Enquête sur un désarroi contemporain : princesses et serviteurs

Dans son essai La Fin de l’amour, la sociologue Eva Illouz n’a pas écrit que des platitudes féministes, loin de là. Non seulement elle livre d’intéressantes réflexions sur la marchandisation de l’amour (emballées dans l’inévitable solipsisme féminin), mais elle cite également de longs passages des entretiens réalisés avec des hommes et des femmes au cours de son enquête. En voici une lecture pilule rouge, dans l’angle mort des œillères sociologiques.

Après avoir constaté les ravages des applications de rencontre, l’impasse de l’hypersélectivité féminine et les attentes contradictoires des hommes et des femmes, un autre obstacle se dresse devant le bonheur des couples : les exigences des femmes et la lassitude des hommes à les satisfaire.

Sunhil [43 ans] : Il y avait une femme dont j’étais fou ; nous avons vécu ensemble pendant trois ans. Je l’aimais vraiment beaucoup ; j’étais très sérieux avec elle et nous avons failli nous marier. En fait, on vivait comme si nous étions mariés. Mais elle avait des habitudes alimentaires bizarres ; du genre pas de gluten, pas de sucre, pas de chou, pas de lentilles, pas de bananes, rien du tout. Quand on essayait de cuisiner ensemble, c’était un cauchemar. Je veux dire, c’était carrément infernal.

Je comprends Sunhil ! J’ai connu une Parisienne qui était végétarienne mais refusait certains légumes qu’elle n’aimait pas, évitait l’ananas parce qu’elle était allergique et la banane à cause de son père (ne me demandez pas : j’ai eu peur de savoir et n’ai pas réclamé de détails). Mais ce n’était pas la plus compliquée, même de loin : une autre était végétarienne, suivait un régime cétogène (pauvre en féculents, sucre et fruits) et voulait manger cacher. Autant dire que la liste de ce qu’elle s’autorisait encore à avaler tenait sur un Post-it ! J’ai fini par fuir toute femme n’ayant pas un régime alimentaire à peu près normal et par trouver excitantes la plupart de celles qui aiment le vin, la vie et la bonne chère.

Au début, je respectais ses besoins, mais lorsque j’ai commencé à lui poser des questions sur les raisons pour lesquelles tel ou tel aliment lui était interdit, ça l’a énervée. Un jour, elle est allée consulter un gastro parce qu’elle avait un reflux gastrique, et il lui a dit : « Vous avez donné tout votre argent à des charlatans, que des charlatans, vous ne vous êtes jamais fait examiner ni diagnostiquer pour un intolérance au gluten, vous vous êtes diagnostiquée toute seule. Et vous avez dépensé un argent fou. » J’étais avec elle chez le médecin, et lorsqu’il lui a dit tout ça, j’ai ressenti quelque chose d’extrêmement bizarre et effrayant. Tout d’un coup, j’ai cessé de l’aimer, à peu près sur le champ. Toutes mes disputes avec elle se sont cristallisées autour de ce point.

Intervieweuse : Pourquoi ?

Sunhil : Parce qu’il m’est clairement apparu qu’elle n’avait aucun respect pour la science. Je respecte la science. Et là, j’ai compris qu’elle avait des croyances bizarres. C’est comme si j’avais perdu confiance en elle à ce moment-là. Comme si je ne pouvais plus la prendre au sérieux. Si elle ne pouvait pas prendre les médecins au sérieux, qu’elle dépensait tout cet argent pour des habitudes alimentaires bizarres et pour des charlatans, je ne pouvais tout simplement plus la respecter.

Eva Illouz, La Fin de l’amour, enquête sur un désarroi contemporain, ed. Seuil, pp. 279-280

Les femmes sont les principales clientes des astrologues, rebouteux et autre prestataires en « lithothérapie par les énergies positives », « naturopathie ayurvédique » ou « sortilèges du féminin sacré ». Certes, il existe de brillantes et rigoureuses scientifiques, tandis que les hommes sont parfois bien crédules (au sujet des femmes, par exemple). Mais en général le sexe féminin est le plus friand de consolations magiques, et le sexe masculin de solutions effectives. Des millénaires de confrontation risquée au monde naturel ont produit cette inclination chez l’homme, au profit de sa femme et de sa progéniture. Pourquoi attendre d’une femme un niveau de rationalité masculin ? Pourquoi « la prendre au sérieux » ? Pour s’en faire un partenaire solide dans la lutte existentielle ? Elles semblent plutôt à la recherche d’un bon cheval : fort, docile et remplaçable au besoin. Comptant peu sur leurs propres capacités, elles sont rassurées d’avoir des options.

