Ravage

C’est un curieux roman que signa René Barjavel au début de sa carrière : Ravage. Le titre met en garde le lecteur avant l’entrée, comme le ferait un panneau à tête de mort « danger, mines ». Les premières pages sont pourtant douces. Le XXIe siècle est très justement anticipé dans ses dimensions technolâtres et consuméristes : trains à grande vitesse, abondance d’automobiles et de dessertes aériennes, écrans débordants d’information et de divertissement, densité des métropoles engendrant le vide des campagnes, immeubles gigantesques dominant l’ancien paysage urbain, climatisation et télécommunications partout, matières synthétiques… Un monde qui nous est familier. La région parisienne actuelle et nos métropoles régionales ressemblent à ce portrait. Même la viande synthétique, dont on nous parle de plus en plus, a été envisagée :

La Brasserie 13 n’était qu’une succursale de la célèbre usine de bifteck-frites, qui connaissait une grande prospérité. Il n’était pas une boucherie parisienne qui ne vendit son plat populaire. Le sous-sol de la Brasserie abritait l’immense bac à sérum où plongeait « la mère », bloc de viande de près de cinq cent tonnes.

Un dispositif automatique la taillait en forme de cube, et lui coupait, toutes les heures, une tranche gigantesque sur chaque face. Elle repoussait indéfiniment.

Des centaines de romans de science-fiction ont également dépeint cette civilisation du futur — la nôtre, en prenant juste un peu d’avance sur la date de sortie des gadgets. Mais Barjavel les a précédé, et de beaucoup : Ravage fut écrit en 1942 ! Le mot science-fiction était inconnu. La France était alors un pays rural. La grande majorité des familles n’avait pas le moindre véhicule à moteur. Peu de postes de radio et de téléphones, quasiment pas de téléviseurs qui, de toute façon, n’avaient presque rien à montrer. Même l’électricité, le gaz et l’eau courante n’étaient pas installés dans tous les foyers. Quel pouvoir d’anticipation chez ce jeune journaliste ! Barjavel avait dû écouter très attentivement les spéculations des scientifiques, des industriels, des architectes (le texte débute par une citation de Le Corbusier) sur le monde à venir. Et cette vision ne lui plaisait pas. Toutes ces machines à habiter, voyager, nourrir et distraire priveraient l’Homme de sa puissance d’agir, de créer et de s’accomplir. Fatalement, ce paradis en plastique déraillerait un jour, et l’humanité se retrouverait nue et impuissante au milieu des ruines, plus fragile qu’aux temps préhistoriques. Il suffirait d’un rien… juste une panne inexplicable.

— Tais-toi ! dit François. Écoute…

Il y avait quelque chose d’anormal dans l’air. Il semblait que la lumière avait emporté, en disparaissant, tout le monde extérieur. François et son hôte se sentaient comme isolés au sommet de quelque montagne, dans l’immense vide du ciel.

— La rue… souffla François.

Il parvint à la fenêtre, tira les rideaux, ouvrit la croisée, se pencha, bientôt rejoint par Legrand. L’obscurité noyait la ville. Et tout bruit était mort.

Habituellement, les auteurs de science-fiction apocalyptique cherchent une cause raisonnable au désastre qui s’abat sur leurs personnages : guerre nucléaire, cataclysme cosmique, mutation des géraniums en plantes carnivores, attaque des poulpes communistes d’Alpha du Centaure… Vous voyez ? Des évènement crédibles pour leurs lecteurs. Mais Barjavel, pas du tout embarrassé par les clichés d’un genre qu’il allait contribuer à faire éclore, eut une idée bien plus originale et troublante : dans Ravage, c’est un glissement des lois de la nature qui fait s’effondrer la civilisation technologique. L’électricité s’absente, les moteurs cessent de fonctionner, le fer et l’acier perdent leurs qualités mécaniques. La biologie humaine semble aussi affectée.

— Mon cher garçon, dit-il en se relevant, voilà le douzième cas de ce genre pour lequel je suis appelé depuis cette nuit. Ce que c’est, à vous le dire net, je n’en sais rien. […] Et j’ai rencontré deux de mes confrères qui ont vu à peu près autant de malades que moi atteints par cet étrange mal. Je dis bien étrange, car il ne frappe ni les hommes, ni les enfants, ni les femmes mariées, mais seulement les jeunes filles ou les fillettes qui viennent d’être pubères. En un mot, les pucelles…

— Vous êtes sûr de cela, docteur ?

