— Julius ?
— Chérie ?
— Pourquoi les gens sont-ils méchants ?
— Quelqu’un t’as fait du mal ?
— Ces choses que l’on dit sur nous…
— Que dit-on ?
— Tu sais : « Il fait la sortie des puellarum scholarum le vieux ! », « Ça se voit que t’es cornifrons ! », « Qui croit vraiment que cette jeunette est avec toi pour tes beaux yeux, stultissime ? », « Dulcis pater ! » [NdT : sugar daddy]
— Je n’entends rien de tel.
— Moi je les entends, et cela me peine. Ce sont des jaloux et des médisants.
— Ne crois-tu pas qu’ils soient préoccupés de ton bien être et du respect des bonnes mœurs ?
— Oh, mon chéri, tu me taquines ! Mon père a béni notre union sans réserve, j’y ai consenti avec joie et l’on voit bien que je n’ai plus douze ans. Que ne se mêlent-ils de leur culus ?
— Adeona, mon cœur, notre union fut en tout point conforme à la loi de Rome, ni moi ni ta famille ne l’auraient voulue autrement. Cependant Vénus, Cybèle et Vesta ont chacune leurs lois. Ainsi que nous sommes, moi en hiver, toi au printemps, leurs jurisprudences divines se contredisent âprement — comme les bacheliers enivrés de vin de Gaule. Vénus dit : qu’importe l’âge et qu’importe demain, si l’amour brûle dans les cœurs des amants…
— Je me range sous la loi de Vénus.
— Cybèle dit : les moissons de la femme sont précoces, celles de l’homme s’étendent jusqu’à l’automne, mais point au-delà.
— Je suis bien aise de connaître le labour sans être aussitôt ensemencée.
— Vesta dit : tant que le pilier soutient le toit, que le garde-manger est assez plein, que le sol est propre et le foyer entretenu, la paix logera en cette maison.
— Je ne vois pas de contradiction entre ces lois.
— Mon pilier s’écroulera bien avant que ton foyer s’éteigne, mon aimée. Si nulle moisson miraculeuse ne survient avant que ma force manque, et si la dernière braise de ton cœur ne trouve plus que les cendres du mien, que restera-t-il pour te réchauffer ? C’est cela que craint la plèbe, du fond de sa sagesse grossière et bruyante. Vois-tu ? Leur fiel n’est pas sans justesse ; leurs insultes ne sont pas sans quelque élan d’amour animal.
— Ô mon Julius, je tremble quand tu me rappelles la brièveté du bonheur ! N’ai de crainte pour moi, je t’en prie. Aussi fort que soit le chagrin du veuvage, je serai belle encore et parée de ton héritage. Un autre homme viendra reprendre gaiement le labourage. Au premier de mes enfants je donnerai ton nom. Et si mon nouveau mari manque d’ardeur, je quémanderai un supplément aux hommes de passage. Comme ce fruit que tu manges, la félicité ne peut se garder dans un pot de vinaigre. Goûtons aujourd’hui l’instant suave. Plus tard je goûterai le fruit acide, puis l’amer, à pleine bouche, sans refuser une miette du festin de ma vie.
— Quelle grande sagesse dans cette petite tête de femme ! Vois comme les grâces de l’esprit redoublent les attraits du corps : je me sens d’appétit pour labourer encore.
Illustration : Quatre-vingt et dix huit ans, par John William Godward, 1898