En préparant le lancement des Effrontés, j’ai voulu savoir à quoi ressemblait la presse masculine actuelle. Je suis tombé sur un article de Libération pas très récent (2017) intitulé Genre… les magazines masculins ont changé. Y sont interrogés quatre directeurs de rédaction représentant les magazines GQ, Grazia Hommes, Playboy et Lui.
Béline Dolat, de GQ, décrit son magazine comme « genré » mais « généraliste » avec « une femme à la tête d’une rédaction d’hommes » et un lectorat pour un quart féminin. Elle espère que cette « identité mixte » assurera le succès de GQ. Dans cette époque de déclin de la presse papier — voire de la presse en général — je lui souhaite d’avoir trouvé la formule la plus viable. Béline détaille ensuite le fond de sa ligne éditoriale : « c’est d’abord un magazine feel good, de lifestyle et de société, d’entertainment intelligent, avec de l’esthétique et de la connaissance, mais pas un news ni un journal intellectuel. » Je ne sais pas bien ce qu’elle entend par feel good et lifestyle, alors elle précise pour moi : « on apprend aux garçons à porter un chino et à mettre des espadrilles. » Ah ! C’est donc ça ! On apprend à mettre un pantalon et des espadrilles dans GQ. C’est un magazine pour jeunes garçons, c’est bien cela ? « Dans GQ, il y a des jolies filles et des papiers sur la sexualité, mais pas de nanas à poil. » Voilà, c’est un magazine pour enfants.
Trois ans plus tard, l’édition en ligne de GQ tient toutes les promesses de Béline : on y apprend comment choisir un pantalon à sa taille, quels parfums pour homme plaisent aux femmes (utile si vous décidez d’offrir un parfum pour homme à une femme) et la signification des rêves érotiques les plus courants. Les miens signifient habituellement que j’ai envie de sexe ; je découvre avec stupéfaction que ce n’est pas courant. GQ se montre intarissable sur le shopping des « accessoires indispensables » à notre lifestyle et ses revenus publicitaires. Enfin le magazine se passionne pour le rap et la variété pop-synthétique pour adolescents, ce qui me confirme que GQ n’est pas tout à fait à sa place parmi les magazines pour hommes.
Joseph Ghosn est un homme à la tête d’une rédaction « majoritairement composée de filles » et souhaite lui aussi diversifier le lectorat de son magazine, Grazia. Au moment ou Libé publie son papier, Grazia Hommes n’en est qu’à son second numéro. Joseph définit sa nouvelle publication par ce qu’elle n’est pas : pas comme Lui, pas comme GQ, pas comme FHM, pas de bagnoles car Joseph ne sait pas conduire et pas de montres car Joseph ne sait pas lire l’heure. (J’ai mal compris ?) Joseph est au moins catégorique sur un point : « Je crois à l’identité masculine. Mais elle est mouvante. » Je me sens à nouveau perdu. Le dictionnaire m’assure que l’identité est le « caractère de ce qui demeure identique ou égal à soi-même dans le temps. » Est-ce bien l’identité masculine qui est mouvante ? N’est-ce pas plutôt les idées qui s’agitent dans la tête des directeurs de rédaction cherchant désespérément un segment de marché encore lucratif ?
J’ignore si l’édition papier de Grazia Hommes a duré plus que les deux premiers numéros publiés au moment de l’entretien avec Libé. Sur le site actuel, le contenu masculin est regroupé dans la dernière rubrique, Hommes, après People, Lifestyle et Food. Oui, ce sont bien les sites french que je consulte : les textes sont écrits en français, parsemés de quelques mots english. Pour m’aider à saisir mon identité masculine mouvante, Grazia me recommande de porter un pull qui m’aurait fait pleuré si l’on m’avait forcé à le mettre à douze ans, de ne pas regarder de porno de crainte de ne plus bander et d’opter pour « une tenue de mariage chic et tendance » afin de ne pas gâcher « ce moment merveilleux. » En somme, Grazia veut être comme une mère pour moi. Que fait-elle donc parmi les publications pour hommes ?
