Leçons post-soviétiques pour un siècle post-américain (7)

Au cours des années 2000, quelques auteurs américains bouleversèrent ma vision de l’histoire, de l’avenir et de ma propre situation dans le monde. Parmi ceux-ci, Dmitry Orlov prédisait avec un humour glacial le déclin des États-Unis en comparant leur trajectoire avec celle de l’Union soviétique. La plupart des gens le prenaient pour un affreux farfelu à l’époque. Pourtant, à mesure que nous nous enfonçons dans le siècle du déclin, l’histoire lui donne raison. — TB

La perte de la normalité

Une victime précoce de l’effondrement est le sentiment de normalité. Les gens sont initialement choqués de découvrir qu’il a disparu, mais oublient rapidement qu’une telle chose a jamais existé, sauf la touche étrange et vague de nostalgie. La normalité n’est pas exactement normale : dans une économie industrielle, le sentiment de normalité est un article manufacturé, artificiel.

Nous sommes peut-être en train de foncer vers une catastrophe environnementale, et heureusement nous n’y arriverons peut-être jamais à cause de l’épuisement des ressources, mais pendant ce temps, les lumières sont allumées, il y a de la circulation dans les rues, et, même si les lumières s’éteignent pendant un moment en raison d’une panne d’électricité, elle reviendront plus tard, et les boutiques rouvriront. Les affaires reprendront comme d’habitude. Le somptueux buffet du petit-déjeuner sera servi à temps, afin que les éminences assemblées puissent reprendre la discussion sur les avancées mesurées que nous devons tous faire pour éviter un désastre certain. Le petit-déjeuner n’est pas servi ; puis les lumières s’éteignent. À un certain point, quelqu’un appelle tout cela une farce, et les éminences ajournent, pour toujours.

En Russie, la normalité s’est écroulée en une série d’étapes. D’abord, les gens ont cessé d’avoir peur de parler franchement. Ensuite, ils ont cessé de prendre les autorités au sérieux. Enfin, les autorités ont cessé de se prendre au sérieux les unes les autres. Dans l’acte final, [Boris] Eltsine est monté sur un char et a prononcé les mots : « l’ex-Union soviétique ».

En Union soviétique, pendant que cette chose appelée normalité s’élimait en raison de l’échec en Afghanistan, du désastre de Tchernobyl et de la stagnation économique générale, elle continuait d’être imposée par une gestion minutieuse des médias de masse jusque dans la période appelée glasnost. Aux États-Unis, tandis que l’économie échoue à créer suffisamment d’emplois pendant plusieurs années de suite, et que l’économie entière penche vers la banqueroute, « les affaires continuent » demeure l’un des produits les plus vendu, ou c’est ce que l’on nous conduit à croire. La normalité américaine aux alentours de 2005 semble aussi inexpugnable que la normalité soviétique semblait l’être aux alentours de 1985.

S’il y a une différence entre l’approche soviétique et l’approche américaine pour maintenir un sentiment de normalité, c’est celle-ci : les Soviétiques ont essayé de le maintenir par la force, tandis que l’approche supérieure des Américains est de le maintenir par la peur. On a tendance à se sentir plus normal si l’on craint de tomber de sa position, et qu’on s’y cramponne de toutes ses forces, plutôt que si quelqu’un vous y cloue les pieds.

Plus précisément : dans une société de consommation, quoi que ce soit qui détourne les gens de leurs achats est dangereusement perturbateur, et tous les consommateurs le sentent. N’importe quelle expression de la vérité sur notre manque de perspectives pour l’existence continuelle d’une société hautement développée et industriellement prospère perturbe l’inconscient consumériste collectif. Il y a un instinct grégaire de rejet de cela, et par conséquent cela échoue, non par un acte manifeste, mais en échouant à générer un profit parce que c’est impopulaire.

En dépit de cette petite différence dans la manière dont la normalité est ou était imposée, elle est en train d’être abattue, en ex-Union soviétique comme dans les États-Unis contemporains, par des moyens presque identiques, bien que par des technologies différentes. En Union soviétique, il y avait quelque chose appelé samizdat, ou auto-publication : avec l’aide de machines à écrire manuelles et de papier carbone, les dissidents russes parvenaient à faire circuler assez de matériel pour neutraliser les effets de la normalité imposée. Dans les États-Unis contemporains, nous avons des sites internet et des blogueurs : différentes technologies, même différence. Ce sont des écrits pour lesquels la normalité imposée n’est plus la norme ; la norme est la vérité — ou du moins son approximation la plus sincère pour quelqu’un.

