Les femmes sont-elles désavantagées par le système de retraite ?

Parmi les certitudes indiscutables de notre époque il est entendu que les femmes, en plus d’être injustement moins payées que les hommes, sont également les victimes du système de retraite français. Les journaux de tout bord s’en émeuvent depuis des années :

Retraite : les femmes touchent toujours 40 % de moins que les hommes.

Le Monde

Pension de retraite : pourquoi les femmes sont pénalisées ?

Le Figaro

La retraite, miroir grossissant des inégalités.

Marie Claire

Les femmes et la retraite : à quand l‘égalité ?

Madame Figaro

Les inégalités entre hommes et femmes à la retraite restent massives.

Alternatives Économiques

Les inégalités à l’âge de la retraite reflètent hélas fidèlement celles de la vie professionnelle.

Les Échos

Même Les Échos déplorent que les inégalités professionnelles entre les deux sexes génèrent des pensions de retraite inégales… C’est très curieux ! Imagine-t-on les Échos regretter que les ouvriers ne soient pas aussi bien pensionnés que les cadres ? Il y a quelque chose sous le mot « femme » qui semble faire dérailler à coup sûr les convictions politiques et économiques les plus fermement établies.

Peut-on au moins chiffrer cette « pénalisation » des femmes par le système de retraite ? Juste histoire de confirmer l’odieuse maltraitance systémique et en mesurer l’abjecte misogynie. Pour cela, bien sûr, il ne suffit pas de constater une différence entre les pensions versées, il faut aussi la mettre en rapport avec une éventuelle différence entre les cotisations prélevées. Et là, ça se complique. Beaucoup. Énormément. Monstrueusement. Parce que le système des retraites, comme toutes les grandes créatures bureaucratiques, a des têtes qui lui poussent à chaque gouvernement qui passe. Quarante-deux régimes différents, secondés par des régimes complémentaires et entourés de multiples tentacules supplétives. Beaucoup de gens cotisent à plusieurs caisses au cours de leur vie active, leur conjoint aussi. Parfois les couples se séparent, puis les séparés se mettent en ménage avec d’autres individus… Bref, il est impossible de présenter des statistiques simples sur un pareil sujet. Pour sauver la face, je vais me raccrocher à une étude publiée par l’INSEE comme Ulysse au dernier fragment de son navire sur la mer déchaînée. Accrochez-vous aussi.

Pour se dépatouiller de la complexité de leur sujet, les auteurs se sont limités aux individus mariés, nés entre 1948 et 1960 (des boomers) et salariés du privé.

La première remarque est, évidemment, que les femmes gagnent, en moyenne, sensiblement moins que les hommes. Ainsi, le salaire moyen par année travaillée est, pour les hommes, de 20 800 euros (2002), contre 11 700 euros (2002) pour les femmes.

[…] La distribution du salaire total sur le cycle de vie pour les hommes domine au sens de Lorenz celle des femmes : la première est donc plus « égalitaire ». Celle des couples, très proche de la distribution observée pour les hommes, domine aussi au sens de Lorenz celle des femmes. Le processus de formation des couples réduit donc les inégalités de salaire total.

Emmanuelle Walraet et Alexandre Vincent, « La redistribution intragénérationnelle dans le système de retraite des salariés du privé : une approche par microsimulation », Économie et Statistique n°366, INSEE, 2003, p. 38

Ainsi, avant même de considérer ce qui se passe à la retraite, le mariage offre cet avantage pour les épouses qu’il atténue les grandes inégalités de salaire entre femmes.

Le nombre moyen d’années travaillées est nettement inférieur à la durée validée moyenne. Pour les hommes, le temps passé au service militaire, au chômage et en préretraite explique l’essentiel de la différence. Pour les femmes, l’écart de 11 ans observé en moyenne provient principalement des majorations de durée d’assurance pour avoir élevé des enfants et de l’AVPF, et aussi des périodes de chômage et de préretraite.

[…] Dans les générations étudiées ici, la plupart des hommes ont eu des carrières longues (environ 70 % d’entre eux ont travaillé plus de 35 ans), alors que, pour l’essentiel, les femmes en ont connu de plus courtes (moins de 35 ans pour plus de 70 % d’entre elles). La distribution des durées travaillées témoigne d’une forte dispersion au sein de la population féminine. En revanche, si l’on considère les durées validées, la différence entre hommes et femmes s’estompe, non seulement en moyenne […] mais également en termes de distribution.

Ibid., p. 39

Dit plus simplement : les femmes travaillent moins que les hommes mais obtiennent presque autant de trimestres validés (à partir desquels sont calculées les pensions). Cela ne ressemble pas à une pénalisation, bien au contraire.

L’AVPF c’est « l’Assurance Vieillesse du Parent au Foyer » qui « garantit une continuité dans la constitution des droits à la retraite des personnes cessant ou réduisant leur activité professionnelle pour s’occuper d’un enfant ou d’une personne gravement malade ou en situation de handicap ». Si je comprends bien : c’est la Caisse d’Allocations Familiales qui cotise à la place du bénéficiaire (sous conditions de ressources, etc., je vous fais grâce du détail). À l’origine, en 1972, l’AVPF s’appelait l’AVMF : « Assurance Vieillesse des Mères de Famille ». Si l’on y ajoute les dispositifs d’aides tels « l’allocation de base », la « prestation partagée d’éducation de l’enfant », le « complément familial » et « l’allocation journalière de présence parentale », il se dessine un étonnant constat : être une mère pauvre est quasiment un poste salarié dont l’employeur de fait est la CAF. On comprend mieux le grand nombre de femmes peu ou pas diplômées passant à temps partiel lorsque l’enfant paraît.

