J’entends souvent des jeunes femmes, disons… militantes… se plaindre de la « pression permanente » que la société exerce sur elles dans le but de les amener à procréer. Pour ma part, je ne vois guère de publication dans les médias et sur les réseaux sociaux discutant de la reproduction humaine. C’est peut-être que je ne lis pas les bonnes sources, par exemple les magazines féminins. Nul doute que ceux-ci traitent régulièrement du sujet bébé entre le sujet mode, le sujet sexe et le sujet cuisine-minceur. Et je suppose que cela répond aux attentes d’une bonne part des lectrices. Dans les médias généralistes, en revanche, il me semble que le sujet est très peu abordé.
Il y a quelques années, une célèbre présentatrice de la télévision britannique s’était exprimée sur l’usage que les femmes devraient faire de leur période de fertilité, avec un point de vue à contre-courant de notre époque :
Kirstie Allsopp encourage les femmes à remettre à plus tard leurs études universitaires pour se fixer et avoir des enfants au milieu de la vingtaine, car « la fertilité tombe d’une falaise à 35 ans ». La présentatrice de Location, Location, Location, 42 ans, se qualifie de « féministe passionnée » et a déclaré qu’elle pensait que la société n’avait « pas été assez honnête avec les femmes » sur ce sujet.
« L’une des plus grandes souffrances que j’ai vue parmi mes amies est la lutte pour avoir un enfant », a déclaré cette mère de deux enfants au Daily Telegraph. « Ce ne sont pas toutes des femmes qui n’ont pas pu commencer assez tôt parce qu’elles n’avaient pas rencontré la bonne personne. Les femmes sont laissées pour compte par le système. Nous devrions parler honnêtement et franchement de la fertilité et du fait qu’elle tombe d’un coup à 35 ans. Nous devrions parler ouvertement de l’université et de la question de savoir si y aller quand on est jeune, alors que nous vivons beaucoup plus longtemps, est vraiment la voie à suivre. Actuellement, les femmes n’ont que 15 ans pour aller à l’université, mettre leur carrière sur les rails, essayer d’acheter une maison et avoir un bébé. C’est beaucoup demander. » […]
« Je n’ai pas de fille, mais si j’en avais une, je lui dirais : “Chérie, tu sais quoi ? Ne va pas à l’université. Commence à travailler directement après l’école, reste à la maison, économise ton apport — je vais t’aider, on va te trouver un appartement. Et puis on te trouvera un gentil petit ami et tu auras un bébé à 27 ans.” »
« Je ne veux pas que la prochaine génération de femmes subisse le même sort que ma génération », a-t-elle ajouté. « En ce moment, nous sommes en train de changer l’ordre naturel des choses, avec des grands-parents beaucoup plus âgés et tout le monde coincé au milieu. Ne vous dites pas “ma jeunesse devrait être plus longue”. N’allez pas à l’université parce que c’est une “expérience”. Non, c’est là que vous êtes censé apprendre quelque chose ! Faites-le quand vous aurez 50 ans ! »
« Cela peut sembler totalement irréaliste. Mais nous avons tout ce temps à la fin. Vous pouvez faire votre carrière après. Nous devons nous réajuster. Et les hommes peuvent s’amuser après avoir eu des enfants. Si tout le monde commençait à avoir des enfants à 20 ans, on serait libres comme l’air à 45 ans. »
« Kirstie Allsopp urges young women to put off university and have children younger: ‘Fertility is the one thing we can’t change’ », The Independant, 2014
Est-il besoin de préciser que les conseils de Kirstie ont soulevé une tempête de commentaires passionnés en Grande-Bretagne ? Plusieurs articles ont été publiés en réponse à sa vision si peu consensuelle de la bonne organisation d’une vie féminine, dont celui de Nicholas Raine-Fenning, professeur de médecine reproductive à l’université de Nottingham :
La fécondité est définie comme le taux de procréation d’une population. Elle reste relativement stable jusqu’à l’âge de 30 ans, avec environ 400 grossesses pour 1000 femmes (40%) n’utilisant pas de contraception pendant une année civile. Elle commence ensuite à diminuer jusqu’à l’âge de 45 ans environ, où seulement 100 femmes concevront pour 1000 (10%) n’utilisant pas de contraception. Le taux de fausses couches augmente également de façon constante. Environ 10% des femmes feront une fausse couche à l’âge de 20 ans, contre 90% ou plus à 45 ans ou plus. […]
Lorsque nous examinons l’âge, nous ne devons pas seulement tenir compte de la fertilité et de l’issue de la grossesse. Les risques maternels liés à la grossesse augmentent également, en particulier chez les femmes de 40 ans ou plus, où le risque de décès est plus élevé. L’un des principaux facteurs de risque est la maladie hypertensive (problèmes cardiaques dus à une pression artérielle élevée), qui est deux fois plus fréquente chez les femmes de 40 ans ou plus que chez les femmes plus jeunes. Le risque de donner naissance à un enfant de faible poids ou prématuré est également plus élevé chez les femmes de 40 ans et environ 1 % des bébés sont mort-nés.
