Tentation hypergame

Avez-vous déjà lu des romances ? Mais si… Vous savez bien : les romans « à l’eau de rose », où une jeune et jolie héroïne se trouve immanquablement emportée par ses sentiments et les rebonds de la trame narrative vers un homme mystérieux, quasi-inaccessible, exsudant un charme animal ? Non ? Vous avez tort, on apprend beaucoup sur les femmes en se plongeant dans cette littérature. Vous vous en procurerez gratuitement en mettant le nez dans n’importe quelle boite à livre. Pour un investissement financier nul et en assez peu de temps (ça se lit toujours très vite), vous pourrez étudier le désir féminin sous sa forme la plus élémentaire, profonde et universelle. Au bout de deux ou trois vous saurez exactement comment cela fonctionne et vous pourrez vous dispenser de vous en infliger davantage.

Pour les plus pressés, voici une fiche de lecture d’une romance typique : Tentation italienne, par Amandine Frunard, publiée en 2020 dans la collection « Nous Deux passion ». Au passage : si vous êtes prêt à consacrer quelques heures de votre temps à bouquiner vous même ce genre de romans, prenez plutôt des collections Harlequin — même traduit de l’américain le style est moins lourdingue que la pâté littéraire cuisinée par Amandine pour Nous Deux.

L’héroïne s’appelle Alysson, elle est étudiante-dilettante aux Beaux-arts, elle a « une incroyable chevelure rousse », des yeux « verts en amande » et « une silhouette svelte ».

Le garçon s’appelle Julien, il est apprenti tailleur de pierres (mais c’est un futur Compagnon du devoir, pas un vulgaire ouvrier de chantier).

Voici le passage clef de leur rencontre :

Mais quelque chose dans l’attitude du garçon lui fait finalement accepter sa proposition, presque malgré elle. Quelque chose qu’elle a senti dès qu’elle l’a vu s’adosser au réverbère. Il lui semble qu’à cet instant elle a éprouvé la sensation qui caractérise le coup de foudre, cette description si souvent lue dans les livres et à laquelle elle ne croit pas. Oui, alors qu’elle vient de donner son accord pour passer la soirée avec Julien, elle le revoit comme au ralenti se caler contre le réverbère, balayer le parvis de son regard intense, et un désir brutal de faire l’amour avec lui contracte son ventre.

Elle rougit vivement, comme si ses pensées s’étaient matérialisées sur son visage. Jamais jusqu’à ce jour le désir physique ne s’était manifesté en elle de la sorte. Je réagis comme un garçon, se dit-elle.

Notez bien ce qui fait le sel de ce moment aux yeux de l’héroïne et des lectrices : une sensation intense, inégalée et dépourvue de cause apparente. Juste ça. Les qualités de Julien n’y sont pour rien, ils ne se connaissent pas à ce stade. Il n’a pas non plus déployé une grande technique de séduction. Ouverture banale : « Il n’est pas très aimable, le serveur ! », expression d’intérêt au rabais : « Je te trouve très belle. » et invitation lamentable : « Je mange avec mon cousin, qui m’héberge chez lui. Tu veux te joindre à nous ? » Tellement raté qu’elle doit rattraper le coup : « Je dois passer chez moi me changer. Tu m’accompagnes ? » Bref, c’est une fiction. Dans la vraie vie Julien serait parti dîner avec son cousin tout seul et Alysson lui aurait laissé un faux numéro. Seul le désir intense la décide à emmener Julien chez elle et passer aux galipettes tout de suite. Pas de « jamais le premier soir », « on ne se connaît pas encore assez », « invite moi au restaurant d’abord », « seulement avec un préservatif et un test IST négatif », et encore moins de « signons un formulaire de consentement réciproque ». Au lieu de cela ils copulent « furieusement, passionnément » sur le parquet crasseux. « Elle le préfère comme elle vient de le découvrir » (plutôt que le trop gentil garçon qu’il semblait être), avec « son corps d’athlète sculpté par les entraînements de foot et la pratique de la taille de pierre ».

