En psychiatrie, l’attirance pour les criminels porte le nom d’hybristophilie. Le phénomène est loin d’être anecdotique : on trouve dans les articles de presse de nombreux cas de criminels recevant des sollicitations amoureuses, des demandes en mariage et déclenchant de coupables passions jusque dans le personnel pénitentiaire. En comparaison la zoophilie parait un penchant bien innocent, quoi qu’en disent les associations de protection des animaux. Mais le plus surprenant est que l’attirance sexuelle pour les criminels semble être un trait spécifiquement féminin. Dans un article sur l’inconduite sexuelle du personnel des prisons envers les détenus, le criminologue Philippe Bensimon en donne un aperçu :
Plusieurs centaines d’articles font état de ces meurtriers dont la grande majorité souvent recluse dans les couloirs de la mort aux États-Unis ou à perpétuité en Europe, a reçu ou reçoit des demandes en mariage. Entre 2004 et 2014, 181 détenus répartis à travers 18 prisons belges ont pu trouver l’âme sœur. En 2014, 17 en Écosse et parmi les cas les plus tristement célèbres ailleurs dans le monde : John Wayne Gacy (33 meurtres), Ted Bundy (32 meurtres), Jeffrey Dahmer (17 meurtres), Richard Ramirez (13 meurtres), Francis Heaulme (9 meurtres), Guy George (7 meurtres), Patrice Alègre (5 meurtres) ou ces deux octogénaires tels que Joseph Fritzl qui avait séquestré et violé sa fille pendant plus de 25 ans et Charles Manson (7 meurtres) qui fut d’abord demandé en mariage par une jeune femme de 26 ans avant que cette dernière ne se ravise pour des motifs tout aussi étranges. Le dernier cas connu et qui bat tous les records de popularité avec une moyenne de 800 lettres reçues annuellement : le tueur de masses Anders Breivik (77 meurtres). Certains vont même jusqu’à s’inscrire sur des sites de rencontres, tel Luka Magnotta, celui que la presse avait surnommé “le dépeceur de Montréal”, avec comme adresse de retour, celle du pénitencier ! Fait troublant, lorsque cette sombre histoire fit la une des médias, nombre de mes étudiantes en criminologie se disaient littéralement fascinées par le personnage androgyne, allant jusqu’à me demander quelles procédures entreprendre auprès des autorités pour aller lui rendre visite… Cette attirance morbide pour la délinquance sexuelle figure depuis les deux dernières décennies au tout premier plan de la recherche en criminologie. Plus le mâle est violent et dominant, plus grande est l’attraction voyeuriste pour les histoires criminelles, aussi crapuleuses et paradoxales soient-elles. L’industrie du roman policier et de son adaptation cinématographique, là non plus, ne s’y trompe pas.
Philippe Bensimon, « Un phénomène tabou en milieu carcéral : l’hybristophilie ou les relations amoureuses entre détenus et membres du personnel », Délinquance, justice et autres questions de société, 2016
Dans son papier, Philippe s’est donné beaucoup de mal pour présenter l’attirance sexuelle envers les détenus comme un phénomène non-spécifique aux femmes, bien que tous les cas cités concernent l’hybristophilie féminine. Dans le cas des employées pénitentiaires, il penche pour une explication à base de compassion, de fragilité émotionnelle, voire « une communion, quelque chose de sacré, d’intime et de plus en plus personnel. » Cela ne lui semble pas incohérent avec les centaines de lettres envoyées aux criminels médiatisés par leur groupies transies de désir, ni le succès des fictions criminelles qu’il a lui même souligné. Il ne semble pas imaginer que ce puisse être simplement une attirance sexuelle instinctive pour le mâle le plus « violent et dominant ». Même l’excitation de ses étudiantes, ce « fait troublant », ne l’amène pas à se demander : « Mais bon sang, elles aiment ce genre d’hommes ? »
En préparant ce billet, j’ai trouvé des dizaines de cas bien documentés de femmes épousant ou souhaitant épouser des criminels incarcérés. Je n’ai trouvé qu’un seul cas dans lequel un homme épouse une criminelle condamnée : James Wallace, un professeur de droit qui donnait des cours dans les prisons s’était épris de Veronica Compton, condamnée pour une tentative de meurtre, et l’épousa en 1989 après deux ans d’échanges épistolaires. Le mariage donnant droit à des « visites conjugales » permettant les contacts physiques, il lui fit même un enfant. Si ça ce n’est pas le comble du garçon frustré — se trouver une partenaire incarcérée et une vie sexuelle limitée à la durée des visites en prison — alors je ne sais pas ce qu’il vous faut ! Peut-être est-il utile de préciser que James était de vingt-six ans plus âgé que Veronica et qu’elle était assez jolie. Elle s’était lancée dans le crime après avoir passionnément correspondu avec Kenneth Bianchi, un tueur en série déjà condamné et incarcéré pour une dizaine de meurtres. Veronica avait tenté d’étrangler une serveuse dans un motel pour faire croire que « l’Étrangleur de Hillside » courait toujours et que son cher Kenneth était innocent. Il n’est pas absolument clair que le désir de James de nouer une relation avec une détenue relève des mêmes mécanismes psychologiques que ceux des femmes hybristophiles ; en revanche le comportement de Veronica vis-à-vis de Kenneth est un cas d’école.
