— C’est la concordance chromatique entre votre tenue et vos pommes qui m’a fait vous arrêter, Mademoiselle. Je me suis dit : « Eugenio, voici une personne qui a du goût ! » C’est rare chez une jeune femme… Mais peut-être paraissez-vous moins que votre âge véritable ?
— Oh non, Monsieur Eugenio ! Dis-lui, Emilia.
— Elle est aussi jeune qu’elle y paraît. Et elle a du goût, comme vous dites, bien que nous ne soyons pas riches. Et vous, Monsieur ?
— Moi, je ne peux vivre sans la beauté. Il faut mettre de l’art en toute chose, même les plus banales. Voyez cette chemise… Tâtez.
— Elle est douce.
— En effet, je l’ai reçue du marquis de Parlantini qui les fait tailler dans un lin mêlé de coton. Voilà un homme qui sait partager discrètement son raffinement avec ceux qui le mérite. Votre foulard, si bien assorti à vos lèvres, en suggère déjà la douceur.
— Comme vous y allez, Monsieur Eugenio…
— Vous la faites rougir. Tu rougis, Fiammetta !
— Fiammetta ! J’en étais sûr ! Quel admirable prénom ! La petite flamme de l’art vous habite, elle rayonne partout où vous jetez un regard. Vous devez être entourée de prétendants tous plus désirables les uns que les autres : gros métayers, patrons d’auberges, charrons prospères, maîtres d’attelages, peut-être même un clerc de notaire…
— Mais point du tout, Monsieur Eugenio, je vous assure ! D’ordinaire on ne m’aborde pas, je ne sais pourquoi.
— Comment ? Est-ce ainsi ? Oh, les pleutres ! Oh, les chapons ! Dans quelle époque indigne vivons-nous ? Moi je sais pourquoi, Mademoiselle : c’est la peur.
— La peur ? De moi ?
— La peur de ne savoir que dire. La peur de votre rejet, de vos moqueries peut-être. La peur de votre famille aussi. Il suffirait d’un mot de vous, sans doute, pour que l’on punisse l’insolent.
— Mais en aucune façon ! Je ne suis pas une méchante personne. Comment pourrais-je en vouloir à un homme courtois qui me fait l’honneur de m’accorder quelques paroles ? Mes journées sont si ennuyeuses.
— C’est ainsi, aujourd’hui. Les garçons craignent les filles. Leurs ancêtres rougissent de honte dans l’au-delà. Pourtant, il suffirait d’un peu d’audace, d’un peu d’imagination… Tenez, imaginons : un garçon peu instruit mais bien élevé, encore dans le giron de sa mère pourrait vous dire « Mademoiselle, je n’ai pas vu de gorrrge comme la vôtrrre depuis ma nourrrrice. Je crrrois que si j’y posais la tête je trouverrrais là le rrrepos d’un ange et la forrrce de soulever une vache. » Ce serait un peu hardi, n’est-ce pas ?
— Hi hi hi !
— Ou bien, tenez, un homme de plus d’expérience vous dirait « Mademoiselle, la grâce de vos pas invite à la danse. Êtes-vous danseuse ? Du tout ? Cela ne fait rien, vous êtes douée, ça se voit. Un bon danseur vous fera danser comme si vos pieds lui appartenaient. Je serai dimanche au bal de Chioggia. Il me faut une partenaire, sinon je devrai danser avec toutes les jolies esseulées et je crains que l’ivresse aidant l’une d’entre elles ne se fasse épouser de moi. Venez donc m’en sauver ! »
— Oh oh oh !
— Ou bien, un homme… un peu voyou, voyez-vous ? Il vous dirait « Vois le mal que tu me fais, Fiammetta. Je brûle à cause de toi. Tous les jours tu passes et tu repasses devant moi, avec ton panier chargé de péchés. Cette chevelure à peine ramassée sur cette nuque blanche comme le marbre me rend fou ! Et ces mollets que tu découvres à chaque pas, Dieu et le Diable savent que j’ai vu les plus gracieux du pays, mais des comme les tiens, jamais ! Je vais faire un malheur, femme. Je défierai les gardes du Palais. Je sauterai sur les épaules du Doge comme sur la croupe d’un âne. On me mettra aux fers. On m’enverra aux galères. Je serai fouetté au sang par ta faute, si tu ne me sauves pas, Fiammetta ! Toi seule peut me donner la rédemption, si tu m’ouvres ton cœur et tes bras. Ô Fiammetta ! Je ne veux plus être un bandit depuis que je t’ai vue. »
— C’est extraordinaire, Monsieur Eugenio, comme vous le racontez, on croirait que c’est vous le bandit !
— Ah, vous me troublez. Pardonnez, je ne voulais pas vous faire peur. Une jeune fille si naïve…
— Je ne suis pas si naïve ! Vous m’amusez. Beaucoup.
— Je vous ai trop longtemps distrait de votre labeur. Je dois disparaître et ne plus vous importuner.
— Mais surtout pas ! Importunez-moi, je vous en prie.
— Importunez-là, Monsieur Eugenio, puisqu’elle vous le demande.
— Déposez donc votre panier au village puis, sur le chemin de Padoue, juste avant le calvaire, prenez le sentier qui monte à l’ancienne grange. Les foins y sont rentrés, un couple de tourterelles y a niché. Nous y serons bien pour nous importuner. Venez avec une pomme, une plume et un second foulard. Je connais des jeux que Mme la Marquise elle-même ne dédaigne pas lorsque l’ennui et l’absence de son époux la font venir à mes rendez-vous.
Illustration : Le Flirt, par Eugene de Blaas, 1904