Résumons. La relation idéalisée dans ces pages implique :

• D’être jeune, belle et mince (tant pis pour le discours sur « tous les corps son beaux »).

• D’éprouver des trucs, là… Sans savoir pourquoi mais forts.

• Que l’objet masculin du désir soit bien musclé et assez animal au plumard (re-tant pis pour le discours sur « tous les corps son beaux », et encore plus celui sur la « sexualité non-pénétrative »).

Si votre entourage vous a inculqué que la galanterie, la franchise, l’aptitude à devenir un bon partenaire de vie et la beauté intérieure étaient des qualités essentielles pour séduire une femme, et bien… On vous a raconté des âneries. Désolé. Vous auriez mieux fait de pousser de la fonte, baratiner sans vergogne, ne tenir la porte à personne en dessous de soixante ans et garder votre argent de poche pour vous.

Mais revenons à Tentation italienne. Les soixante et quelques pages qui suivent sont d’une platitude extraordinaire. Bien peu d’auteurs sont capables d’approcher le degré d’ennui atteint par Amandine dans ces pages (heureusement le livre n’en compte que cent vingt-cinq au total). En gros, Alysson et Julien vont passer des vacances en Italie, et finalement Alysson y reste comme stagiaire dans un musée pendant que Julien retourne faire son devoir en France. Et tout d’un coup, à la soixante dix-neuvième page : « Bonsoir. Je m’appelle Sandro. » Voilà, c’est M. Tentation. Il ressemble à Alain Delon jeune nous précise fréquemment Amandine (mais qu’elle âge a-t-elle donc ?). Sandro joue un drôle de jeu avec Alysson : il ne lui parle pas, ne la courtise pas, ne l’embrasse pas et ne la saute pas. Il se contente de l’emmener régulièrement avec sa Ferrari qu’il conduit trop vite, jusque dans des fêtes sur des yachts ou tout le monde leur témoigne un respect un brin distant et une grande docilité. Sandro est beau, mystérieux et délicieusement inquiétant (ai-je précisé qu’il ressemble à Delon jeune ?). Il semble avoir le bras très long et même inspirer de la crainte à la bonne société qu’il fréquente. En Italie. Qu’est-ce qu’il peut bien faire dans la vie ce garçon, à votre avis ?

Tout cela prend une quarantaine de pages à peine moins chiantes que les soixante précédentes. Alysson se reproche mollement de trahir son cher et fade Julien qui continue de bosser en France pour devenir un bon compagnon (du devoir et de sa chérie) pendant qu’elle s’applique à ne pas comprendre que Sandro est un chef de la mafia. Le luxe, l’aventure, tout ça… Finalement elle apprend quel est le job du sosie de Delon en épiant une conversation, et là on se marre :

Elle qui a toujours eu horreur de la violence et de la domination masculine, comment peut-elle supporter de partager la table d’un chef mafieux ? Pourquoi ne lui hurle-t-elle pas que ce qu’il est lui inspire de la répulsion ? Par quel mystère éprouve-t-elle malgré ce qu’elle sait de lui, l’envie de le serrer contre elle et de le réconforter ?

Elle trahit un homme qui représente toutes les valeurs qu’elle partage pour un autre qui est son antithèse. Elle ne se reconnaît plus. Aurait-elle perdu la raison ?

Ah, comme j’ai horreur de « la domination masculine » ! Ah, comme il est beau mon mafioso ! Et mon pauvre Juju qui ne parvenait à être un animal que dans le lit, en restant un type incurablement civilisé le reste de la journée… Ah, qu’est ce qu’il m’arrive ! En tout cas c’est très bon, j’en reprend !

Elle ne parvient plus à croire que l’homme à ses côtés est un chef mafieux. Près de lui, elle se sent en sécurité.

Voilà, c’est le paradoxe de l’hybristophilie : être désirée par un homme capable de violence est plus sécurisant que d’être aimée par un brave type pacifique. En tout cas, ça devait l’être au cours des centaines de milliers d’années de préhistoire et durant les temps historiques jusqu’à très récemment. Notre époque, au contraire, est si facile et si sûre… mais notre instinct de primate s’en fiche. Nous recherchons encore et toujours la sécurité — les femmes bien plus que les hommes. Le corps athlétique de Julien est un signe désirable de sa capacité à protéger Alysson. Mais Sandro est beaucoup plus fort : il a déjà tué et fait tuer. Sur l’échelle féroce du désir féminin, il est très au dessus de Julien.

Sandro se confesse à Alysson : il est né dans la mafia, s’en est enfuit en épousant à dix-huit ans son amour d’enfance dont Alysson est le parfait sosie. Deux ans plus tard son père et son frère sont trucidés par un clan rival et sa femme se tue en voiture. Fou de douleur, Sandro-Delon prend la place de son père en commettant toutes les horreurs nécessaires et fait prospérer son clan comme jamais — avec juste un peu de dégoût de lui-même, parce qu’au fond c’est un type bien, lui aussi (d’ailleurs, il ne tue pas les innocents, il se contente de les racketter « jusqu’à la ruine »). Une Bête de violence, mais apprivoisable par la Belle : c’est l’acmé des fantasmes féminins.

D’un coup, parce que la question est formulée par Sandro, Alysson comprend qu’elle s’est trompée sur ses sentiments. Elle n’a aucune envie de le suivre en Amérique. Elle n’a été attirée que par sa beauté, les mystères dont il s’entourait, la vie de luxe qu’il lui a procuré ces derniers mois… Elle s’en serait lassée très vite. Il lui aurait manqué la complicité qui l’a liée à Julien dès la première seconde.

Julien est l’homme de sa vie. Le soleil qui s’extrait de l’Adriatique vient éclabousser de ses rayons naissants cette évidence.

Alors, c’est vu ? Alysson va reprendre le train pour Paris et retrouver Julien-l’homme-de-sa-vie en laissant le truand aller au diable, n’est-ce pas ? Et bien non ! Elle lui roule un patin et…

Alysson et Sandro font l’amour à l’extrême sud de l’Italie, en sachant tous deux que ce sera l’unique fois. Pour lui, c’est comme un long et doux pardon, un baume qui apaise la douleur née de la disparition d’Elvira. Pour elle, c’est une manière de clore la parenthèse des Pouilles, de lever le mystère qui l’avait fasciné. Tandis que le corps de Sandro se déploie en elle, jamais elle n’a été si certaine de son amour pour Julien.

Méditez bien la dernière phrase. Les femmes n’éprouvent pas de remord quand le désir les amène à copuler avec un autre homme que leur compagnon, pour peu que leur amant soit d’une valeur supérieure dans l’ordre instinctif. Pauvre Julien. Il a beau avoir toutes les qualités d’un bon compagnon (même un corps sculptural !), son Alysson ne pouvait laisser passer une si belle occasion de recevoir le matériel génétique d’un homme plus sauvagement désirable que lui. Trois pages avant la fin, c’est pas de bol…

Le livre se termine sur les retrouvailles d’Alysson et Julien, mais nous pouvons facilement imaginer un épilogue : quelque temps plus tard, Alysson annonce à Julien qu’elle est enceinte. Julien, fou de joie et conscient de son devoir, épouse Alysson. Tout le monde est très heureux. À mesure que le premier enfant grandit, Julien s’étonne parfois qu’il lui ressemble si peu, mais n’ose parler de ses doutes à personne. Il s’en veut même de soupçonner son épouse adorée. Alysson s’applique à le conforter subtilement dans son rôle de père, attentive au moindre signe de doute chez lui. Et puis, elle lui a donné un autre enfant qui lui ressemble de physique et de caractère. Son seul souci est l’aîné : plus il grandit, moins il respecte Julien. Moins il respecte l’école. Moins il respecte la société. Plus il la fixe silencieusement, de « ses yeux magnifiques et fous » comme ceux de Sandro. Une question est armée sur ses lèvres.

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