Polyamour tragique 4

« Amours féminines, femmes amoureuses  », par Laurent Colin

Je pensais la connaître, moi plus que tout autre, je croyais pouvoir dire que je savais tout d’elle. Pauline Delcourt était une personnalité publique, en tant que cela, sa vie ne lui appartenait pas.

Comédienne, mère, femme désirable et désirante, héritière d’un nom-passeport, point final d’une histoire familiale, Pauline était un être libre, enchaînée à un destin séduisant. Ce qu’il était possible de réaliser ne prenait pas en compte la possibilité de se trouver : « Sois-toi même, car tous les autres sont déjà pris ! » souffrait d’une clause restrictive : « Tu peux être ce que tu veux, pas qui tu veux ! Tu es une Delcourt ! »

La vie de Pauline Delcourt, ce que l’on en sait, ce qui se devine entre les lignes, l’envers du décor, est un refus, une absence, un silence qui ne dit mot.

En toute mère il y a un puits, comme ceux que l’on trouve dans les films d’horreur, avec une margelle de pierre, un portique grinçant et un seau de bois sombre cerclé d’acier. C’est un abîme, un tunnel vers le tohu-bohu primaire, un espace sans écrits et préhistorique où tout n’est que « mots-dits ». Un réservoir de toutes les vies précédentes, des générations silencieuses, des serments précédents la naissance.

Narcisse est mort de s’être trop admiré dans le miroir stagnant de l’eau du puits. Il n’est resté de lui que son reflet, le figurant. Et ce personnage sera incarné par un acteur malgré lui, destiné à porter le nom d’un autre, un « je » d’enfant ! Vraiment ?

Silence et folie se confondent, un fétiche viendra clore et sceller cette poignée de mains. Il est le foulard posé sur une tête nue, le volet fermé à la fin des vacances, le secret de la momie. Objet à la fois vivant et inanimé, mandaté par une mère pour colmater l’intime sans fond.

Cette famille est à la fois forte et faible, flexible et rigide. La muraille est solide face aux avanies de la vie, elle doit être impénétrable. Douves et pont-levis, courtine et tours de flanquement, l’enfant-fétiche est le verrou de la forteresse, le castrum archaïque de la Rome antique est un castrat, une claustration. Dans sa périphérie, les serviteurs, petites gens et nobliaux, bon vassal et gentil féal, joyeux troubadour ou colporteur : La cour ! Elle assure protection, publicité et approvisionnement.

Seule garante de l’arbre généalogique et génie des origines, la mère règne sur l’Empire, le mythe autarcique d’un paradis auto-générateur. « Nous ne devons rien à personne, nous qui sommes issus de nous-mêmes. »

Que survienne un danger, un malheur, si par inattention la sentinelle regarde ailleurs, alors la faute en incombera au talisman. La grille sera renforcée, on ajoutera des meurtrières aux murs. L’enfant-phare, le fétiche mort-vivant, enfer d’une autre planète reprendra la place occupée, celle de héraut malade pour les autres. Dans les tréfonds du puits sans fin, au cœur du donjon se trouve la clé du coffre à secret.

Pourquoi tant d’efforts et de dépenses pour assurer une telle puissance ? Si l’unité est si importante à préserver c’est qu’elle n’est pas si cohérente. Le monolithe, vu de loin, est en vérité friable. La pierre se délite.

Il faut mentir, le fétiche est convaincu d’un destin glorieux ; sa mission est héroïque et sa chute sera fatale. Il ne peut y avoir de petites trahisons, au nom des anciens et des deuils ancestraux, sa faute tuerait les morts.

Arrive une faille. Des marches du royaume, aux bordures des confins, dans les provinces éloignées, l’unité se fissure. Un messie fédère une autre parole, le vent se lève. Par quel hasard créateur, d’où provient cette graine de désordre ? Il importe, on serre les rangs, l’ennemi est sur la route.

L’eau suinte sans bruit, les caves se remplissent et quand le sommelier s’en aperçoit, il est trop tard. Les fondations sont fragiles, l’arrogant château-fort vacille. Les pages du Livre familial sont blanches, la vérité efface les rêves isolés. Ce prophète de l’au-delà, insoumis à la loi prévalant en ces contrées est une bombe H. Une voix, suivie d’un fracas et l’escalade commence. Le figurant devient soldat, diplomate, monstre et cerbère, arborant fièrement couleurs et cimiers, il jouit de sa grande importance à vrai dire. Il se rend compte, il aime l’ennemi, grâce à lui, son destin se réalise. « How deep is your love ? » ton amour est sans fin ? « Œdipe is your love ! »

Mais il est seul et cette solitude est insupportable, la jouissance est inouïe, la chaleur atteinte est celle d’un soleil des premiers instants, elle atteint un seuil critique, une fulgurance opaline déchire le ciel, la fission opère entre pôles opposés. Un bruit blanc vient démentir le dément.

Pour Pauline Delcourt, cette catastrophe porte un nom d’ouragan : Paula. N’est pas tornade celui qui le veut, il faut correspondre, il y a une saison, un temps pour ça, cette expérience n’est pas reproductible en laboratoire, à l’abri d’un sarcophage de plomb, les yeux derrière d’épaisses lunettes. Le mur du soi inébranlable est soufflé. La tempête est imprévisible, unique, elle arase et efface jusqu’aux souvenirs. Il n’y aura pas de survivants.

« Amours féminines, femmes amoureuses  », par Laurent Colin

Le Destin. Certains y croient — les scénaristes de Hollywood entre autres, tant les films des grands studios sont truffés d’appels à l’étoile cachée — les protestants, les mystiques, les marxistes… qui encore ?