Alors qu’est-il advenu de ces anticonformistes soviétiques, dont certains ont prédit l’effondrement à venir avec une certaine précision ? Pour être bref, ils ont disparu du décor. À la fois tragiquement et ironiquement, ceux qui deviennent des experts en explication des défauts du système et en prédiction de sa trajectoire d’anéantissement font beaucoup partie du système. Quand le système disparaît, leur domaine d’expertise en fait autant, et leur public. Les gens cessent d’intellectualiser leurs difficultés et commencent à essayer d’y échapper — par la boisson, ou les drogues, ou la créativité, ou la ruse — mais ils n’ont pas le temps de méditer sur le plus large contexte.

La sécurité

La sécurité en Union soviétique après l’effondrement était, dirons-nous, laxiste. Je m’en suis sorti indemne, mais je connais un certain nombre de gens qui n’ont pas pu. L’une de mes amies d’enfance et son fils ont été tués dans leur appartement pour la misérable somme de cent dollars. Une vieille dame que je connaissais a été assommée et a eu la mâchoire cassée par un cambrioleur qui attendait à sa porte qu’elle revienne, l’a attaquée, a pris ses clefs et a pillé chez elle. Il y a une réserve infinie d’histoires de ce type. Les empires se maintiennent par la violence ou par la menace de la violence. Les États-Unis et la Russie étaient et sont tous deux entretenus par une légion de serviteurs dont l’expertise est dans l’usage de la violence : soldats, policiers, gardiens de prisons et consultants en sécurité privée. Les deux pays ont un surplus d’hommes endurcis à la guerre qui ont tué, qui sont psychologiquement abîmés par cette expérience et n’ont pas de scrupule à prendre une vie humaine. Dans les deux pays, il y a beaucoup, beaucoup de gens dont le fond de commerce est leur usage de la violence, en attaque ou en défense. Quoi qu’il puisse arriver d’autre, ils seront employés ou auto-employés ; préférablement le premier cas.

Dans une situation post-effondrement, tous ces hommes violents tombent automatiquement dans la catégorie générale des consultants en sécurité privée. Ils ont une façon de créer assez de travail pour que leur tribu entière reste occupée : si vous ne les embauchez pas, ils feront quand même le travail, mais contre vous plutôt que pour vous. Les extorsions de différentes tailles et formes prolifèrent, et, si vous avez de la propriété à protéger, ou si vous souhaitez que quelque chose soit fait, une grande partie de votre temps et de votre énergie se trouve absorbée par le maintient du bien-être et de l’efficacité de votre organisation de sécurité privée. Pour compléter la part violente de la population, il y a aussi plein de criminels. À mesure que leur peine expire, ou que le surpeuplement des prisons et le manque de ressources force les autorités à accorder des amnisties, ils sont relâchés dans la nature. Mais maintenant il n’y a plus personne pour les mettre à nouveau sous les verrous parce que la machinerie du maintien de l’ordre s’est cassée en raison du manque de fonds. Cela exacerbe davantage le besoin de sécurité privée, et fait courir à ceux qui ne peuvent se l’offrir un risque additionnel.

Il y a une sorte de continuité entre ceux qui peuvent fournir la sécurité et de simples voyous. Ceux qui peuvent fournir la sécurité tendent aussi à savoir comment employer les simples voyous ou s’en débarrasser autrement. Par conséquent, du point de vue d’un consommateur de sécurité inéduqué, il est très important de travailler avec une organisation plutôt qu’avec des individus. Le besoin de sécurité est immense : avec un grand nombre de gens désespérés dans les parages, tout ce qui n’est pas surveillé sera volé. L’étendue des compétences dans les activités de sécurité est aussi immense : depuis la mémé insomniaque qui veille sur le carré de concombre jusqu’au surveillants des parcs de bicyclettes et aux gardiens de maisons, et jusqu’au convois armés et aux tireurs d’élite sur les toits.

Tandis que le gouvernement s’atrophie, avec ses fonctions de police et de maintien de l’ordre, des mesures de sécurité privées, improvisées, comblent le déficit de sécurité qu’il laisse derrière lui. En Russie, il y a eu une période de plusieurs années durant laquelle la police ne fonctionnait essentiellement pas : ils n’avaient pas d’équipement, pas de budget, et leurs salaires n’étaient pas suffisants pour survivre. Les meurtres demeuraient irrésolus, on n’enquêtait même pas sur les agressions et les cambriolages. La police ne pouvait survivre que par la corruption. Il y avait un mélange substantiel entre la police et le crime organisé. À mesure que l’économie est revenue, tout s’est arrangé, jusqu’à un certain degré. Là où il n’y a pas de raison de s’attendre à ce que l’économie revienne, on doit apprendre à se faire de nouveaux amis étranges, et à les garder, pour la vie.

(À suivre…)

Write a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *