Leçons post-soviétiques pour un siècle post-américain (4)

Au cours des années 2000, quelques auteurs américains bouleversèrent ma vision de l’histoire, de l’avenir et de ma propre situation dans le monde. Parmi ceux-ci, Dmitry Orlov prédisait avec un humour glacial le déclin des États-Unis en comparant leur trajectoire avec celle de l’Union soviétique. La plupart des gens le prenaient pour un affreux farfelu à l’époque. Pourtant, à mesure que nous nous enfonçons dans le siècle du déclin, l’histoire lui donne raison. — TB

La perte des conforts technologiques

Avertissement : ce que je suis sur le point de dire est peut-être déplaisant, mais j’aimerais me débarrasser de la question. La plupart des progrès technologiques du XXe siècle ont résulté en un plus haut niveau de confort physique. Oui, c’est pour cela que nous avons causé le réchauffement global, un trou dans la couche d’ozone et une extinction massive des plantes, poissons, oiseaux et mammifères : pour être quelque peu plus confortables pendant un petit moment.

Nous comptons tous sur le chauffage et l’air-conditionné, l’eau chaude et froide, l’électricité fiable, le transport personnel, les routes bitumées, les rues et les parcs de stationnement illuminés, peut-être même l’internet à haut débit. Et si vous deviez laisser tomber tout cela ? Ou plutôt, que ferez-vous quand vous devrez abandonner tout cela ?

La plupart de nos ancêtres s’accommodaient d’un niveau d’inconfort que nous trouverions scandaleux : pas d’eau chaude courante, une cabane au lieu de toilettes à chasse d’eau, pas de chauffage central, et ses propres pieds, ou un cheval, comme principal moyen de se déplacer. Et pourtant ils ont réussi à produire une civilisation et une culture que nous parvenons à peine à imiter et à préserver.

Il n’y a pas besoin d’une crise pour faire vaciller les services publics, mais une crise aide certainement. N’importe quelle crise fait l’affaire : économique, financière, ou même politique. Considérons le gouverneur de Primorie, une région à l’extrémité de la Sibérie, qui a simplement volé tout l’argent qui était censé payer le charbon pour l’hiver. Le Primorie a gelé. Avec des températures hivernales autour de quarante degrés sous zéro, c’est un émerveillement qu’il y ait encore quelqu’un de vivant là-bas. C’est un témoignage de la persévérance humaine. Tandis que la situation économique dégénère, les événements semblent se dérouler en une certaine séquence, indépendamment du lieu. Ils semblent toujours mener au même résultat : des conditions insalubres. Mais une crise énergétique semble pour moi, de loin, la manière la plus efficace de priver quelqu’un de ses chers services publics.

En premier, l’électricité commence à clignoter. Finalement, cela prend un rythme. Des pays tels que la Géorgie, la Bulgarie et la Roumanie, ainsi que certaines régions périphériques de la Russie, ont dû s’accommoder de quelques heures d’électricité par jour, quelquefois pendant plusieurs années. La Corée du Nord est peut-être le meilleur élève soviétique que nous ayons, survivant sans beaucoup d’électricité depuis des années. La lumière s’allume en tremblotant quand le soleil se couche. Les générateurs luttent pendant quelques heures, alimentant les ampoules, les postes de télévision et les radios. Quand il est l’heure d’aller au lit, les lumières s’éteignent à nouveau.

À la seconde place, le chauffage. Chaque année, il s’allume plus tard et s’éteint plus tôt. Les gens regardent la télévision ou écoutent la radio, quand il y a de l’électricité, ou s’assoient simplement sous des piles de couvertures. Partager la chaleur corporelle est l’une des techniques de survie favorites des êtres humains depuis les ères glaciaires. Les gens s’habituent à avoir moins de chaleur, et finalement cessent de se plaindre. Même en ces temps relativement prospères, il y a des blocs d’appartements à Saint-Pétersbourg qui sont chauffés un jour sur deux, même durant les périodes les plus froides de l’hiver. Des pulls épais et de grands édredons sont utilisés à la place des seaux de charbon manquants.

