Dans son essai La Fin de l’amour, la sociologue Eva Illouz n’a pas écrit que des platitudes féministes, loin de là. Non seulement elle livre d’intéressantes réflexions sur la marchandisation de l’amour (emballées dans l’inévitable solipsisme féminin), mais elle cite également de longs passages des entretiens réalisés avec des hommes et des femmes au cours de son enquête. En voici une lecture pilule rouge, dans l’angle mort des œillères sociologiques.
« Les hommes veulent du sexe, les femmes veulent une relation. » Le cliché est si fort que même les militantes féministes ne le contestent guère : « Les hommes sont des cochons, les femmes attendent tellement plus… » Nous allons voir que ce n’est pas si simple.
La puissance du désir masculin est indéniable : il fait dire des bêtises aux poètes adolescents, aux romanciers entre deux âges et aux chansonniers gâteux depuis l’aube de l’histoire ; il fait produire et consommer des pétabytes d’images excitantes ; il fait signer des contrats de mariage dont l’intérêt pour le contractant mâle est plus que douteux ; il fait croire aux traînards de la compétition sexuelle qu’ils gagneront la course s’ils se sacrifient corps et âme à la Déesse. Pour maximiser leur pouvoir d’attraction, les femmes dépensent près de 500 milliards de dollars par an dans le monde en « parfum, maquillage, soins capillaires, soins dermatologique » (McKinsey & C°, 2023) et environ 1.000 milliards en vêtements divers (deux fois plus que les hommes en nombre de pièces). Comme les sortilèges des contes, la désirabilité féminine a cependant des contreparties et des limites que les apprenties sorcières découvrent à leur dépens.
Caroline [28 ans] : Je l’aimais bien, je l’aimais même beaucoup en fait. Mais pendant longtemps, il ne s’est rien passé entre nous. On traînait beaucoup ensemble, mais il ne se passait rien. Et un soir, c’est arrivé ; je suis montée chez lui après une soirée, on était tous les deux ivres, et l’on a fait. J’en avais envie depuis longtemps, mais je pense que de son côté, il l’a fait mécaniquement, genre j’étais là, il était tard, alors oui, évidemment, il allait coucher avec moi. Je suppose qu’un homme ne peut pas laisser passer une occasion de coucher avec une femme. Alors que moi, cela faisait longtemps que j’en avais envie.
Oui, les hommes regrettent généralement d’avoir laissé passer une occasion de copuler. Les mâles font volontiers don de leur matériel génétique à toute femelle qui l’accepte parce que c’est leur rôle principal dans la reproduction. Il y a peu d’inconvénients pour un homme à trop coucher. Pour les femmes, en revanche, chaque copulation risque d’être le début d’un long et difficile processus : gestation, accouchement, élevage du nourrisson, puis de l’enfant, puis de l’adolescent… L’acte de chair ne peut pas être aussi insouciant et gratuit que pour l’homme. Le « j’en avais envie » cache d’autres espérances, même à celle qui éprouve cette envie.
On a couché ensemble quelques fois et à un moment, à peu près un ou deux mois après, il m’a dit : « Écoute, je ne suis pas sûr de tout ça. Je veux dire, je ne suis pas sûr de vouloir autre chose que du sexe. » Et il a ajouté : « Je ne veux pas t’utiliser ni rien de tout ça. »
Il est bien honnête ce garçon. Ça va être mal reçu…
Je lui ai dit que tout allait bien, que ça me convenait, j’ai plaisanté en lui disant que c’était moi qui l’utilisais pour le sexe. Je voulais avoir l’air cool. Pas le genre de fille qui aurait eu l’air d’attendre quelque chose. Je l’aimais vraiment bien, c’était important pour moi de donner l’impression que nous étions symétriques, mais je pense que j’espérais quelque chose, je ne sais pas, qu’avec le temps il changerait, que ce serait tellement bien sexuellement qu’il n’aurait pas envie de partir.
Voilà : Caroline croyait à la puissance irrésistible du Vagin Magique. Elle avait lu la posologie mais pas les contre-indications.
Et ça a continué comme ça ; on baisait ; on a continué à se voir sur ce mode pendant environ trois mois, et un jour, il a organisé une pendaison de crémaillère dans son nouvel appartement, et il ne m’a pas invitée. J’ai appris qu’il avait organisé cette soirée plus tard, sur un post Facebook où des gens avaient publié des photos. Ça m’a vraiment blessée, dévastée même. Quand je lui en ai parlé, il a été surpris, il a dit que c’était juste une petite fête pour des amis proches. Que notre relation c’était autre chose, qu’il avait toujours été très clair là-dessus, qu’il n’y avait rien dans son comportement qui ait pu prêter à confusion, que j’avais accepté que cette relation soit purement sexuelle, que j’étais en train de le culpabiliser.
