À qui profite le travail domestique ?

À l’occasion de la remise du Prix « Nobel » de la Banque de Suède à l’économiste américaine Claudia Goldin pour ses travaux sur la place des femmes sur le marché du travail, j’ai vu un universitaire écrire que « [les femmes] bossent plus que les mecs depuis toujours (double journée, etc.) ». Ayant déjà discuté de la différence entre travail rémunéré et travail effectué pour soi-même, je suis resté un peu perplexe. Il me semble qu’un économiste pourrait s’interroger sur « l’exploitation du travail domestique gratuit des femmes » d’un point de vue, justement… économique.

Prenons un couple moyen, c’est à dire un couple dont les revenus et les occupations correspondent pile-poil aux moyennes calculées dans les enquêtes de l’Institut national de la statistique et des études économiques. Dans le tableau ci-dessus, j’ai inscrit le temps quotidien par type d’activité domestique pour les hommes et les femmes. Les temps cumulés pour notre couple parfaitement moyen sont la somme des temps de l’homme et de la femme. Dans l’hypothèse où Madame divorcerait et obtiendrait la garde des enfants et du logement, j’ai estimé la réduction du temps de travail domestique à 5/7 pour les enfants, inchangé pour le gros entretien du domicile (bricolage, jardinage) et 2/3 pour les diverses tâches ménagères. À partir de ces estimations en temps, et en cherchant ce que coûtent les prestations équivalentes lorsqu’elles sont achetées plutôt que produites par le couple, on peut estimer une sorte de valeur économique équivalente. On peut la comprendre ainsi : « Combien ça coûterait si l’on devait payer pour ne pas le faire nous même ? »

Comparaison salaire et valeur équivalente du travail domestique, par sexe, en couple et seule

Premier constat : la valeur équivalente attribuée aux travaux domestiques est curieusement élevée en comparaison du temps de travail effectué. Monsieur produirait presque 1600 € par mois pour 16h34 de travail domestique par semaine (à peine un mi-temps), et Madame presque 2500 € par mois pour environ 32h33 de travail domestique par semaine. Voilà qui ferait rêver beaucoup de professionnels du ménage et de l’aide à domicile ! L’attribution d’une valeur équivalente par l’observation des prix sur le marché réel conduit manifestement à un résultat largement surévalué. Cette surestimation peut s’expliquer par :

  • La sous-productivité du travail domestique : chez soi, on travaille à son rythme et avec plus ou moins d’organisation ; une heure d’activité personnelle ne produit pas la même quantité de service qu’une heure de travail professionnel. Les enquêtes sur le travail domestique devraient moins s’intéresser au temps et davantage à la production effective (mais elles seraient nettement plus difficiles à réaliser !).
  • La présence, dans le prix des prestations marchandes, de divers coûts autres que le travail (investissements, frais, fiscalité, cotisations sociales). Certaines études économiques soustraient ces coûts pour ramener la valeur équivalente à une pure estimation de la valeur du travail. Cependant ce travail « pur » n’existe réellement sur le marché que sous forme de travail illégal ! De plus, l’interprétation concrète de la valeur estimée devient incertaine en s’éloignant de la question pragmatique : « Combien ça coûterait si l’on devait (vraiment) payer pour ne pas le faire nous même ? »

Continuons de jouer avec notre modèle surévalué mais pragmatique : pour notre couple moyen, la valeur cumulée des salaires et du « manque à dépenser » correspondant au travail domestique des deux adultes représente un gain mensuel conséquent : plus de 7600 €. Si l’on raisonne comme une militante féministe, ce budget commun n’existe pas. À la place, il y a deux individus qui se trouvent cohabiter dans un même logement, avoir occasionnellement des rapports sexuels (ou pas) et avoir la charge des mêmes enfants. Ces deux individus décidant de leur vie séparément, l’un a plus d’argent et de travail hors de la maison, l’autre à plus de travail dans la maison et devrait exiger du premier qu’il lui paye ses services domestiques… davantage qu’il ne le fait déjà en étant le principal contributeur aux dépenses communes. Se concevant comme deux individualités seulement liées par des relations quasi-contractuelles, ils perçoivent leur capacité de consommer et d’investir comme limitée par l’autre, et tout ce qui n’est pas dépensé spécifiquement pour leur personne comme une perte.

Au contraire, dans un couple classique dont les membres s’envisagent comme une famille, la richesse est mise en commun et ce que l’autre produit (rémunéré ou non) ajoute à l’aisance économique de tous les membres. Regardons la dernière ligne du tableau : notre couple moyen, économiquement à l’aise quand on considère la valeur du travail domestique cumulée aux salaires, n’aurait pas les moyens de remplacer ce travail d’autoproduction par des services achetés à l’extérieur du couple. Dans l‘hypothèse de l’épouse divorcée, l’appauvrissement est net : moins d’argent dans le ménage, 2h43 de travail domestique hebdomadaire en plus, et moins de moyens pour en sous-traiter une partie à des prestataires. Un époux divorcé dans les mêmes conditions ne s’en sortirait pas beaucoup mieux, la différence salariale n’étant pas si élevée. Dans la réalité, les familles monoparentales résolvent cette équation impossible en se contentant de moins : moins de logement et moins bien entretenu, moins de temps et d’attention donnés à ses enfants, moins de confort et de sécurité, moins de projets et moins de temps pour soi.

À qui profite le travail domestique, alors ? À soi et aux siens, si l’on aime. À soi seul, mais bien moins, si l’on n’aime que soi.

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