La mère de Paula est un syncrétisme du fatum. Tarot, runes, lecture des lignes de la main, numérologie, gématrie, arithmomancie… sont les techniques, la forme. Car dans le fond, la conviction d’une histoire derrière l’histoire, d’un récit caché entre les lignes, Jeanine Haddad l’a toujours eu : C’est un cadeau maternel, un héritage de sa Pologne natale.

Jeanine affirme qu’elle ne rêve pas. Elle ne va plus à l’église depuis la disparition de Youssef, son beau kabyle.

De fait, Youssef n’était pas kabyle. À moitié seulement. Son père était berbère et sa mère normande. Ne serait-ce l’idée qu’ont eu ses parents de lui donner un prénom à consonance arabe pense Jeanine, Youssef passait pour un Français de souche. Ce qui au départ, était une idée généreuse, s’est révélé désastreux à l’usage. Youssef connaissait bien l’intimité des petits blancs, il a vécu dans une cité de transit d’Elbeuf. Ses origines maghrébines passaient inaperçues. Hors les murs gris des barres, les choses étaient différentes. Pour l’institution, il était un Arabe. On le croyait musulman, on le soupçonnait de polygamie passive. À l’école primaire il avait automatiquement droit au plat sans porc. À l’armée, un adjudant lui expliqua que sans porc, ça veut dire sans viande. Au lycée, certaines filles voulaient coucher avec lui, persuadées que faire l’amour avec un homme circoncis est une expérience. Youssef s’arrangeait pour faire semblant… Sauf avec Jeanine…

Son père disparut, la mère de Youssef est devenue folle. Il n’y avait personne pour retenir sa main. Dans l’appartement aux murs fragiles, ses éclats étaient connus de tous. Parce qu’il ne fléchissait pas et qu’il pardonnait, Youssef était la cible principale de ses colères féroces.

Comme il était l’aîné, il allait au-devant de ses poings. Ses frères ne le haïssaient que davantage. Il leur a pardonné. Youssef a aimé sa mère avec compassion. Elle ne voulait de lui que le mépris. Youssef est parti sans se retourner.

Youssef a rencontré Jeanine à Merlicourt dans le Pas-de-Calais. Pendant la ducasse de la Sainte-Barbe, la patronne des pompiers et des mineurs. Jeanine est fille de mineur. En dépit de son prénom, elle est d’origine polonaise. Son père, Bolek, est arrivé de Silésie avec sa famille en 1920. C’était une famille de mineurs, catholiques et Polonais. Ils ne se mélangeaient pas. Dans les corons, des rues leur étaient réservées. Dans les mines, ils formaient leurs propres équipes. La vie des femmes était aussi dure que celle de leurs maris. Elles tenaient la maison, faisaient tourner la machine à laver. Il fallait économiser sur tout. Jeanine accueillit l’annonce de la fermeture des mines avec soulagement, comme le signe d’un avenir différent. Youssef était venu dans le Nord pour devenir houilleur. Il en repartit aussi vite que possible. Jeanine avec lui.

La famille de Jeanine ne voulait pas du « bougnoule ». Jeanine et Youssef se voulaient pour eux-mêmes. Salement, désespérément, âprement. Ils n’avaient rien, pas de passé, pas d’histoire. Derrière eux, ils ne laissaient que des souvenirs dont nul ne voulait, sans valeur sur le marché de la mémoire. La mine, les lotissements sales de suie, la promiscuité étouffante de l’aide sociale. La pitié. Alors ils sont partis. Pour Paris, la ville des anonymes, la Capitale des ombres. Pour un mariage dans la plus stricte intimité.

Ils ont fait mille boulots : dame de service, garde-malade, baby-sitter, vendeur d’aspirateurs, manutentionnaire… Ils ont bouffé des restes trouvés dans les poubelles, les invendus du marché. Ils manquaient de tout, donc rien ne manquait. Il y avait Youssef, il y avait Jeanine. Ils avaient le monde pour eux. Quand Jeanine a trouvé la place de concierge, rue Edgar Poe, une valise comme maison, pour la première fois de leur vie, ils ont fait des achats. Une commode, un canapé-lit, un four. Ils étaient chez eux. Un kabyle et une Polonaise n’attiraient pas l’attention. Youssef et Jeanine aimaient cette ville comme on aime une vieille dame. Élégante, ses trottoirs sont autant de rides. Et dans ces rides, Paris apprend l’art de vieillir. Ils se croyaient à l’abri. Alors le préfet Papon a décrété le couvre-feu, les événements d’Algérie, le FLN, l’OAS, l’arrestation de Ben Bella… Youssef devait choisir son camp, il est allé manifester — contre l’avis de Jeanine. Il pleuvait ce jour-là, le 17 octobre 1961. Youssef n’est pas revenu.

Jeanine ne s’est jamais remariée. Elle a croisé la route de Daniel, lui a donné deux enfants, Paula et Jean, les a élevés sans amour mais avec gravité. Elle a vécu sa maternité comme l’octroi obligatoire de sa condition de femme à l’espèce. Elle s’est détestée dans le rôle de baleine échoué et a décrété qu’après le quatorzième anniversaire de Paula, sa mission prenait fin et du jour au lendemain « Maman » est devenu Jeanine.

Mais voilà, quand il a fallu s’y coller, elle a, en infirmière héroïque de la bataille d’Angleterre, à la guerre comme à la guerre, fait contre mauvaise fortune bon cœur. Elle n’a pas été une bonne mère, elle a été une mère efficace.

Quand, adolescente rebelle, Paula a tenté la provocation classique : « j’ai pas demandé à naître », Jeanine a répondu : « moi non plus, mais je l’ai accepté, à ton tour maintenant », ce qui a définitivement clos le débat.

(À suivre…)

Write a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *