À chaque élection, les Français s’engueulent. À la cantine, en famille, sur les réseaux… Ils adorent ça : vilipender les idiots qui ne votent pas bien. Parce que si les autres votaient intelligemment, comme eux, tout irait mieux. (Même les gens qui souhaitent reconduire un gouvernement sortant pensent cela, ce qui ne me semble pas très logique.) Il y a cependant une catégorie d’électeurs plus haïssable que ceux qui votent mal : les abstentionnistes. Alors ceux-là, vraiment… C’est à cause d’eux qu’on n’a pas gagné la dernière fois — ou pas assez pour avoir une majorité suffisamment écrasante pour conduire les vrais réformes qu’on voulait vraiment faire — c’est à cause d’eux qu’on risque de perdre la prochaine, c’est à cause d’eux que la démocratie fout le camp et qu’on finira par avoir des pires que d’habitude au pouvoir… Tout ça, tout ça. Et pourtant, l’abstentionniste doit être un type sympa, puisqu’on suppose que s’il votait, il voterait bien (comme nous). Est-ce si sûr ? Nous allons voir dans ce billet que ce n’est pas évident. Et comme la démonstration va être un brin ennuyeuse, avec des graphiques tout tristes, commençons par nous détendre avec une citation rigolote :
Je ne vote pas, parce que je crois que si l’on vote on n’a pas le droit de se plaindre. Les gens aiment tourner ça à l’envers, je sais. Ils disent : « Et bien si tu ne votes pas, tu n’as pas le droit de te plaindre. » Mais où est la logique là dedans ? Si vous votez, et que vous élisez ces gens malhonnêtes et incompétents, qu’ils sont élus et foirent tout, et bien VOUS êtes responsables de ce qu’ils ont fait. VOUS avez créé le problème. VOUS les avez élus. VOUS n’avez pas le droit de vous plaindre. Moi… d’un autre côté… qui n’ai pas voté, qui en fait n’ai même pas quitté la maison le jour des élections, je ne suis en aucune façon responsable de ce que ces gens ont fait. J’ai tous les droits de me plaindre autant que je veux du bordel que VOUS avez créé, dans lequel je n’ai pris aucune part.
George Carlin
Ça ne vous amuse pas ? Vous faites sans doute partie des gens qui ont la foi électorale chevillée au corps et à l’âme. Des citoyens politisés, consciencieusement civiques, voire militants. Des purs. Autant dire que rien ne vous fera douter de vos certitudes sur l’abstentionnisme et surtout pas des faits. Ne perdez pas votre temps à lire la suite, il sera mieux employé à militer sur vos réseaux sociaux préférés pour « le seul bon candidat capable de redresser la France », quel qu’il soit.
L’abstention aux élections européennes : un cas d’école
Lors des élections européennes de 2014, un magazine a eu la bonne idée de commander à l’Ifop un sondage sur les préférences politiques des abstentionnistes. Après les élections, Olivier Berruyer a eu l’idée encore meilleure de rapprocher ces chiffres du résultat des élections, c’est à dire des préférences des votants. Il est courant, lorsqu’on est déçu du résultat d’une élection, d’insinuer que le vainqueur manque de légitimité puisqu’il représente une part du corps électoral bien plus modeste que sa part des suffrages exprimés. Mais, comme le remarque Olivier :
Ce raisonnement conduit finalement à définir une nouvelle Catégorie Socio-Prof : « abstentionniste », ce qui est stupide. Si on a souvent 50% d’abstentions dans les petites élections, il n’y en a plus que 15% à la présidentielle : il arrive donc bien aux abstentionnistes de voter, ils ont donc bien (évidemment) une opinion politique.
Olivier Berruyer, « Les abstentionnistes voteraient pratiquement comme les votants ! », les-crises.fr, 2015
Comme cette opinion s’exprime lors des élections à faible taux d’abstention, lesquelles ne produisent pas constamment les mêmes résultats politiques, cela suggère d’emblée que les abstentionnistes occasionnels ne sont pas une réserve de gens qui voteraient selon une tendance politique connue d’avance — ni celle que l’on préfère, ni celles que l’on rejette. Il est donc inutile de les blâmer quand on a perdu. Pour les abstentionnistes dans leur ensemble, voici la comparaison avec les votants :
Les différences de répartition des opinions entre abstentionnistes et votants ne dépassent pas les 2 points (allez… 3 points pour les groupuscules de gauche qui ne pèsent pas lourd dans les résultats de toute façon). Ô surprise : les abstentionnistes pensent quasiment comme les votants ! On le voit encore mieux si l’on représente les chiffres sous forme de camemberts :
Et les autres élections ?