Explicitement, elle avait en effet accepté. Mais l’explicite n’est pas le mode d’expression naturel des femmes, et l’implicite n’est pas celui des hommes. Si les garçons étaient mieux informés du fonctionnement des filles, le gars aurait su dès le départ que ça ne s’arrêterait pas à des galipettes gratuites. Le mythe de l’égalité/similarité des sexes génère beaucoup de confusion douloureuse. Hommes et femmes sont différents, leurs besoins reproductifs sont différents, leurs comportements sexuels sont différents, leur psychisme et leurs modes d’expression sont différents.
J’étais très confuse au début, j’ai pensé qu’il avait peut-être raison, que je n’aurais pas dû m’attendre à quoi que ce soit d’autre, que j’avais accepté que ce ne soit que du sexe, mais au bout d’un moment j’ai arrêté de le voir. Il m’a fallu du temps pour que je me mette en colère. C’est vrai que j’avais accepté son contrat de merde, mais je m’étais quand même sentie utilisée, même s’il avait toujours été clair. Avec le recul, je me suis rendu compte que tout s’était passé dans ma tête. Notre relation était uniquement de la baise.
Intervieweuse : Pourquoi pensez-vous avoir été utilisée ?
Caroline : Parce qu’au fond de moi j’espérais qu’il tombe amoureux de moi. Je veux dire quand on voit quelqu’un régulièrement, qu’on couche avec cette personne, qu’on cuisine ensemble, qu’on se réveille ensemble le matin, qu’on rit ensemble, est-ce qu’on ne sent pas une proximité au bout d’un moment avec cette personne ?
Eva Illouz, La Fin de l’amour, enquête sur un désarroi contemporain, ed. Seuil, pp. 211-212
S’attache-t-on à un individu après avoir copulé avec ? Oui, souvent… quand on est une femme. Parce que : les conséquences d’une possible fécondation, le besoin concomitant d’une relation, patati, patata… Ce n’est pas impossible pour un homme — surtout s’il n’a pas d’autres options sexuelles — mais c’est bien moins nécessaire. Je comprends mal la colère de Caroline. Certes, étant un homme, je ne sais pas ce que ça fait de rater un tour de Vagin Magique. Manifestement, c’est très vexant. Tout de même, quand j’allais à la pêche avec mon grand-père, il ne nous venait pas à l’idée d’engueuler le poisson qui se décrochait de l’hameçon. Dans l’ensemble, les hommes comme les poissons se laissent prendre assez facilement :
Intervieweuse : Pourquoi, selon vous, avez-vous divorcé ?
Ambroise : C’est parce que j’aime les belles femmes.
Intervieweuse : Vous aimez les belles femmes. Je ne suis pas certaine de comprendre. Vous voulez dire que vous avez eu beaucoup de liaisons ?
Ambroise : Pas du tout. Je veux dire que j’ai épousé ma femme parce qu’elle était magnifique, belle à tomber. J’adorais sortir avec elle, sentir le regard des autres quand ils me voyaient avec une si belle femme. Mais vous savez, il n’existe pas de recette pour transformer la beauté en bon caractère. Elle avait un caractère de merde. J’avais beau adorer son visage et sa silhouette, à la fin, j’avais quand même affaire à une personne. Aujourd’hui, je pense que j’aurai moins de chances de commettre cette erreur, à penser que la beauté et le bon caractère vont ensemble. Pourtant, j’ai du mal à résister aux belles femmes.
Ibid., pp.170-171
Ambroise confesse sa faiblesse : la beauté l’ensorcelle. Que les aveugles de naissance, qui n’ont jamais vu une jolie femme, jettent la première pierre approximativement dans sa direction. Et puis Ambroise se sentait valorisé par sa très jolie emmerdeuse. N’empêche qu’ils se sont séparés. Donc, ça ne suffit pas : Ambroise attend plus qu’un physique sexuellement idéal. Il n’est pas le seul.
