Que faire face au harcèlement scolaire, malgré ta mère ? (1)

Je ne savais pas s’il m’avait attrapé par le blouson ou le cartable. J’étais juste stupéfait de me retrouver secoué et jeté à terre, protagoniste d’une bagarre que je n’avais pas sollicité et dont je ne comprenais pas la raison. C’était à la sortie de l’école. Je crois que c’est un parent qui est intervenu. J’étais presque un étranger dans ce quartier ouvrier, entre la ligne de chemin de fer et les usines. Mes parents venaient de faire construire l’un des premiers pavillons des nouveaux lotissements, dont l’emplacement avait déterminé mon affectation à l’école des plus pauvres. Auparavant j’étais un gamin d’appartement, dans un arrondissement périphérique de Paris. Les enfants de notre nouvelle commune étaient bien différents des mômes de la classe moyenne urbaine. Peu portés à la lecture et aux jeux d’intérieurs que j’affectionnais, ils s’épanouissaient dans le football, le vélo, et parfois la confrontation physique. Dans leur cadre culturel, j’étais un nul. Un petit binoclard trop calme, sans agressivité et infichu de taper correctement dans un ballon. En plus, il arrivait que la maîtresse lise mes rédactions à la classe, ce qui achevait de me rendre tout à fait détestable. Pourquoi me mettait-elle ainsi dans l’embarras, cette gourde ?

Lors de l’entrée au collège, mes parents m’avaient averti que ce serait désormais « plus dur que la petite école ». Ils pensaient au travail scolaire, sans se douter que ces quatre années seraient pour moi un enfer d’une toute autre manière. Au collège, les enfants ne sont plus tout à fait des enfants, et ils n’ont pas encore les inhibitions des grandes personnes. La sexualité s’affirme tôt chez les filles et certains garçons. Les corps grandissent sur des rythmes inégaux. Les caractères se dessinent à grands traits indélébiles, sans le masque de politesse convenue qui les dissimulera partiellement à l’âge adulte. C’est le moment où se fixe le statut implicite que l’on occupera, consciemment ou non, mais presque à coup sûr, dans la plupart des situations sociales jusqu’au restant de ses jours. Dominant ou dominé. Envié ou méprisé. Extraverti ou transparent. Gagnant ou perdant. Et tous les niveaux intermédiaires dans la hiérarchie naturelle d’un groupe de primates. J’étais toujours un petit binoclard nul et détestable, tout en bas de l’échelle, encore plus craintif et renfermé. Toujours minable en sport, ma famille ne pratiquant assidûment que le maniement de la fourchette dans les restaurants, le bavardage politique autour du café et un mépris affiché pour les sportifs, les policiers, les militaires (même les pompiers) et toute autre activité virile. Toujours aussi atypique dans mes goûts et mes aptitudes, sans agressivité ni velléité de domination sur quiconque, j’étais une victime idéale pour tout garçon désirant faire une démonstration de sa capacité de violence. Les persécuteurs sont odieux, mais ils ne sont pas idiots et comprennent qu’une bonne démonstration de force ne requiert pas une vraie prise de risque.

Dans la cour du collège, une rixe entre deux gamins prend immédiatement une dimension spectaculaire. Toute la société des ados accourt, comme les Romains au cirque. On me poussait, on me tirait, j’étais la marionnette de la foule face à un agresseur dont, souvent, je ne connaissais même pas le nom. L’attroupement attirait rapidement l’attention du pion de service, qui séparait promptement les gladiateurs et dispersait le public déçu. Et ensuite ? Rien. C’était juste une bagarre entre élèves. Qu’y aurait-il eu à comprendre ?

Imaginons un instant que les tribunaux travaillent comme les surveillants des collèges :

LE TRIBUNAL, après n’avoir entendu personne et pris le temps de finir son café,

Vu la bagarre de ses propres yeux,

Vu qu’il est bientôt l’heure de retourner en classe,

PAR CES MOTIFS, le tribunal statuant en son for intérieur,

Vu la lassitude de son boulot,

Vu la maigreur de son salaire,

Vu qu’on fait comme ça d’habitude,

Déclare aux deux individus concernés qu’il ne veut pas savoir qui a commencé,

Dit que si ça recommence il en prendra un pour taper sur l’autre,

Dit que la prochaine fois tout le monde sera puni.

Ne pas distinguer entre agresseur et agressé, c’est une drôle d’idée de la justice. Mais c’est l’attitude courante des adultes devant les conflits entre gamins. Apparemment, c’est bénin. Apparemment, c’est symétrique. Apparemment, c’est fini.

