liste des 96 catégories de vidéos proposées par le site Pornhub, et montré que la très, très grande majorité des contenus disponibles présentent des pratiques sexuelles ordinaires. Sleep porn n’était même pas une catégorie. Copuler avec une femme inconsciente est un fantasme « normal » pour quelqu’un qui a ce fantasme. La somnophilie — puisque c’est son nom savant — n’est qu’une paraphilie parmi des centaines d’autres.
La culture du viol prévaut en France… d’après les Indiens
Pendant ce temps, en Inde, le quotidien The Hindu estime que :
C’est au tour de la France de redresser son bilan catastrophique en matière de lutte contre les abus sexuels et la culture du viol qui prévaut.
Cependant, The Hindustan Times note qu’en Inde :
Les médiateurs, y compris les juges, conseillent aux filles d’épouser leur violeur parce que, bien sûr, personne d’autre ne le fera.
Et au lieu de relever l’immense écart culturel entre la France et l’Inde, Courrier International commente :
En France comme en Inde, la plupart des viols sont commis par une personne de l’entourage.
En France, en tout cas, les chercheurs qui écrivent sur les violences sexuelles ont une vision étonnamment large de « l’entourage » des victimes :
Ainsi, y compris dans les espaces publics, les viols, tentatives de viol et autres agressions sexuelles sont très souvent commises par des personnes connues. En particulier, les viols et tentatives de viol déclarés par les femmes au cours des douze derniers mois ne sont jamais le fait d’inconnu.e.s, même si une part de ces agressions est le fait de personnes que la victime venait juste de rencontrer.
« Présentation de l’enquête Virage et premiers résultats sur les violences sexuelles », INED, 2017, p. 44
Vous avez bien lu : un rendez-vous Tinder ou un type rencontré dans un bar, c’est une « personne connue ». À ce compte là, être victime d’un inconnu ne peut être qu’exceptionnel. Tandis que beaucoup de gens peinent à distinguer « la plupart des criminels sont des hommes » de « la plupart des hommes sont des criminels », l’extension maximale de la catégorie « auteur connu de la victime » n’aide pas à distinguer « la plupart des auteurs de viols étaient (quelque peu) connus de la victime » de « la plupart des hommes que vous connaissez pourraient bien être des violeurs ». Dans la réalité la plupart des femmes sont davantage en sécurité avec leurs (vrais) proches qu’avec des presque inconnus. Mais la réalité c’est ennuyeux, et notre époque déteste ce qui est ennuyeux.
Boire ou conduire ?
En Autriche, la sociologue Mareike Fallwickl s’insurge contre les bracelets permettant de détecter des drogues dans les boissons, que certains organisateurs de festivals distribuent gracieusement aux festivalières.
Au lieu de nous concentrer sur le rôle des victimes, nous devrions nous concentrer sur celui des auteurs. Au lieu de distribuer aux filles des bracelets drink-check et de leur signaler ainsi qu’elles sont les seules responsables de leur sécurité, nous devrions socialiser les garçons de façon totalement différente.
Un adulte est toujours le premier responsable de sa propre sécurité — un principe jamais contesté quand il s’agit d’un homme. Les sociétés occidentales procurent à leurs citoyens un haut niveau de sécurité collective grâce au travail de la police et de la justice. Les femmes ne sont donc pas « seules », elles ont simplement intérêt à mener leur vie de grande personne émancipée avec prudence, comme tout le monde. À ce propos, voici un extrait d’une étude italienne sur des victimes de violences sexuelles sous l’influence de substances diverses :
Deux cent vingt-deux patientes ont été enrôlées, dont 25 étaient mineures, 141 étaient italiennes, la plupart connaissaient leur agresseur et avaient été violées dans un domicile privé. Cent cinquante-cinq d’entre elles ont déclaré au personnel soignant avoir consommé des substances alcoolisées et/ou des drogues en relation avec l’événement (86 ont déclaré avoir bu de l’alcool, 36 avoir pris des drogues et 33 ont révélé avoir consommé à la fois de l’alcool et des drogues). Si la femme connaissait son agresseur, la consommation d’alcool était décrite comme volontaire dans plus de 80% des cas, tandis que pour les drogues, la consommation était aussi souvent volontaire que frauduleuse. […] Les résultats obtenus soulignent que, même dans le nord de l’Italie, l’alcool est la substance psychoactive la plus répandue dans les cas d’agressions sexuelles facilitées par la drogue.