À la troisième place, l’eau chaude : la douche coule froide. À moins que vous ayez déjà été privé de douche froide, vous ne pourrez pas apprécier le luxe qu’elle offre. Au cas où vous seriez curieux : c’est une douche rapide. Mouillez-vous, savonnez, rincez, essuyez, habillez-vous et grelottez, sous plusieurs couches de couvertures, et n’oublions pas la chaleur corporelle partagée. Une approche moins radicale est de se laver debout dans un baquet d’eau chaude — chauffée sur le poêle. Mouillez-vous, savonnez, rincez. Et n’oubliez pas de grelotter.

Ensuite, la pression d’eau chute complètement. Les gens apprennent à se laver avec encore moins d’eau. On court beaucoup avec des seaux et des cruches en plastique. Le pire de cela n’est pas le manque d’eau courante ; c’est que les chasses d’eau des toilettes ne fonctionnent plus. Si la population est éclairée et disciplinée, elle réalise ce qu’elle doit faire : collecter ses excréments dans des seaux et les porter manuellement jusqu’à une bouche d’égout. Les gens super-éclairés construisent des cabanes et fabriquent des toilettes à compostage, et en utilisent le produit pour fertiliser leur jardin.

Sous cet ensemble combiné de circonstances, il y a trois causes de mortalité à éviter. La première est simplement d’éviter de mourir de froid. Il faut une certaine préparation pour être capable d’aller camper en hiver. Mais c’est de loin le problème le plus facile. La suivante est d’éviter les pires compagnons des humains au cours des âges : les punaises, les puces et les poux. Ceux-là ne manquent jamais de faire leur apparition partout où des gens sales se pressent les uns contre les autres, et répandent des maladies telles que la typhoïde, qui a pris des millions de vies. Un bain chaud et un changement complet de vêtements peuvent sauver la vie. Le style sans-cheveux devient à la mode. Passer au four les vêtements tue les poux et leurs œufs. La dernière est d’éviter le choléra et d’autres maladies répandues par les fèces, en faisant bouillir toute l’eau potable.

Il semble peu risqué de postuler que le confort matériel auquel nous sommes accoutumés sera rare et sporadique. Mais si nous voulons bien supporter les petites indignités de la lecture à la chandelle, s’emmitoufler durant les mois froids, s’activer avec des seaux d’eau, grelotter debout dans un baquet d’eau tiède, et transporter notre caca dans un seau, alors rien de tout cela ne suffira à nous empêcher de maintenir un niveau de civilisation digne de nos ancêtres, qui ont probablement vécu pire que nous ne vivrons jamais. Ils en étaient déprimés ou joyeux, conformément à leur disposition personnelle et au caractère national, mais apparemment ils ont survécu ou vous ne seriez pas en train de lire ceci.

Comparaison économique

On peut dire que l’économie américaine est dirigée soit très bien, soit très mal. Du côté positif, les entreprises sont minces et dégraissées autant qu’il est besoin pour rester rentable, ou au moins pour subsister. Il y a des lois sur les faillites qui éliminent les inadaptées et de la compétition pour continuer d’accroître la productivité. Les entreprises utilisent les livraisons « juste à temps » pour réduire l’inventaire et font un usage massif des technologies de l’information pour élaborer la logistique du fonctionnement dans une économie globale.

Du côté négatif, l’économie américaine engendre des déficits structuraux toujours plus grands. Elle échoue à procurer à la majorité de la population la sorte de sécurité économique que les gens dans les autres pays développés considèrent comme acquise. Elle dépense plus dans la médecine et l’éducation que de nombreux autres pays, et obtient moins en retour. Au lieu d’une seule compagnie aérienne possédée par le gouvernement, elle a plusieurs compagnies en faillite permanente, soutenues par le gouvernement. Elle dépense massivement dans le maintien de l’ordre, et elle a un taux de criminalité élevé. Elle continue d’exporter des emplois industriels à haut salaire et de les remplacer par des emplois de service à bas salaire. Comme je l’ai mentionné précédemment, elle est techniquement en faillite.

En ex-Union soviétique comme en Amérique du Nord, le paysage a été victime d’un programme massif et centralisé d’enlaidissement. Les planificateurs centraux de Moscou ont érigé des immeubles identiquement ternes et sans âme à travers le territoire, méprisant les traditions architecturales régionales et effaçant la culture locale. Les promoteurs fonciers américains ont joué un rôle largement similaire, avec un résultat similairement hideux : les États-Unis de Générique, où de nombreux endroits ne peuvent être différenciés qu’en lisant leurs panneaux autoroutiers.

