Savez-vous quel est le Graal du marketing ? Son sommet inaccessible ? Le rêve moite des mercaticiens, communicants, directeurs des ventes et autres camelots ? Parvenir à convaincre les hommes de consommer comme des femmes. Vous rendez-vous compte ? Tout cet argent, de plus en plus célibataire, si difficile à attirer vers les dépenses frivoles ! Pour l’instant, le secret alchimique qui permettrait de transmuter le sobre consommateur masculin en consommateur féminisé n’a pas été percé. Pourtant, la propagande ne ménage pas ses efforts : « le maquillage n’est plus l’apanage des femmes », « le maquillage chez les hommes semble être une tendance émergente », « les mœurs ont évolué et le statut masculin a changé, oubliant les idées archaïques sur la virilité ». Et cette vieille ficelle de la manipulation féminine, la menace d’être qualifié de lâche : « les hommes n’ont plus peur de se maquiller ». Non, ils n’ont pas peur, c’est juste qu’ils s’en fichent. Les marketeux et les pigistes de la presse conso ne comprennent ni pourquoi les femmes se maquillent, ni pourquoi les hommes ne se maquillent pas. Dans ce billet, nous allons leur donner quelques clefs de compréhension, mais attention : il faudra pour cela accepter que nous sommes des êtres biologiques avec un corps, un sexe et des instincts, et non de purs esprits pouvant changer de nature, de « genre » et de marque préférée selon les modes.
Pour commencer, considérons que nous ne sommes pas les seuls animaux réceptifs à l’apparence de nos congénères :
Si vous n’y avez jamais pensé de cette façon, il peut être utile de considérer la plupart des animaux comme étant habillés pour un événement social. De nombreux poissons et reptiles ont une garde-robe très souple. Ces espèces possèdent de petites cellules de couleur (chromatophores) qui peuvent se dilater et se contracter. Ainsi, une espèce de vairon ou de lézard dispose de toute une gamme de vêtements de rechange disponibles instantanément. Ils utilisent également leurs appendices — nageoires, couvertures branchiales, crêtes, rabats de gorge — pour modifier leur tenue sociale. Les oiseaux et les mammifères font de même, sauf que c’est avec des plumes et des poils ; leurs couleurs sont fixes (sauf pour certains, dont l’homme, qui ont des zones de peau exposées qui peuvent se colorer). Les oiseaux et les mammifères peuvent changer radicalement leur robe en fonction de la saison. Certaines saisons, notamment celles du rut et de la reproduction, sont marquées par l’agressivité et les disputes sur des questions essentielles. Il suffit de feuilleter un guide de poche sur les oiseaux ou un livre sur les mammifères pour constater les grandes différences entre les pelages ou plumages des oiseaux reproducteurs et ceux des oiseaux non reproducteurs. La tenue sociale varie également entre les sexes, chacun ayant un rôle social différent. En outre, la tenue varie avec l’âge chez de nombreuses espèces. Les très jeunes ont rarement la même tenue que les adultes, et le plus souvent, ils ont aussi un pelage juvénile spécial. La tenue vestimentaire des jeunes a souvent une valeur statutaire particulière, et cela n’est-il pas vrai aussi chez les êtres humains ?
Russell Dale Guthrie, Body hot spots : the anatomy of human social organs and behavior, 1976, ch. 2, Van Nostrand Reinhold
L’apparence signale un statut : âge, sexe, fertilité, position hiérarchique dans le groupe. En conséquence, les pratiques des hommes et des femmes pour mettre en valeur ce qu’ils sont ne peuvent être interchangeables. Les femmes se maquillent pour souligner leur féminité et dissimuler le déclin de leur fertilité, les hommes voudraient bien souligner leur masculinité telle qu’elle est désirée par les femmes : force, dominance. Si les femmes peuvent acheter la mise en valeur de leur corps (maquillage, coiffeur, vêtements, chaussures), les hommes ne peuvent trouver dans le commerce la crème-qui-fait-grandir-et-rend-la-mâchoire-carrée ou le rouge-à-lèvres-qui-rend-intrépide-et-audacieux. Ils peuvent investir dans des appareils de musculation accompagnés de bidons de protéines, mais cela ne suffit pas : il faut encore suer des heures et des heures, semaines après semaines, années après années sur ces engins pour en voir les effets. Voilà pourquoi le maquillage n’intéresse pas les hommes (sauf les garçons perdus qui ont gobé le discours sur le « genre ») : il ne leur apporte pas ce dont ils ont besoin pour paraître plus masculins. Cependant, la nature fournit à la plupart d’entre eux un maquillage gratuit : la barbe.
Au moment de la puberté masculine, les poils du menton, la moustache et les favoris qui poussent le long de la mâchoire deviennent le symbole de l’appartenance aux rangs des hommes adultes. La barbe continue de s’étendre et de s’épaissir jusqu’à la mi-trentaine. Vers la fin de la trentaine et au début de la quarantaine, elle commence à grisonner — pas partout, juste à certains endroits ; ces taches de poils clairs s’étendent et s’éclaircissent jusqu’à ce que, vers la cinquantaine et la soixantaine, la barbe soit complètement blanche. Le menton était donc un indicateur sensible de la position sociale de nos lointains ancêtres.
Tout cela a changé avec le rasage. Bien que le rasage semble à première vue être une coutume plutôt arbitraire visant à favoriser le confort et l’hygiène, il va bien au-delà. Le rasage est une altération d’un organe de statut fondamental pour des raisons de statut. Un mâle adulte rasé redescend dans le spectre hiérarchique afin de pouvoir bénéficier, dans une certaine mesure, des protections accordées aux mâles pré-pubères. C’est un geste d’apaisement social — de facilitation sociale. En général, on interagit plus facilement avec un enfant qu’avec un patriarche, pour des raisons assez évidentes. Dans notre société moderne, complexe et ouverte, il y a plus d’avantages à adopter une posture sociale de coopération qu’à afficher ouvertement sa position élevée. Ce facteur apparaîtra comme un modèle général lorsque nous étudierons chaque caractère utilisé dans la communication sociale humaine. Il existe également une tendance, dans les sociétés modernes, à transformer les organes sociaux en signaux secrets plus subtils du rang. […]
Si la barbe est apparue parce qu’elle augmentait la taille apparente de la mâchoire, on pourrait s’attendre à ce que ces pressions entraînent une augmentation de la taille réelle. Le menton humain est exceptionnellement grand, et je soutiens que c’est la raison. Les explications qui ont tenté d’expliquer la taille de notre menton par des raisons mécaniques — qu’il nous donne une plus grande force de morsure, qu’il permet de parler clairement ou qu’il protège notre mâchoire contre la casse — ne concordent pas avec ce que nous savons du menton. Les faits indiquent plutôt une fonction similaire à celle de la barbe — un organe social, plus précisément un dispositif de menace. […]
Il est sans importance de savoir si le menton s’est développé avant la barbe, ou vice versa. Il y a une complémentarité dans le signal. Un grand menton saillant renforce l’effet de la barbe, et un menton proéminent non barbu donne un signal quelque peu similaire à un petit menton barbu. Les mâchoires larges et carrées des héros des feuilletons télévisés ou des publicités pour les cigarettes sont une forme de menace socialement acceptable, sans le signal grossier d’une barbe pleine et épaisse. Les modèles masculins et féminins engagés pour représenter les types de masculinité et de féminité, la laideur et la beauté, etc., sont des indicateurs sensibles des valeurs actuelles concernant la signification des caractères faciaux. […]
La barbe humaine fait donc partie d’un ensemble de modifications anatomiques autour de notre ancienne arme sociale. L’évolution du menton, des dents, de la voix et de la barbe a changé pour modifier les signaux transmis par la bouche. Analogue à la crinière du caribou, la barbe humaine est née d’une exagération factice du port de l’arme. Bien que nous ayons pratiquement abandonné la mâchoire en tant qu’arme sociale physique, elle reste une source importante de signaux — tout comme ce menton-crinière que nous appelons une barbe.
Ibid, ch. 3
Vous avez noté que l’acte de se raser est aussi signifiant que celui de se laisser pousser la barbe. La longueur de la barbe, la façon de la tailler et le soin apporté à son entretien modulent la force primitive du signal. Selon l’époque et selon le milieu, on peut adapter la virilité apparente de sa mâchoire en usant judicieusement du rasoir. Si vous avez un visage trop doux pour les mœurs de votre temps, la barbe est la seule façon de viriliser le bas de votre visage. Mais n’exagérez pas ! Comme une fille trop maquillée perd de la désirabilité à force d’artifices voyants, l’homme trop barbu pour son environnement social manquera l’accord optimal entre animalité et civilisation, cette zone érogène du ressenti féminin où il pourrait maximiser ses chances de plaire. Expérimentez, soyez audacieux pour acquérir progressivement une maîtrise tempérée de votre meilleure gueule de mec. Cela ne vous coûtera presque rien — au grand dépit des marchands ! — et vous apportera un degré d’influence sur la perception que les autres humains (hommes et femmes) ont de votre masculinité.