Les femmes ont une probabilité plus élevée d’être au chômage ou inactives lorsque leur salaire moyen par année travaillée est faible. Mais cela ne transparaît pas en termes de durées validées moyennes par décile de salaire moyen par année travaillée du fait des majorations de durée non contributives (notamment les majorations de durée d’assurance et l’AVPF). Ainsi, ces majorations de durée compensent presque totalement le risque de carrière. Autrement dit, les durées validées sont assez peu sensibles aux aléas de carrière. Il apparaît ainsi que les retraites du secteur privé jouent un rôle assurantiel.

Ibid., pp. 40-41

Dans le régime général, quatre trimestres validés sont accordés lors d’une maternité, plus quatre autres trimestres pouvant être octroyés à la mère ou au père au titre de l’éducation de l’enfant. Enfin… Ça, c’est la loi en vigueur au moment où j’écris ce billet ; c’était peut-être différent durant la période de fertilité des femmes de la génération 1948-1960. Dans l’état actuel du droit, une femme ayant trois enfants et s’en étant occupé en bas âge (le père continuant généralement de travailler pour assurer les revenus du ménage) bénéficie donc de vingt-quatre trimestres validés. Soit six ans de cotisations offertes sans avoir occupé un emploi.

Passons au chiffrage, mais — pardonnez-moi ! — je dois d’abord vous infliger sa définition :

Pour mesurer la redistribution, on utilise le taux de rendement interne associé à l’assurance vieillesse pour chaque agent (abrégé en « taux de rendement interne »). […]

Son interprétation est directe : le taux de rendement interne correspond au taux d’intérêt qui aurait rapporté les mêmes prestations à l’individu s’il avait placé ses cotisations sur un compte d’épargne. […]

En pratique, on a calculé les taux de rendement interne de chaque individu et couple de l’échantillon en mettant en regard toutes les cotisations vieillesse versées et les prestations vieillesse perçues depuis la liquidation (ou la première réversion) jusqu’à l’âge de décès simulé.

Ibid., p. 43

Bien. Au passage, vous allez pouvoir comparer l’efficacité du système de retraite par répartition avec les produits d’épargne que vous propose votre banque.

Taux de rendement interne des prestations de retraite, pour des salariés du privé nés entre 1948 et 1960

La différence entre les taux de rendement des hommes et des femmes est évidente (cf. tableau B). Les femmes bénéficient plus de la redistribution que les hommes : quel que soit le niveau de salaire, elles ont toujours des taux de rendement interne supérieurs à ceux des hommes. Globalement, le taux de rendement interne médian des hommes se situe à 2,8 %, contre 4 % pour les femmes. Cet écart peut résulter de la combinaison de plusieurs effets : les femmes ont une espérance de vie supérieure à celle des hommes, de plus elles bénéficient plus fréquemment de majorations de durée non contributives. Finalement, à l’échelle des individus, l’essentiel de la redistribution a lieu des hommes vers les femmes et, parmi ces dernières, des plus hauts salaires vers les plus bas salaires. Ainsi, les femmes à bas salaires sont celles qui en bénéficient le plus. […]

Pour un décile donné, l’écart entre le taux de rendement interne médian des hommes et celui des femmes révèle les transferts fictifs induits par le système de retraite au sein des couples. Ces transferts existent quel que soit le niveau de salaire du couple mais ils sont plus significatifs pour les couples à faibles salaires.

Ibid., pp. 44-46

Voilà, nous avons enfin une mesure quantitative de l’iniquité du système de retraite envers les femmes : à la médiane, il est 40 % plus rentable pour elles !

Foire aux objections

« Mais Tancrède, comment le système peut-il être 40 % plus rentable pour les femmes alors qu’elles touchent 40 % de moins ? »

Parce que le rendement interne est un taux qui relie investissement et résultat. C’est donc une mesure relative, tandis que l’écart entre les sommes perçues est une comparaison absolue. Les femmes cotisent moins et reçoivent moins, mais pour ce qu’elles cotisent elles reçoivent beaucoup plus que les hommes.

« Mais il faut bien que les femmes reçoivent plus, puisqu’elles font les enfants et s’en occupent en bas-âge ! »

Bravo ! Vous venez de redécouvrir la raison d’être de la famille humaine : élever des enfants, c’est trop difficile toute seule. Les hommes doivent apporter une substantielle contribution aux femmes pour que l’espèce, la nation ou la tribu se perpétue. Autrefois, cette redistribution s’opérait quasi-exclusivement à travers une association directe entre un homme et une femme appelée mariage. Aujourd’hui elle s’opère en bonne partie à travers le système social et fiscal. Les célibataires sans enfants, qui contribuent le plus lourdement à ces politiques natalistes mais anti-familiales, apprécieront de savoir que les prélèvements sur leurs revenus servent à nourrir, loger et éduquer les enfants des autres.

« Vous allez être content : la réforme actuel menace certains des dispositifs favorables aux femmes. »

Ben quoi ? Vous n’êtes pas favorable à davantage d’égalité entre les sexes ?

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