Nicholas Raine-Fenning, « Hard Evidence: does fertility really ‘drop off a cliff’ at 35? », The Conversation, 2014
À ce stade, si j’étais une jeune femme lisant le papier du professeur, je me dirais que la science soutient totalement les bons conseils de Kirstie. Mais, curieusement, Nicholas prend un tout autre chemin :
Il est probablement plus important de comprendre que la fertilité de chaque femme est différente au même âge et, dans une certaine mesure, impossible à prévoir.
Et alors ? Les connaissances que nous avons en médecine et sur quasiment n’importe quel sujet scientifique ne sont-elles pas de nature statistique, tandis que les individus sont variables et pour certains très éloignés de la moyenne ? Imagine-t-on un spécialiste du poumon dire : « Oui, fumer augmente le risque de cancer. Mais bon, vous savez, chacun est différent et l’occurrence d’une tumeur chez un individu est impossible à prévoir, alors… Vous avez du feu ? »
Nicholas consacre ensuite un long passage à vanter les progrès de la fécondation in vitro (FIV) et de l’injection intracytoplasmique de spermatozoïde (ICSI). Mais alors, que faut-il faire, docteur ?
Fonder une famille est une décision très personnelle, et le choix du moment est tout aussi important. Ni l’un ni l’autre ne devrait être influencé par l’âge, mais nous ne pouvons pas ignorer la biologie ou les statistiques de la FIV.
Je ne vous suis pas bien, toubib… « Le choix du moment est tout aussi important » et « nous ne pouvons pas ignorer la biologie » mais le choix de fonder une famille « ne devrait [pas] être influencé par l’âge » ? Sérieusement ? Seriez-vous trop enthousiasmé par les technologies médicales que vous enseignez à l’université ? Ah… Attendez… Je crois bien que je viens de comprendre. En lisant votre notice biographique je vois que vous êtes : « également le directeur médical de Nurture Fertility, qui fait partie de The Fertility Partnership, le plus grand fournisseur de FIV au Royaume-Uni et la clinique la plus prospère des Midlands. » Vous avez donc doublement intérêt, professionnellement et économiquement, à ce que des couples en baisse de fertilité recourent à la procréation médicalement assistée. Cela explique votre réticence à dire aux femmes : « Kirstie a raison, faites des enfants tôt, ça marchera beaucoup mieux et vous n’aurez probablement pas besoin de mes services. » Je comprends. C’est normal de défendre son commerce.
Nicholas conclut son article ainsi : « Le message à retenir est que, oui, la fertilité diminue avec l’âge, mais qu’il n’y a pas de “falaise” : la plupart des couples concevront un enfant un ou deux ans après avoir essayé, même à 40 ans. » Avec ou sans PMA ? Nicholas ne le précise pas. Il inclut cependant dans son article un graphique présentant la baisse de la fertilité (en bleu) et la hausse des fausses couches (en orange) en fonction de l’âge.
Si la chute de la fertilité n’a pas tout à fait le profil carré d’une falaise normande, c’est tout de même une rude descente que je ne tenterais pas sans être encordé. De même, le taux de fausses couches passé 35 ans est à réserver à des alpinistes chevronnés. Au vu de ce graphique, la petite phrase de Kirstie « la fertilité tombe d’une falaise à 35 ans » me semble bien plus censée que les contorsions de Nicholas pour tenter de convaincre ses lectrices et futures clientes potentielles de ne pas se presser.