Barbara Mognetti, Marco Bo, Giovanni Nicolao Berta, Antonella Canavese, Paola Castagna, Federica Collini, Veronica Santa, Alberto Salomone & Sarah Gino, « Sexual Harassments Related to Alcohol and Drugs Intake: The Experience of the Rape Centre of Turin », The International Journal of Environmental Research and Public Health, 2022
Autrement dit : dans la plupart des viols sous substance, la substance a été mise dans le verre de la victime par elle-même, tout à fait volontairement. Comme le disait Mos Majorum sur X en présentant cette étude :
Un propos responsable consisterait à inciter les femmes à prendre des précautions en choisissant leur conjoint, leurs lieux de sortie et leur taux d’alcoolémie…
Mareike a cependant une toute autre idée :
Il faut repenser l’éducation et faire entrer dans les têtes le concept de consentement enthousiaste : seul un oui clair et net est un oui.
Je suis sûr que les garçons seraient ravis qu’on leur dise oui ou non explicitement. Ce sont les filles qu’il faudrait convaincre d’abandonner le jeu si excitant de l’implicite. Je ne parierais pas un centime sur la réussite d’une telle entreprise. Remarquons : Marieke croit que les criminels sont victimes d’un manque d’éducation. Si seulement on avait expliqué à Dominique Pelicot que ce qu’il faisait été très vilain, il aurait sûrement… beaucoup ri.
Le progrès vers la régression
Au Danemark, Tine Kirkensgaard, correspondante du quotidien Politiken, s’indigne :
Le procès Pelicot « remplit les médias français et les discussions indignées dans les cafés, mais n’a pas déclenché un débat politique plus large », déplore la journaliste. Or l’affaire « doit aussi conduire à une action politique en France. À commencer par l’inscription du consentement dans la loi sur le viol », estime-t-elle.
Depuis 1857, la définition juridique du viol dans le droit français faisait intervenir la notion de consentement. En conséquence, c’était à l’accusation (c’est à dire à la victime) d’apporter des éléments de preuve de son absence de consentement et de subir les questions de la défense. En 1980, l’avocate Gisèle Halimi et la sénatrice Brigitte Gros obtiennent une redéfinition claire et nette du viol, sans faire intervenir la notion de consentement :
Tout acte de pénétration sexuelle de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui, par violence, contrainte ou surprise.
C’est bien sur cette base qu’ont été condamnés Dominique Pelicot et ses co-accusés (la loi a été amendée de quelques boursouflures inutiles depuis 1980, mais l’essentiel n’a pas changé). Quel besoin y aurait-il de réintroduire dans les débats judiciaires la question du consentement, le plus souvent au détriment de la victime ? Courrier International a un argument nouille :
De fait la notion de consentement n’apparaît pas dans la définition du viol en droit français. Contrairement à une dizaine de pays européens qui incluent cette notion dans leur loi, dont le Danemark.
Et bien : que la dizaine de pays rétrogrades rattrapent leur retard sur la France en réécrivant leur propre définition du viol, et qu’on ne nous demande pas de revenir à la définition de 1857.
Conclusion
J’arrête ici cette consternante revue de presse : le billet est déjà bien long. Et pourtant il y avait encore de la matière, et je n’ai même pas commenté les propos les plus absurdes. Si la « culture du viol » et le fumeux « patriarcat » sont toujours aussi insaisissables en Occident, l’étalage continuel d’irréflexion sous la plume de gens censés exercer des professions intellectuelles suggère que nous faisons face à un vrai phénomène « systémique » : la crétinisation des élites.
Pour Leo, c’est simple. Il est, dirons-nous, simple. Lorsque l’on évoque la possibilité de commission d’un acte réprouvé en le regardant fermement il chauffe et rougit comme un petit garçon que l’on sermonne.
Il est persuadé que la propagande comme quoi les violeurs sont des gens normaux que la société a corrompus est véridique et que voyant une vilénie semblable à la leur exposée, la honte, les submergeant, les empêchera de passer à l’action.