Si la presse s’est toujours étonnée des lettres envoyées aux tueurs célèbres, le développement des réseaux sociaux n’a rendu le phénomène que plus évident et consternant. Nikolas Cruz, 19 ans, qui fit un carton à l’arme semi-automatique dans un lycée de Floride en 2018, a eu un groupe Facebook de fans estimé à 300 membres. Et bien sûr beaucoup de courrier :
Comme cela s’est déjà produit avec d’autres tueurs et hommes accusés de crimes avec violence, Cruz, qui est accusé de 17 meurtres en relation avec le massacre du lycée, a reçu des photographies suggestives, des cartes de vœux, des encouragements et d’autres notes aimables, selon le South Florida Sun Sentinel, qui a obtenu des copies de certaines de ces missives.
L’avocat de l’aide juridictionnelle du comté de Broward, Howard Finkelstein, dont le cabinet représente Cruz, s’est dit préoccupé par cette attention. “Les lettres me secouent parce qu’elles sont écrites par des adolescentes ordinaires, des filles banales de tout le pays”, a-t-il déclaré. “Ça me fait peur. C’est pervers.” Le Sun Sentinel a montré une épaisse pile de centaines de pages de photocopies des lettres envoyées à Cruz. “Tu es dans une situation difficile, Nik, et c’est quelque chose que je sais, parce que je l’ai été moi-même”, a écrit l’auteur d’une lettre à Cruz. “Si tu as besoin de quelque chose, je peux te l’envoyer… demande. Si tu as besoin de parler… Je t’écouterai.” Le 15 mars, une personne qui s’est identifiée comme une femme de 18 ans du Texas a écrit : “Quand j’ai vu ta photo à la télévision, quelque chose m’a attiré en toi.” La lettre se trouvait à l’intérieur d’une enveloppe décorée de cœurs et de visages heureux, précise le Sentinel. “Tes yeux sont magnifiques et les taches de rousseur sur ton visage te rendent si beau.” Une autre femme a envoyé à Cruz neuf photos suggestives, a rapporté le journal. Finkelstein a déclaré au Sentinel que les “piles de lettres” envoyées à Cruz ne ressemblaient à rien de ce qu’il avait vu auparavant. […]
Le phénomène des soi-disant “groupies de tueurs en série” a longtemps fasciné et horrifié, d’autres gens ayant fait preuve d’une attraction et d’un comportement chaleureux similaires envers d’autres tueurs, accusés ou condamnés, comme Charles Manson, Jeffrey Dahmer et Ted Bundy, qui a épousé l’une de ses fans avant son exécution en 1989.
Eli Rosenberg, « The Parkland shooting suspect has fans, and they’re sending him letters and money », The Washington Post, 2018
Ted Bundy, l’un des plus célèbres tueurs en série des années 1970 (37 victimes identifiées), est resté un objet de fascination assez fort pour que Netflix diffuse en 2019 un documentaire en quatre épisodes intitulé Conversations avec un tueur : les enregistrements de Ted Bundy, puis une fiction intitulée Extrêmement méchant, scandaleusement malfaisant et vil. Résultat : l’enthousiasme pour le tueur en série a été si voyant sur les réseaux que Netflix s’est fendu d’un message demandant aux fans de fantasmer plutôt sur des hommes n’ayant « pas été condamnés pour meurtres en série ».