Quand bien même les surveillants s’efforceraient de déterminer les responsabilités et attribuer judicieusement les punitions, comment pourraient-ils réprimer les milles saloperies invisibles ? Le coup de genou dans les testicules était assez prisé. Sans préavis, rapide, discret, et très satisfaisant pour celui qui le donne. Celui qui le reçoit passe le reste de l’interclasse à retenir bravement ses larmes pour ne pas ajouter l’humiliation publique à la douleur physique. Le vol de cartable (comprenez : « Oh, ton cartable, il vole ! »), le crachat silencieux dans le dos (très amusant), le baissage de froc dans les vestiaires, la poussée dans les orties, etc. Il y a des similitudes entre les établissements scolaires et les prisons : on y est surveillé, contrôlé, entravé dans sa liberté de mouvement et privé de l’usage autonome de son temps, mais l’on ne peut y être protégé des autres détenus.

Pendant ce temps, dans le monde bizarre des adultes, mes parents s’étaient lancés avec enthousiasme dans le militantisme politique. Une liste d’opposition s’était montée face au maire indéboulonnable de cette commune mi-rurale, mi-ouvrière, et l’arrivée de nouveaux électeurs plus éduqués dans les lotissements récents menaçait l’équilibre électoral habituel. Ma mère s’est retrouvée tête de liste… J’allais morfler. Même l’espace hors du collège, même l’itinéraire assez court entre la maison et le collège étaient des lieux de danger. Un jour, à l’heure de m’échapper du bagne scolaire, je retrouvais le garde-boue de mon vélo enfoncé dans le pneu à coups de pied. Un Monsieur qui passait chercher son fils vint me porter secours : ses solides mains de travailleur décoincèrent promptement le garde-boue au prix de quelques salissures. Je le remerciais sincèrement. Lui aussi était une figure politique de cette petite commune, mais sur une autre liste d’opposition que mes parents vomissaient par dessus tout. Le super-méchant était donc gentil. Aujourd’hui je déteste le militantisme, qui me semble être l’art de rendre tout le monde malheureux, y compris soi-même et ses proches.

Je borne mon récit à un échantillon des sévices physiques reçu parce que c’est facile à visualiser même par des gens qui n’ont jamais subi aucune forme de persécutions scolaires. Ce n’est cependant que le dessus de l’iceberg. Sous la ligne de flottaison se trouvent les moqueries, le mépris, l’isolement. Même durant les journées sans actes malveillants — objectivement les plus nombreuses — il subsiste à l’arrière plan de la conscience la crainte, la solitude, la honte d’exister. À l’adolescence, être exclu des relations positives avec les gens de son âge engendre un retard de développement des compétences sociales difficilement rattrapable. C’est encore pire pour les compétences affectives, clés d’une future sexualité épanouie (ou au moins existante) et d’une éventuelle vie familiale. La dépression et la solitude chez un adolescent devraient inquiéter ses parents bien plus que ses notes. On peut vivre sans diplôme, on ne vit pas sans joie — on survit tout juste.

Une typologie du harcèlement scolaire

Le harcèlement est à la mode dans les médias. Les adultes tombent des nues ou font semblant. Comme si c’était nouveau. Comme si c’était exceptionnel. Juste un problème attendant sa solution. Allez dans n’importe quelle école, n’importe quel collège et n’importe quel lycée. Observez. Non, vous ne verrez rien. Le monde des enfants, puis des adolescents, est un monde parallèle à celui des adultes. Les relations dominant/dominé et toute la hiérarchie implicite qui en découle sont invisibles. Il faudrait une patience de zoologue pour la discerner petit à petit, en notant qui est entouré, qui est à la périphérie, qui jouit de la considération de ses pairs, qui est ignoré, dédaigné ou ostracisé, qui est occasionnellement brutalisé. Parfois une enquête de l’Éducation nationale nous fait apercevoir cet autre monde par un trou de serrure.

En 2021-2022, 93% des collégiens déclarent se sentir « bien » ou « tout à fait bien » dans leur établissement, scolaire et 91% s’y sentir en sécurité. Malgré ce climat scolaire qu’ils décrivent globalement de manière positive, les collégiens déclarent être victimes de certaines violences. Les atteintes les plus fréquentes sont les vols de fournitures scolaires (54%), les surnoms désagréables (44%), les insultes (43%) et les mises à l’écart (43%).

Les violences physiques touchent plus les garçons que les filles, mais ces dernières sont davantage concernées par les mises à l’écart. 46% des élèves déclarent avoir été victimes d’au moins une violence de façon répétée durant l’année scolaire. Et 6,7 % des élèves signalent cinq atteintes répétées ou plus.