Adam[47 ans] : On s’est rencontrés sur OK Cupid? J’étais sur ce site, mais sans conviction. Mais j’ai vu sa photo, et elle avait l’air vraiment très belle. Mulâtre, style exotique, avec un beau visage, un corps mince, artiste, instruite, drôle. On s’est rencontrés et quand je l’ai vue, elle était complètement différente, un peu potelée, jolie, mais pas magnifique. Je voulais payer l’addition et partir immédiatement, mais par politesse, comme je ne voulais pas la blesser, je lui ai parlé. Et, à ma grande surprise, j’ai eu beaucoup de plaisir à parler avec elle. Elle est très intelligente, drôle, et c’est facile de parler avec elle. Je me sentais bien avec elle. Je l’ai vue une deuxième fois, puis une troisième fois, et avant même que je m’en rende compte, on s’est retrouvé dans une relation.Le sexe aussi était très bien avec elle.
Et bien, voilà un ensorcellement réussi de main de maîtresse ! Appâter avec un visuel attrayant bien qu’un peu contrefait, puis ferrer le poisson avec de l’intelligence, de l’humour, du charme… Caroline n’avait pas pensé à cela. C’est si facile quand on ne prend pas l’homme pour une bite avec des jambes. Il subsiste une difficulté pourtant :
Mais je n’arrivais pas à me résoudre à la présenter à mes amis. Je ne pouvais pas.
Intervieweuse : Pouvez-vous m’expliquer pourquoi ?
Adam : J’ai toujours eu des petites amies très jolies. Je pense que la façon dont les autres me voient et me jugent en fonction de la personne avec qui je suis est importante. Arriver avec une fille un peu ronde, même jolie, aurait été compliqué pour moi. Ce serait comme si je devais reconnaître que, d’une certaine façon, j’ai raté un truc.
Ibid., pp. 176-177
Si Adam peut aimer une Ève pour bien autre chose que sa plastique, le regard des autres cependant lui importe — comme il importait à Ambroise lorsqu’il supportait sa ravissante chieuse malgré la peine qu’elle lui causait. Les femmes aussi sont préoccupées de ce que le choix de leur homme peut signifier aux yeux des autres, mais pas tout à fait de la même manière : souvent elles consultent leurs copines avant de se décider. Eva Illouz pense que tout cela est la faute du « capitalisme scopique », mais il me semble que les stratégies matrimoniales à l’œuvre dans les sociétés pré-capitalistes produisent au moins autant d’homogénéité dans les accouplements que les hésitations des agents libres sur le marché dérégulé de l’amour. Nous sommes des animaux sociaux et hiérarchiques. Ni l’idéologie libertaire ni le consumérisme libéral ne peuvent entièrement effacer cela.
Chacun cherche quelque chose de plus que ce qui figure sur sa liste de courses. Quelque chose qui l’emmène au-delà des satisfactions convenues. Par exemple :
Tara [48 ans] : J’ai rencontré l’homme le plus merveilleux, le plus brillant, le plus éloquent qui soit. Il désire ardemment être avec moi, être « sérieux ». Nous parlons ensemble 24h/24, 7 jours sur 7. Nous nous stimulons énormément. Je ne le connais que depuis deux semaines, mais je l’aime déjà. Mais sexuellement — et je parle ici au sens large du mot, pas seulement au lit, mais du point de vue de l’Éros… Je ne sais pas. On dirait qu’il veut l’égalité absolue. Une intimité totale. Pas d’agression. Pas de tension. Pas de distance. Il veut commenter la moindre vibration de notre interaction : « Il s’est produit quelque chose. Qu’est-ce que c’était ? » Il est thérapeute. […] La version féministe / thérapeutique de l’amour et du sexe. Ça me hérisse un peu. Je lui ai demandé de ne pas avoir peur du côté sombre et grave des choses, mais j’ai peur qu’il ait été… castrant [sic]. Il n’a jamais rien osé changer à sa sexualité de toute sa vie. Pour ce qui est de l’érotisme, il est impossible de revenir au goût des petits pots quand on a goûté aux succulentes viandes grillées. Voilà où nous en sommes.