On pourrait se rassurer en présumant que l’attrait pour les meurtriers est réservé à des adolescentes pas trop finaudes. Mais cette diversion ne résiste pas longtemps à la lecture des propos de femmes adultes et en pleine possession de leurs capacités intellectuelles, passionnées par le sujet. Ainsi, Laura Elizabeth Woollett, l’auteur d’un recueil de nouvelles inspirées de cas réels estime que :
Il est difficile de dire où se termine la figure du “méchant” et où commence celle de “l’anti-héros”. Il y a là un énorme recouvrement et, par conséquent, les méchants sont souvent romancés — tragiquement imparfaits, mais humains ; sombres et sinistres, mais excitants. Tant que les anti-héros seront considérés comme attirants, les méchants le seront aussi, à un certain niveau. Dans la vie réelle, cependant, il s’agit souvent moins d’être attiré par des hommes exclusivement “méchants” que par les miettes de bonté qu’ils offrent : une attention quand personne d’autre ne la donne, des chatons en peluche, des boîtes de chocolats, des promenades au clair de lune, des conversations intelligentes. Il est plus difficile de voir le mauvais si le bon y est mêlé.
« Why Women Fall In Love With Serial Killers Like Ted Bundy », refinery29.com, 2019
Personnellement, j’aurais cru que « voir le mauvais » chez un tueur en série était la chose la plus facile du monde, mais apparemment c’est difficile pour Laura.
Je reste aussi perplexe devant l’explication de l’hybristophilie proposée par la journaliste Sheila Isenberg, auteur d’un livre intitulé Les Femmes qui aiment les Hommes qui tuent (décidément, il y a un marché pour ce genre de bouquins) :
Je sais que ça semble bizarre et contre-intuitif, mais un homme derrière les barreaux ne peut pas vous blesser, donc il est sécurisant.
« 3 Experts Explain Why Some People Are Attracted to Serial Killers », Cosmopolitan, 2018
Vraiment ? Pourquoi s’en rapprocher alors ? Et que dire des employées pénitentiaires hybristophiles qui côtoient les détenus physiquement ? Et des femmes qui se font les complices d’un criminel ? Et de celles qui, dans les rares cas où le criminel adoré sort de prison, finissent comme ses autres victimes ? Par exemple, Carol Spadoni, qui épousa en 1982 le criminel Phillip Carl Jablonski, incarcéré pour meurtre et précédemment condamné pour viol. En 1990 il fut libéré sur parole pour bonne conduite (bien qu’il ait tenté d’étrangler sa propre mère alors qu’elle lui rendait visite en prison) et en 1991 Carol fut assassinée en même temps que sa mère (72 ans, qui fut également violée) par ce charmant mari « si excitant ».
« Mais toutes les femmes ne sont pas comme ça ! »
Bien sûr, toutes les femmes ne courtisent pas des criminels, loin s’en faut. Mais la question n’est pas là. Lorsque l’on considère que les crimes violents et les viols sont majoritairement commis par des hommes, on comprend que la violence physique est un comportement typiquement masculin en dépit du fait que la très grande majorité des hommes ne sont aucunement des criminels. Et l’on suppose raisonnablement qu’il y a chez les hommes en général un potentiel de violence plus élevé que chez les femmes. Et bien, selon la même logique, l’existence de comportements hybristophiles chez les femmes, à un niveau minoritaire mais pas anecdotique, suggère que l’attirance pour les hommes capables de violence est une composante latente de la sexualité féminine.
Terminons par le témoignage d’une femme normale, n’ayant jamais manifesté d’hybristophilie : Diane Edwards, la petite amie de Ted Bundy avant qu’il ne commette son premier meurtre. Au psychologue Al Carlisle qui l’interrogeait sur le cas Bundy en 1976, elle expliqua pourquoi elle l’avait plaqué :
Il n’était pas fort. Il n’était pas vraiment masculin. Si je m’énervais contre lui parce qu’il avait fait quelque chose, il se sentait en quelque sorte coupable. Il ne se défendait pas lui-même.