Le billet d’Olivier m’avait beaucoup intéressé et j’étais persuadé qu’on pouvait étudier toute sorte d’élections de cette façon. J’ai déchanté en cherchant les enquêtes sur les opinions des abstentionnistes lors d’autres élections : il n’y en a pas. Celle des européennes de 2014 était une commande ; en l’absence de client les instituts de sondage ne travaillent pas pour rien. À défaut d’avoir des enquêtes, on peut cependant essayer de chercher des corrélations entre le taux d’abstention et les résultats. C’est ce que je me suis appliqué à faire pour ce billet. Commençons par les européennes :
L’axe vertical indique le taux d’abstention, c’est facile. L’axe horizontal synthétise le résultat et ça c’est un peu plus compliqué. Pour obtenir cette variable, j’ai classé les partis se présentant à ces élections en cinq catégories : extrême-gauche, gauche, centre, droite, extrême-droite. Je me suis fié à la perception communément admise de chacun d’entre eux, sans émettre de jugement sur la réalité de leur positionnement « vraiment à gauche » ou « vraiment à droite », ni sur la réalité de leur extrémisme ou de leur modération présumés. Ensuite les partis réputés extrêmes ont été positionné à -2 et +2, les centristes à 0 et les autres à -1 et +1. Le pourcentage de voix obtenu par chacun a servi à pondérer ces positions de référence, donnant finalement une seule valeur indicative des résultats. En outre, les micro-partis ayant obtenus des scores ridiculement faibles (moins de 1%) ont été éliminés — c’était trop fastidieux de les inclure, d’autant que leur positionnement politique n’est pas toujours clair.
Deux lignes dites « de tendance » ont été ajoutées, l’une calculée à partir de toutes les élections, l’autre en excluant la première élection européenne, en 1979. Et ça tombe bien : il n’y a pas de tendance ! Vous pouvez prendre un tableur, entrer au pif n’importe quelles données imaginaires, il saura toujours vous calculer une tendance linéaire. Mais cela ne montre pas qu’il y ait une corrélation entre les données. C’est juste que nous pouvons faire toute sorte de calculs dépourvus de sens, sans que les mathématiques nous en empêchent ni que l’ordinateur se mette à fumer. Si nos points étaient quelque peu regroupés autour d’une de ces lignes, nous pourrions subodorer une corrélation. Comme ils sont répartis tout à fait autrement il n’apparaît aucun rapport clair, et encore moins proportionnel, entre le taux d’abstention et les résultats — ce qui est parfaitement cohérent avec le constat fait pour l’élection de 2014 : l‘abstention est un phénomène très peu lié aux opinions politiques des électeurs, elle n’influence donc pas significativement les résultats.
Autre remarque : en retirant l’élection de 1979, visiblement très à part des autres, la ligne de tendance bascule complètement. Elle est donc excessivement sensible à la présence d’une donnée « extraordinaire » ; il ne faut pas, ici, la prendre au sérieux. Conclusion : l’intelligence n’est pas dans le tableur, ni même dans les mathématiques, elle est dans la tête de ceux qui s’en servent. (Parfois elle n’y est pas non plus…)
Après avoir fait l’effort de saisir toutes ces données pour finalement constater qu’il n’y avait rien à constater, ça ne coûtait rien de regarder le taux d’abstention en fonction du temps. Cette fois les points accompagnent bien la ligne de tendance : plus le temps passe, moins les Français ont envie d’aller voter aux européennes.
Que faudrait-il en conclure ? Je ne sais pas.
Voyons d’autres élections. À partir de maintenant, je ne mettrai plus de ligne de tendance sur les graphiques ; vous avez compris que si corrélation il y a, les points dessinent vaguement un chemin, alors que s’ils sont dispersés un peu partout il n’y a pas de lien significatif entre les variables.
L’abstention dans les élections présidentielles françaises
Observons d’abord les premiers tours des élections de la Ve république : on pourrait y voir une tendance ascendante du vote de droite avec l’abstention, mais ce n’est pas très clair. Sur les trois premiers tours ayant connu le plus fort taux de participation, deux penchèrent nettement à droite (1965, 2007), l’autre (1974) ne semble pencher à gauche qu’en raison du classement au centre du futur vainqueur ; les militants de gauche persuadés que l’abstentionniste est un camarade un peu paresseux pourraient se détromper en méditant sur ces trois élections. Les victoires de la gauche en 1981 et 1988 connurent des taux de participation à peine moins élevés ; l’abstentionniste n’est donc pas non plus franchement à droite. Le premier tour de 2002 resta fameux : à la surprise générale, le candidat du Parti Socialiste se fit proprement éjecter alors qu’il était attendu au second tour comme d’habitude ! Ses électeurs avaient-ils oublié de voter ? Pas vraiment : beaucoup de petits partis de gauche obtinrent un score inhabituellement élevé pour eux. Manifestement, les électeurs de gauche étaient fâchés contre leur principal candidat, et l’on ne voit pas pourquoi ils l’auraient été moins dans un scrutin à vote obligatoire.
Aux seconds tours, même impression initiale, tempérée également par l’examen des valeurs extrêmes : les victoires mitterrandiennes (1981, 1988) se situent au même niveau de participation que la victoire gaulliste (1965, contre Mitterrand justement), giscardienne (1974) et sarkozyenne (2007). La plupart des seconds tours se sont joués dans un mouchoir en terme de tendance politique victorieuse, et dans un intervalle de participation serré : 13-20 %. Enfin, en 2002, les électeurs de gauche votèrent massivement pour le candidat de droite, c’est-à-dire : contre le candidat d’extrême droite qui n’avait pourtant aucune chance d’être élu. L’électorat de gauche démontra ainsi de façon anecdotique et cocasse que sa participation assidue pouvait contribuer à rendre encore plus éclatante une victoire de la droite !
L’abstention dans les élections présidentielles américaines et les élections générales britanniques.
Les élections américaines et britanniques présentent une caractéristique intéressante pour notre étude : la grande stabilité institutionnelle de ces pays permet de comparer un plus grand nombre d’élections. Notez que les électeurs américains n’élisent pas directement le président de l’union, le résultat « proportionnel » peut donc être différent du vote final par les grands électeurs.
Grâce au plus grand nombre d’élections, on voit beaucoup mieux… qu’il n’y a rien à voir : les points sont un peu partout. Trump (2016, républicain) a été élu au même niveau de participation que Roosevelt (1944, démocrate) ou Clinton (1992, démocrate) ; Clinton (1996) a été réélu à peu près au même niveau de participation que Bush (1988, républicain). Reagan a été élu et réélu (1980, 1984, républicain) au même niveau de participation que Carter (1976, démocrate), largement vaincu en 1980. Enfin, l’élection de Biden (démocrate) en 2020 ne fut pas triomphale malgré un taux de participation exceptionnel. C’est donc que les abstentionnistes des élections précédentes, soudainement mobilisés, étaient partagés entre démocrates et républicains.
Au Royaume-Uni, les élections penchant à gauche ont connu des taux d’abstention de 16 à 41 %, celles penchant à droite de 21 à 43 %. Autant dire que les travaillistes comme les conservateurs ont connu des victoires tantôt avec peu d’abstention, tantôt avec beaucoup. Le centre du nuage de point est manifestement à droite du centrisme politique, c’est le tempérament national. Mais regardez surtout l’échelle horizontale : comparés à nous, les anglo-saxons sont des gens très modérés, et cette modération s’exprime indifféremment aux variations spectaculaires du taux de participation.
Rhabillez-vous, votre démocratie fonctionne très bien
Il y a, chez les prosélytes du « devoir civique », une véritable incompréhension du processus électoral. Si, comme ils le croient, une variation de l’abstention changeait le résultat des élections, alors l’idée même de connaître l’opinion du corps électoral par un scrutin serait compromise car non-fiable et, en conséquence, illégitime.
Heureusement, ce n’est pas ainsi que les élections fonctionnent. Comme nous le montrent l’étude d’opinion citée en introduction et l’absence de corrélation manifeste entre abstention et orientation politique des élections françaises, américaines et britanniques examinées dans ce billet, le résultat d’une élection est largement indépendant du niveau de participation, ce qui en fait une méthode robuste pour sonder l’électorat. Très robuste même : si un simple sondage sur un échantillon de quelques centaines de personnes peut déjà donner une idée assez précise de l’opinion générale, il n’est pas surprenant qu’un scrutin impliquant des millions de suffrages exprimés soit hautement représentatif des préférences collectives au jour de l’élection.
Il y a juste une chose qui, à chaque élection, semble ne pas fonctionner : l’acceptation par chaque électeur de l’idée toute simple que les autres peuvent avoir des opinions politiques tout à fait différentes des siennes et, en corollaire, que ses convictions (forcément les meilleures) peuvent fort bien être minoritaires. S’il parvenait à admettre cela, il n’y aurait plus qu’un petit pas supplémentaire à faire pour se rendre compte que les opinions politiques des uns, des autres, et même les siennes, sont déterminées par des facteurs démographiques et sociologiques, non par un certain degré de vertu civique. Et le vertige final : la démocratie, quand elle fonctionne au mieux, privilégie les intérêts subjectifs d’une partie de l’électorat contre les intérêts également subjectifs du reste de la population. Elle ne peut rendre consensuelle une société qui ne l’est pas.