Raphaël Turcat, lui, sait ce qu’il veut pour Playboy France, et c’est bien plus fort que de nous apprendre à choisir un pantalon ou un nœud papillon. « Il faudrait être fou pour ne pas comprendre l’importance du gender fluid quand on sait que six ados américains sur dix déclarent ne pas se définir par rapport à leur sexe. » J’ai un peu de mal à croire que les hommes qui lisent Playboy soient soucieux de se définir par rapport à des adolescents qui ne savent pas se définir. Raphaël a des envies tout à fait surprenantes : « certes Playboy montre des femmes jeunes, mais je veux aussi que nous arrivions à monter des séries avec des femmes d’un autre âge. On peut être terriblement sexy à 70 ans ! » Certains hommes passent pour séduisants à soixante-dix ans ; ils sont très rares. Je suis curieux de voir cette série de femmes septuagénaires « terriblement sexy », mais j’ai l’intuition qu’elle n’est pas prête de sortir. « Enfin, la presse masculine doit faire réfléchir les mâles. C’est pour ça que nous faisons intervenir des plumes féminines — voire féministes — pour piquer l’esprit de nos lecteurs et les sortir de leur zone de confort meufs à poil-chips-foot. Il faut chercher partout où les lignes de force sont en train de bouger : je suis content de produire des reportages sur le mariage gay au Bangladesh ou sur un groupe de bikeuses palestiniennes. » J’aurais pensé qu’un magazine se préoccupait de plaire à ses lecteurs en traitant des sujets qui les intéressent. Mais je ne suis pas un professionnel de la presse, Raphaël sait sûrement ce qu’il fait.
Hélas, la consultation du site de Playboy France m’apprend que sa dernière parution remonte à juillet 2018. Comme Raphaël, Scott Flanders, le patron de Playboy Enterprises Inc., s’est lancé dans une surprenante redéfinition de l’édition américaine. Dès 2016, Playboy abandonnait les photos de nu qui avaient fait son succès depuis 1953. Hugh Heffner, le fondateur, soutenait ce virage pudibond en déclarant : « J’ai toujours voulu que le magazine Playboy soit ainsi. » (C’est sans doute à ce moment que son médecin et ses proches ont commencé à s’inquiéter de sa santé psychique.) Les dessins et les blagues étaient également jetés par dessus bord et le slogan « divertissement pour hommes » disparaissait de la couverture. Un an plus tard, la direction du magazine reconnaissait s’être trompée de route. La publication est passée de mensuelle à bi-mensuelle, puis trimestrielle, avant de s’arrêter en mars 2020 (officiellement à cause de l’épidémie de covid). Il reste les sites Playboy TV, Playboy Plus, The Playboy Archives, Playmates, Playboy Shop et Pleasure for All by Playboy.
Un rapide coup d’œil au menu de Playboy Plus suggère que les attentes des clients de Playboy ne sont pas très gender fluid, finalement. Pas de couple gay bangladais. Et aucune bikeuse palestinienne à l’horizon… à moins que la demoiselle en bikini jaune en soit une ?
Pour en revenir à l’article de Libé, le dernier interrogé, Frédéric Taddeï se montre nettement plus conservateur que ses confrères : « Je crois qu’il y aura toujours des garçons qui auront envie de déshabiller les filles et de s’acheter des voitures. On peut avoir des identités en tout genre, mais des garçons s’appelleront toujours “garçons”, “mecs” ou “gros” entre eux. Il y a des réflexes, des instincts, de la libido… » La déception des journalistes de Libération est palpable ; la mienne s’évanouit : Frédéric est le seul des quatre dont je comprenne bien les propos ! J’avoue une tendresse particulière pour le magazine Lui. J’étais collégien quand je découvris la pile que mon père dissimulait en haut d’un placard. Les filles qui posaient dans ces numéros ont impressionné ma mémoire aussi profondément que si j’avais vu le Christ apparaître dans le ciel de midi, entouré de Marie Madeleine en bikini et de Salomé en porte-jarretelles. Comme dit Frédéric, il y a des instincts.
En 2020 le site de Lui ne répond plus. Les copies conservées par archive.org montrent que le contenu n’était plus mis à jour depuis septembre 2018, avant de disparaître complètement durant l’été 2019. En parcourant les derniers articles, on voit que Lui suivait le même plan que ses concurrents : attiser chez ses lecteurs le désir de consommer pour faire plaisir aux annonceurs qui payent les pages de publicité et les articles de publi-rédactionnel. À la différence de GQ et Grazia, la palette des trucs à désirer restait masculine : costards, bagnoles sportives, montres. Mais la supplication mercantile était la même : « Donnez, les gars, donnez beaucoup d’argent aux marques pour qu’elles nous en donnent un peu. Nous en avons besoin pour payer le papier, l’encre, l’imprimeur et nos salaires. Allez, consommez des trucs et des machins pour pouvoir rêver encore devant les photos des filles dénudées le mois prochain. » Pas étonnant que les hommes se soient tournés vers les forums et les blogs pour discuter des sujets qui les intéressent. Dans la presse masculine, seules les photos de cul sont sincères. Tout le reste est pornographique. Et dans la presse féminine, il n’y a même pas de photos de cul.