— Sûr, vous savez, reprit le médecin d’une voix hésitante, il est difficile de se montrer affirmatif dans ce domaine délicat. Je vous dirai d’ailleurs bien franchement qu’au retour, ce matin, de ma dixième visite, alors que j’étais arrivé à la conclusion que je viens de vous dire, je m’attendais à trouver ma fille malade. Or, elle se porte parfaitement bien.

D’abord la panne prend des aspects loufoques. Les vêtements à fermeture magnétique tombent, laissant leur propriétaire à poil. Les réserves d’or de la Banque de France sont désormais murées derrière des portes électriques refusant à tout jamais de s’ouvrir. Les huissiers des ministères portent les messages à bicyclette et le Ministre des sports se fait excuser de ne pas assister au conseil des ministres car il se sent incapable de venir à pied ! Mais, simultanément, la mort frappe sans prévenir, d’abord accidentelle, puis, très vite, par le meurtre. Froidement, sans conséquences, souvent par pur pragmatisme. Le monde d’après est déjà là, malheur à ceux qui ne le voient pas !

Le héros de l’histoire, François Deschamps, entreprend alors de fuir la capitale mourante et flambante avec son amie Blanche et un assortiment de compagnons d’exode. François, 22 ans, a sans doute les traits de René Barjavel au même âge et le tempérament de Moïse fuyant l’ire de Pharaon : chef incontesté de sa petite colonne de fuyard, il montre le chemin et la manière de le suivre, ne s’émeut d’aucune perte, adopte des agresseurs utiles, puni de mort un veilleur assoupi, ne ménage aucun de ses hommes et surtout pas lui-même. Ni cruel, ni mégalomane. Seulement tendu vers la survie, de tout son être. Un brin surhumain de notre point de vue si confortable et protégé, mais l’humanité aurait-elle traversé les ères glaciaires, les déluges, les déserts, les massacres, les famines et les pestes sans un âpre désir de survivre ?

Le feu atteignit la forêt, la flamba d’un seul coup. Les oiseaux, les mammifères, les reptiles, les batraciens, les insectes, les invisibles alimentèrent le brasier de la multitude de leurs petites âmes dorées. La pointe de la flamme perça le bleu du ciel, troubla la nuit éternelle d’un reflet.

Sept hommes, trois femmes et quatre chevaux pénétrèrent dans le cadavre de la forêt. Cent millions de troncs perçaient dans la couche de cendres, dressaient leurs colonnes de marbre noir. La caravane minuscule se fraya un chemin entre eux. Elle laissait derrière elle un nuage en forme de serpent.

Dans son épilogue, Ravage fait irrésistiblement penser à un supplément apocryphe de l’Ancien testament. François est devenu le patriarche chenu et respecté d’un nouvel Âge de bronze. Plus de machines, ni de frivolités, ni de livres et presque plus de vin ! Tout le monde lui obéit dans un parfait bonheur agraire et collectif. C’est comme le village des Schtroumpfs, la sexualité en plus, car l’espèce humaine est soudainement devenue polygame en raison d’un sexe-ratio de 0,25 !

Le choléra, l’incendie, la famine avaient laissé très peu de survivants. Et parmi ces rescapés se trouvaient environ quatre femmes pour un homme. La même proportion subsista dans les naissances qui suivirent la catastrophe. La Nature, pour repeupler le monde, avait multiplié les doux terrains de culture. Elle prévoyait que la semence ne manquerait pas.

Ravage a gardé tout son sel, malgré les innombrables romans sur le thème de l’effondrement de la civilisation parus postérieurement. Peut-être s’est-il même bonifié. Les relations sociales et les dialogues, conformes à ceux des années 1940, tempèrent d’un charme désuet les anticipations techniques plus clairvoyantes. La description de l’apocalypse et la traversée de l’enfer triant impitoyablement les survivants remuera le cœur du lecteur de ce siècle comme elle le ferait de tout autre homme de n’importe quel autre siècle. La liberté de ton et d’intrigue du livre est une excellente leçon aux auteurs de science-fiction trop préoccupés de vraisemblance pseudo-scientifique et de bidules techno-miraculeux. Les trains ultra rapides sur monorail, les avions personnels et la télévision en relief ne sont pas la préoccupation de René Barjavel. L’Homme est son sujet. Il n’en est pas de plus grand, ni de plus profond.

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