Comme il serait agréable de trouver la réponse à n’importe quelle question raisonnable en demandant simplement à un moteur de recherche ! Par exemple, je me demandais quel était le temps de travail des hommes comparé à celui des femmes. J’aurais aimé trouver un graphique avec une courbe représentant la durée du travail masculin évoluant au cours des dernières décennies, et une autre courbe représentant la durée du travail féminin sur la même période, en France. Je ne l’ai pas trouvé. Cela existe peut-être quelque part, mais je ne sais pas où. À la place, je suis tombé sur ce graphique :
Le choix des données représentées m’a déconcerté : pourquoi additionner le travail lucratif au travail que l’on effectue pour soi et sa famille ? Je ne doute pas que dans les régions pauvres du monde l’autoproduction de nourriture et d’objets usuels joue un rôle important dans la satisfaction des besoins de chaque ménage. C’était aussi le cas en Europe, dans les classes populaires, au moins jusque dans les années 1950. Dans leur jeunesse, ma grand-mère cousait, tricotait et lavait les vêtements à la rivière tandis que mon grand-père chassait, pêchait et faisait le potager. Ce dernier avait commencé sa vie de chasseur dès l’enfance en posant des collets. C’était loin de n’être qu’un jeu. Quand on est le fils d’une veuve de guerre chargée de trois enfants, mettre un peu de viande sur la très humble table familiale n’était pas une contribution économique négligeable. Aujourd’hui nous ne manquons de rien d’indispensable et nos logements sont garnis de machines effectuant la plus grande part des tâches domestiques. Bien sûr, l’aspirateur ne se passe pas tout seul, le linge doit être sorti de la machine et étendu, il faut aller en courses et la préparation des aliments réclame un peu d’attention.
Que l’on soit dans un pays riche, avec une abondance de denrées et de biens de consommation disponibles à prix modéré, ou dans un pays pauvre où l’autoproduction est indispensable à la survie du ménage, cela ne change pas le problème de la rémunération : qui est censé payer un travail que l’on effectue pour soi-même ? Présenter le travail que les femmes effectuent pour elles-mêmes et leurs proches, dans leur maison, comme un travail qui devrait être rémunéré suppose de traiter l’homme comme un étranger à son propre foyer. Il serait alors une sorte de client rechignant à s’acquitter des services qu’il consomme, tandis que la femme serait la productrice de ces services, flouée par son unique acheteur. Drôle de vision du couple !
Supposons que la femme sollicite à son tour les services de son compagnon, pour repeindre les volets ou changer le joint du robinet qui fuit, par exemple. L’homme doit-il répondre : « As-tu envoyé ma déclaration préalable d’embauche ? Ne devrais-je pas avoir un contrat de travail ? Quelle sera ma paye ? Cela comptera-t-il pour ma retraite ? Puis-je me syndiquer ? » La situation serait instantanément comique, et personne ne prendrait cela au sérieux. Bizarrement, quand c’est dans l’autre sens, cela paraît une demande raisonnable même aux statisticiens élaborant des graphiques sur le temps de travail.
En remontant à la source mentionnée par Statista, j’ai pu refaire un graphique réunissant les données qui m’intéressent : le travail rémunéré des hommes et des femmes. Et là, clairement, les hommes travaillent plus que les femmes. Beaucoup plus.
Même dans la zone Europe occidentale et Amérique du Nord, où la productivité est élevée et l’emploi largement tertiarisé, le temps de travail masculin est largement supérieur au temps de travail féminin — selon l’estimation de l’ONG féministe à l’origine de ces données.
Pourquoi les femmes travaillent-elles moins que les hommes ?
Je vais poser une hypothèse audacieuse : parce que les femmes s’occupent davantage de leurs enfants pendant que les hommes génèrent la plus grande part du revenu de leur ménage. Oui, je sais, cela paraît fou cette idée. Provocante, disent les anglo-saxons. Et bien, essayons de l’invalider en comparant le travail des hommes et des femmes avec et sans enfants.
L’INSEE nous fournit un très riche graphique comparant l’emploi à temps partiel et l’emploi à temps complet en fonction du sexe, de l’existence ou non d’enfants et du niveau d’étude. Le plus intéressant est la décomposition du temps partiel selon son principal motif : « n’a pas trouvé d’emploi à temps plein », « s’occupe d’un proche », ou « autres raisons ». La catégorie « n’a pas trouvé d’emploi à temps plein » me paraît tout à fait assimilable au fameux « temps partiel non choisi ». Sans doute beaucoup de gens pensent-ils que s’occuper d’un proche n’est pas non plus un motif désiré de travailler à temps partiel. Faut-il le compter comme un temps partiel subi ? Je pars du principe que la population active est composée d’adultes, qui prennent leurs décisions librement mais pas sans contraintes. Si l’on a une personne dépendante à sa charge, on peut envisager de s’en occuper ou de la confier à un établissement adéquat et d’aller travailler, l’un et l’autre choix ayant des avantages et des inconvénients — en particulier sur le plan économique. Dans le cas d’un enfant, il est né (assez souvent) du désir sincère d’être mère, et on le confie une bonne partie de la journée à une institution quasiment gratuite en France : l’école. S’occuper d’un proche est un choix, même si l’éventail des choix possibles est parfois très réduit.
Sur le graphique des actifs sans enfants, on voit une différence considérable entre les femmes diplômées du supérieur et celles dont le niveau d’éducation ne dépasse pas le baccalauréat. Les femmes ne trouvant pas d’emploi à temps plein sont beaucoup plus nombreuses dans les classes populaires que parmi les diplômées du supérieur (aussi bien en pourcentage de la population en emploi que relativement aux hommes de même niveau d’études). D’un côté il y a des caissières, vendeuses, nettoyeuses, serveuses, aides-à-domicile dont les employeurs préfèrent adapter les horaires à la demande, de l’autre des routiers, livreurs, maçons, vigiles, manutentionnaires et ouvriers divers auxquels on propose plutôt un temps de travail complet.
Lorsqu’on passe aux actifs avec enfants, surprise, le niveau de temps partiel global des femmes diplômées du supérieur bondit presque au même niveau que celui des femmes moins qualifiées (sauf les sans diplômes, ayant déjà la plus grande difficulté à trouver du travail à temps complet). Comme on pouvait constater dans le premier graphique que les diplômées du supérieur sans enfant ne se mettent jamais à temps partiel pour s’occuper d’un proche, c’est donc l’arrivée d’un enfant qui les motive à passer à temps partiel. Dans les classes populaires, avoir à s’occuper d’un proche autre qu’un enfant reste rare, c’est donc aussi les enfants qui motivent la plus grande part du temps partiel choisi.
Autre constat : le temps partiel est moindre chez les hommes avec enfant, quel que soit leur niveau d’étude. Comme ils sont plus vieux en moyenne que les hommes sans enfant, leur insertion professionnelle est plus complète. Et puis ils ont un ou plusieurs enfants et une femme (travaillant peut être à temps partiel). Quand on a un petit salaire, c’est un sérieux défi. Donc on bosse.
On dirait que mon hypothèse fofolle n’est finalement pas si absurde, n’est-ce pas ? Regardons à présent les gens qui travaillent à temps complet :
Dans toutes les catégories socioprofessionnelles, le temps de travail effectif des femmes baisse quand elles ont un enfant (et un homme). Chez les cadres, celui des hommes monte ! Il semblerait que dans cette catégorie les pères redoublent d’effort pour assurer les revenus de leur ménage. Dans les autres catégories, les pères ont sans doute moins le choix : si l’on est ouvrier, on fait ses heures, on ne fait pas une carrière ascendante dans la hiérarchie de sa boite — un peu d’heures sup’ éventuellement, mais c’est l’employeur qui le propose.
Les données présentées suggèrent bien une spécialisation des rôles selon le sexe : les femmes consacrant davantage de temps aux enfants, les hommes œuvrant davantage à procurer des revenus au ménage. Est-ce un scandale ? Si l’on abhorre l’idée de famille et que l’on rêve d’un monde d’individus ne se liant que par des relations contractuelles négociées selon leurs intérêts égoïstes, et bien… Pourquoi avoir des enfants ? Un chat rend d’assez bons services affectifs pour beaucoup moins cher. On peut le laisser tout seul avec un bol d’eau et des croquettes chaque jour travaillé, le faire castrer pour le garder docile et câlinant, et le faire piquer quand il apporte plus d’inconvénients que de satisfactions.
Pour les autres, pour tous les gens qui ont reçu de leurs parents l’amour nécessaire à la longue tâche d’élever la génération suivante, le modèle du couple traditionnel et ses rôles différenciés semble toujours la formule la plus pertinente pour être père et mère. En plus, avoir des enfants n’interdit pas d’avoir un chat (à temps complet sur le canapé).