« Résultats de l’enquête nationale de climat scolaire et de victimation auprès des collégiens pour l’année scolaire 2021-2022 », Ministère de l’éducation nationale, 2023

En somme, dans un collège moyen de 500 d’élèves, il y a environ 30 gamins qui occupent l’échelon le plus bas de la hiérarchie : le statut de victime titulaire. Leur existence lamentable permet aux plus dominants de s’affirmer à peu de frais et aux autres de se rassurer sur leur position intermédiaire. Bien sûr, les médias interrogent des nouilles diplômées pour savoir ce qu’il faudrait faire :

« Il faut éduquer les enfants à ce qu’on appelle les compétences sociales, se parler, se regarder, s’entendre, s’écouter, à connaître et à reconnaître les émotions de l’autre, ou encore à pouvoir se mettre à la place de quelqu’un d’autre », insiste la psychologue Catherine Verdier.

« Harcèlement scolaire : environ “un enfant sur dix” en est victime, “12% en primaire, 10% au collège et 4% au lycée” », France Info, 2018

Catherine, la capacité de dominer autrui est une compétence sociale. Rabaisser quelqu’un permet mécaniquement de s’élever au dessus de lui. Nul n’est plus pressé d’écraser un faible qu’un demi-faible — pour s’élever enfin un petit peu. Chez les jeunes garçons, surtout dans les classes populaires, la dominance s’établit crûment par la confrontation physique. Plus tard, avec l’écrémage social à l’entrée du lycée et la maturation personnelle, l’attitude et le langage corporel suffisent à montrer qui domine et qui est dominé. La préférence des filles pour les vainqueurs les valide dans leur statut envié. Elles-mêmes sont validées dans la hiérarchie féminine par la quantité d’attention que leur accordent les garçons les plus désirables, principalement sur la base de leur attrait sexuel. Nous sommes des animaux sociaux, voyez-vous ? Pas de purs individus libéraux insouciants de leur statut dans le groupe. Les mêmes phénomènes de compétition sociale et sexuelle se poursuivent au cours de l’âge adulte malgré les dénégations consensuelles. Juste de façon plus feutrée. La plupart des gens, qui n’ont fait partie ni des 5% de victimes, ni des 5% de vainqueurs, semblent avoir totalement oublié les aspects les moins ragoûtants de l’adolescence et croire avec conviction à la comédie des rapports civilisés entre adultes. Ce sont eux qui se retrouvent surpris et scandalisés quand une affaire de harcèlement terminée par un suicide sort dans la presse. J’aimerais leur faire bouffer leur ancien cartable.

À ce stade, les plus candides lecteurs de ce billet ont certainement très envie de cesser la lecture pour se faire une cure de contenus positifs, tels que des vidéos d’animaux mignons ou de zolis bébés zozotants. « Tout de même, ce Tancrède, il est un peu perturbé. Il devrait faire preuve d’un peu plus de bienveillance, ça lui ferait du bien. » Pour les accompagner dans leur retour au pays des Bisounours, je leur offre (avec bienveillance) ce résumé d’un papier de recherche en psychologie :

La délinquance est depuis longtemps associée aux relations amoureuses et au comportement sexuel des adolescents, ce qui peut contribuer à expliquer le succès concurrentiel des jeunes présentant des traits psychopathiques plus élevés dans la recherche de partenaires. Nous avons utilisé un modèle de panel à décalage croisé avec trois vagues de données provenant d’un échantillon aléatoire de 514 adolescents canadiens qui ont fourni des auto-évaluations annuelles de psychopathie primaire et secondaire, de délinquance et de fréquentations entre la 10e et la 12e année (15-18 ans). Les concepts étaient stables dans le temps. La psychopathie secondaire et la délinquance présentaient des corrélations positives dans le temps avec les fréquentations effectives en 10e année. Un cheminement croisé entre la délinquance et les fréquentations a été confirmé entre la 10e et la 11e année, qui s’est répété entre la 11e et la 12e année. Cependant, cet effet était spécifique aux garçons et non aux filles. Un effet indirect est également apparu, la psychopathie secondaire en 10e année augmentant la probabilité d’avoir des relations amoureuses en 12e année par le biais d’une délinquance accrue en 11e année.

Adam C. Davis, Heather Britain, Steven Arnocky & Tracy Vaillancourt, « Longitudinal Associations Between Primary and Secondary Psychopathic Traits, Delinquency, and Current Dating Status in Adolescence », 2022

Notez bien que la psychopathie est un atout sexuel « spécifique aux garçons et non aux filles ». Dit moins pudiquement : l’attirance pour les psychopathes et les délinquants est spécifique aux filles, non aux garçons. Même les garçons psychopathes préfèrent les filles gentilles.

Dans la seconde partie de ce billet, j’esquisserai des réponses à la question posée dans le titre. Et ça ne sera pas consensuel, oh non !

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