Ibid., pp. 273-274
Vous avez vu le lapsus ? « J’ai peur qu’il ait été… castrant. » Mais non, Tara, tu constates qu’il a été castré, ce brillant garçon dévoué à la cause féminine, auto-amputé de toute trace de virilité, incapable d’agression, de volonté, d’initiative — même pas fichu de trousser fougueusement sa compagne sur le lave-linge en phase d’essorage rapide, pour varier un peu les situations. Il y en a des millions comme ça — j’en ai fait parti. Que de femmes déçues ! Que d’hommes continents et tout corsetés dans un rôle qu’ils croient vertueux ! Plus les femmes pâtissent de la libération obligatoire de l’individu contemporain de toute attache humaine, plus l’inconscient féminin fantasme un homme archaïque et dangereux — en le présentant comme un repoussoir, mais juste pour la forme, pour ne pas s’avouer son attrait viscéral. Et les hommes, ces conquérants de l’univers éternellement nigauds devant l’autre sexe, persistent à l’entendre au premier degré : « Fi donc ! Les Dames disent exécrer les mauvais garçons, et bien nous les exécreront encore davantage ! Nous serons les plus gentils, les plus soumis, les plus sages, et nous serons adorés pour cela par toutes les Femmes comme nous furent aimés de Maman. » Ça ne marche pas du tout. Les femmes sont des êtres adultes et sexuels. Elles n’ont que faire d’un petit garçon dans un corps d’adulte. Elles espèrent l’Homme, c’est-à-dire le Mâle, avec un emballage civilisé mais pas trop. Quand elles se résignent à nouer une relation avec un brave type mou et serviable, cela répond à un besoin de sécurité pragmatique, non à un élan de désir authentique. Que vienne à passer dans leur vie un homme hardi, affamé de vie et parfumé de péril, elles lui ouvriront leur cœur et leurs cuisses. La sécurité ouatée et monotone offerte par le gentil cocu, c’est un avant-goût de la mort. L’amant audacieux, c’est la vie.
Et les hommes, que cherchent-ils à tâtons ? Presque la même chose.
Gil [56 ans] : Mon divorce affectif a commencé bien avant mon divorce [silence].
Intervieweuse : Qu’est-ce qui vous a conduit au divorce ? Si vous voulez bien me le dire.
Gil : Je pense que ça a commencé quand je suis tombé amoureux d’une de mes collègues. C’était il y a longtemps. J’étais marié depuis neuf ans, je crois. J’avais une liaison avec cette femme. C’était très intense. Je n’ai pas pu le garder pour moi alors je l’ai dit à ma femme. Étonnamment, elle l’a bien pris. Au début, elle a été choquée, mais elle préférait qu’on reste mariés. En fait, elle l’a mieux pris que moi. Parce qu’après avoir eu cette liaison je n’ai jamais pu retrouver l’amour que j’avais eu pour ma femme.
Intervieweuse : Pouvez-vous dire pourquoi ?
Gil : C’est comme si j’avais découvert un nouveau monde de passion dont j’ignorais l’existence auparavant. J’ai désiré et eu envie de cette femme intensément, et après cela, il m’était devenu impossible de rester marié. J’aimais ma femme, mais pas de cette façon. Après avoir goûté à la passion, je ne pouvais pas revenir à ce confort mou et tiède que j’avais connu. Depuis, je n’ai pas cessé de suivre cette pente descendante.
Ibid., p. 275
Savourons le parallèle :
Tara : « Pour ce qui est de l’érotisme, il est impossible de revenir au goût des petits pots quand on a goûté aux succulentes viandes grillées. »
Gil : « Après avoir goûté à la passion, je ne pouvais pas revenir à ce confort mou et tiède que j’avais connu. »
Plus que la satisfaction des appétits sexuels et du besoin de compagnie, plus que le partenaire valorisant commandé sur catalogue, les êtres humains aspirent à… l’Amour. Phénomène rare et farouche de dépassement de sa propre personne ; sentiment en voie de disparition en raison de la destruction de son écosystème traditionnel sous le vacarme des désirs égotiques et la multiplication invasive des choix illusoires ; ceux qui l’aperçoivent de loin gardent pour toujours le souvenir de ses couleurs sans pareilles et le regret de n’avoir pu le saisir et s’envoler sur ses ailes. Il ne manque pas de force pourtant et peut élever ses passagers bien au dessus de leur condition primitive, mais voilà : le poids des égos lui casse les reins. Traquez patiemment la compagne de voyage sans excédent de bagage narcissique, et soyez tout prêt à abandonner le vôtre quand vous la trouverez. Quant à l’Amour, ne l’attendez pas. Commencez sans lui, c’est ainsi qu’il viendra.
Illustration : « Les liaisons ennuyeuses… », d’après « La famille du Duc de Penthièvre », dit « La tasse de chocolat », par Jean-Baptiste Charpentier, 1768