En Amérique du Nord, il y a aussi une idiotie puérile omniprésente qui a semé la désolation à travers tout le continent : l’idiotie de l’ingénieur routier. Comme Jane Jacobs l’illustre habilement, ce ne sont pas des ingénieurs de la sorte qui résout des problèmes et tire des conclusions en se basant sur des faits, mais des petits garçons avec des voitures jouets murmurant gaiement : Vroum, vroouum, vrooouuum ! Le paysage qui les rends heureux est conçu pour gaspiller autant de carburant que possible en piégeant les gens dans leur voiture et en les faisant tourner en rond.


On peut aussi dire que l’économie soviétique était dirigée très bien ou très mal. Du côté positif, ce système, avec toutes ses nombreuses défaillances, a réussi à éradiquer les formes les plus extrêmes de pauvreté, la malnutrition, de nombreuses maladies et l’illettrisme. Il a fourni une sécurité économique d’un genre extrême : chacun savait exactement combien il gagnerait, et les prix des objets courants demeuraient fixes. Le logement, les soins médicaux, l’éducation et les pensions étaient garantis. La qualité variait ; l’éducation était généralement excellente, le logement beaucoup moins, et la médecine soviétique était souvent appelée : la médecine la plus gratuite du monde — avec un service raisonnable qui ne pouvait être obtenu qu’à travers des arrangements privés.

Du côté négatif, le monstre de planification centralisé était extrêmement inefficace, avec de hauts niveaux de pertes et un gaspillage manifeste à tous les niveaux. Le système de distribution était si inflexible que les entreprises amassaient de l’inventaire. Il excellait à produire des biens d’équipement, mais quand il s’agissait de produire des biens de consommation, ce qui demande bien plus de flexibilité que ne peut en fournir un système à planification centralisée, il échouait. Il échouait aussi misérablement a produire de la nourriture, et était forcé de recourir à l’importation de nombreuses denrées alimentaires de base. Il exploitait un énorme empire militaire et politique, mais, paradoxalement, échouait à en tirer le moindre bénéfice économique, faisant fonctionner l’entreprise entière à perte nette.

Aussi paradoxalement, ces défaillances et cette inefficacité mêmes ont permis un atterrissage en douceur. Parce qu’il n’y avait pas de mécanisme par lequel les entreprises d’État pouvaient faire faillite, elles ont souvent continué de fonctionner pendant un moment, à un niveau bas, retenant les salaires ou réduisant la production. Cela a amoindri le nombre de licenciements massifs instantanés ou de fermetures immédiates, mais là où cela s’est produit, cela s’est accompagné d’un très haut taux de mortalité parmi les hommes entre les âges de quarante-cinq et cinquante-cinq ans, qui se sont avérés être les plus vulnérables psychologiquement à la perte soudaine d’une carrière, et qui soit se saoulaient à mort, soit se suicidaient.

Les gens ont pu parfois utiliser leur ancien lieu de travail semi-défunt comme une sorte de base d’opération, depuis laquelle conduire le genre d’activité de marché noir qui a permis à beaucoup d’entre eux de faire une transition graduelle vers l’entreprise privée. Le système de distribution inefficace, et l’accumulation qu’il avait suscitée, ont résulté en de très hauts niveaux d’inventaire, lequel pouvait être troqué. Certaines entreprises ont continué de fonctionner de cette manière, troquant leur inventaire restant avec d’autres entreprises, de façon à fournir à leurs employés quelque chose qu’ils puissent utiliser ou vendre.

Quels parallèles pouvons-nous tirer de cela pour l’emploi aux États-Unis ? L’emploi dans le secteur public peut offrir des chances quelque peu meilleures de garder son travail. Par exemple, il est improbable que toutes les écoles, lycées et universités congédient tous leurs enseignants et leur personnel en même temps. Il est un peu plus probable que leurs salaires ne seront pas suffisant pour vivre, mais ils pourront, pendant un moment, être en mesure de maintenir leur niche sociale. La gestion des propriétés et des installations est probablement un pari sûr : tant qu’il y aura des propriétés considérées comme précieuses, il faudra s’en occuper. Quand le temps viendra de les démanteler et d’en troquer les morceaux, cela aidera qu’elles soient toujours intactes et que quelqu’un en ait les clefs.

(Suite…)

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