— Mademoiselle !
— Hiiii ! Mais que faites-vous ici ? C’est le bain des femmes !
— Mademoiselle, il faut que vous sachiez : les boomers ont connu les tickets de rationnement qui ont duré très longtemps après-guerre, et puis la guerre d’Algérie avec un million et demi de jeunes partis dont soixante mille sont morts.
— Je ne suis pas une experte, mais il me semble que des gens nés entre 1945 et 1965 n’ont pas pu connaître les tickets de rationnement (supprimés en 1949), ni être conscrits et tués pendant la guerre d’Algérie (cessez-le-feu en mars 1962). Et cela ne me dit pas ce que vous faites dans le bain des femmes.
— Vous oubliez le choc pétrolier, les angoisses de la guerre froide, le SIDA qui a longtemps tué avant la trithérapie.
— Était-ce pire que le 11 septembre 2001, la crise financière de 2008, la bulle immobilière dont nous ne sommes toujours pas sortis, les attentats à Charlie Hebdo, au Bataclan et ailleurs, la répression des Gilets Jaunes, le COVID et son confinement, à présent la guerre en Ukraine ? Quant au VIH, il n’est apparu qu’en 1981, n’a pas disparu depuis, et la perspective de passer éventuellement le reste de sa vie sous trithérapie n’a rien d’excitant. Mais, dites-moi, que faites-vous dans le bain des femmes ?
— Moi, boomer, j’ai travaillé pendant 44 ans à raison de 50 heures par semaine, je n’ai pas eu de RTT pendant 30 ans, jamais de télétravail, et pas bénéficié de toutes les aides offertes aux jeunes d’aujourd’hui. Merde alors !
— Écoutez, je suis sûre que certains moments de votre vie ont été difficiles. Cependant, vous avez cotisé beaucoup moins que nous pour la retraite et vous avez pu partir dès 60 ans avec des pensions généreuses. L’immobilier était considérablement moins cher par rapport aux salaires et les durées d’emprunt beaucoup plus courtes. En conséquence, le coût du logement pèse beaucoup plus dans le budget des ménages aujourd’hui (c’est la Banque de France qui le dit). L’emploi en contrat à durée indéterminée arrive beaucoup plus tard dans la vie active (s’il arrive), les stages et l’intérim s’allongent, bref… Tout favorisait votre accumulation de patrimoine ; tout défavorise à présent les actifs qui financent vos retraites. Je me permets de changer de sujet : que faites-vous dans le bain des femmes ?
— Vous voulez tuer les vieux, c’est ça ? Génération ingrate ! Vous ne respectez pas vos aînés. N’est-ce pas Michel ?
— J’ai cotisé toute ma vie, petite ! J’ai travaillé à 14 ans, moi. Vous n’avez qu’à bosser et épargner.
— Je voudrais savoir ce que vous faites dans le bain des femmes, s’il vous plaît.
— Vous laissez le gouvernement nous diviser au lieu de désigner les vrais coupables, idiote ! C’est facile de taper sur les faibles, hein Michel ?
— C’est vrai. On voudrait bien vous y voir : vivre avec seulement 2 500 € par mois, après toute une vie d’effort !
— Mais justement, je ne gagne même pas…
— TA GUEULE FEIGNASSE ! On contribue par le bénévolat, nous autres.
— Et on aide nos enfants. Quand ils le méritent.
— Je ne dis pas que vous…
— On soutient la consommation, nous.
— On n’a qu’à trouver de l’argent ailleurs.
— Justement, nous aimerions aussi…
— On s’occupe de nos petits-enfants. Quand on a un week-end de libre.
— C’est très bien mais…
— On a bien le droit de profiter du bain, on a tout payé !
— Tout est à nous !
— Mais… Lâchez-moi !
— AH, TU NE VEUX PAS COTISER SALOPE !
— LA FESSÉE CUL NU ! Comme nous donnaient nos parents.
— AÏE ! Mais vous êtes gâteux ! AU SECOURS !
— TIENS ! Ça c’est la CSG !
— AÏE !
— Vas-y, Bernard, met-lui la complémentaire !
— Et ça c’est la CRDS ! PAN !
— Booouuuh…
— Chiale pas, t’as de la chance qu’on ne bande plus.
Illustration : La casta Susana, par Francisco Maura y Montaner, 1885