David [50 ans] : Je me souviens que ma femme avait pris un abonnement dans un club de sport qui coûtait cher et auquel elle n’allait jamais. Je lui ai dit : « Annule ton abonnement et paye une séance quand tu veux y aller. Ça coûtera moins cher. » Mais elle a refusé et, comme d’habitude, elle s’est mise en colère, elle a dit qu’elle voulait avoir l’abonnement pour avoir le choix d’y aller ou non. Pour elle, tout était question d’options. Aujourd’hui que nous avons divorcé, je comprends en fait qu’elle s’est séparée parce qu’elle pensait que toutes ces options lui resteraient ouvertes. Mais ce n’est pas le cas. Elle est toujours seule avec toutes ces options.

Ibid., p. 283

Arrivés à un âge mûr, certains hommes ont compris le truc et ne veulent plus jouer le rôle d’approvisionneur sécurisant, tout transi d’amour serviable. Le romantisme, d’accord, mais à condition que ce soit réciproque. Pas de chance, les femmes dans leurs âges sont généralement en recherche de sécurité et angoissées par le déclin avancé de leur capacité de séduction. Prendre simplement du bon temps dans une relation égalitaire, non-économique, entre deux individus indépendants leur est aussi difficile que pour un grand brûlé d’apprécier les chatouilles.

Arnaud [63 ans] : J’ai eu beaucoup de relations depuis mon divorce, certaines ont duré assez longtemps, mais elles ont toutes pris fin à un moment ou un autre.

Intervieweuse : Savez-vous pourquoi ?

Arnaud : Certainement. Parce qu’au bout de cinq minutes, enfin vous voyez ce que je veux dire, pas littéralement cinq minutes, mais disons assez rapidement, la femme voulait s’installer chez moi, penser à l’avenir, vivre sérieusement la relation, ce qui pour moi était impossible. Je me sentais bien avec elles, je les appréciais, parfois même je les aimais, mais je ne pouvais pas sacrifier ma liberté. Ma liberté était plus importante pour moi.

Intervieweuse : Donc, lorsque vous rencontrez une femme, vous préférez que le rapport sexuel soit sans lendemain ?

Arnaud : Pas du tout ! Je déteste le sexe pour le sexe, je déteste les aventures d’un soir. J’aime les relations, mais je ne veux pas tomber dans le piège des relations. Je veux vivre au présent, je ne veux pas savoir ce que fait ma partenaire pendant son temps libre quand elle n’est pas avec moi, et je ne veux pas qu’elle sache ce que je fais. Nos vies sexuelles doivent être libres. Séparées.

Intervieweuse : Donc, si je vous comprends bien, vous ne voulez pas d’une relation monogame, engagée et régulière ?

Arnaud : Oui, exactement. Pourquoi définir à tout prix les relations ? Pourquoi les femmes ont-elles besoin de savoir « où elles vont » ? Je n’ai pas besoin de savoir où va la relation. Chacun devrait être libre vis-à-vis de l’autre.

Ibid., pp. 125-126

Remarquez : le discours d’Arnaud, homme mûr, est tout à fait semblable à celui des jeunes femmes : « Il voulait aller trop vite… Je ne me sentais plus libre… J’aime pas le que ce soit juste du sexe, mais je veux vivre au présent… Pourquoi définir les relations [en option, insérez : “selon le modèle patriarcal oppressif”] ? Chacun devrait être libre vis-à-vis de l’autre. » Le point commun entre hommes mûrs et jeunes femmes ? Avoir des options sur le marché sexuel. La plupart des jeunes hommes en ont peu, et parfois aucune.

Mais revenons aux habituelles relations « sexe contre nourriture et protection » :

Richard [50 ans] : Elle trouvait que je ne respectais pas ses besoins ; que si je voulais ou que je faisais quelque chose de différent de ce qu’elle voulait, cela signifiait que je ne respectais pas ses besoins. Plus le temps passait, plus il fallait que je respecte ses besoins : quand elle était enceinte ; quand elle travaillait ; quand elle était au chômage ; quand ma mère est morte. Il était toujours question d’elle et de ses besoins. Et de ses critiques, comme quoi je n‘en faisais jamais assez, ou que je ne faisais rien comme il faut. Ça me rendait dingue. Je lui ai expliqué que le fait que j’avais des besoins distincts ne voulait pas dire que je ne respectais pas les siens, que je ne pouvais pas toujours correspondre à ses besoins. Mais elle ne l’entendait pas ainsi. C’était assez difficile pour moi, parce que j’aimais être marié et avoir une famille, mais il s’agissait toujours d’elle et de ses besoins. Alors j’en ai eu assez et je suis parti. Je pense que nous sommes tous les deux en paix avec tout ça aujourd’hui.

Ibid., p. 288

Oui, Richard, elle est en paix avec tout ça aujourd’hui : elle ne pense jamais à toi. Seul un homme excitant laisse une marque durable dans la psyché d’une femme. L’approvisionneur dévoué est aussi peu mémorable qu’un aspirateur, une cocotte-minute ou un vibromasseur. Les femmes ont un autre point de vue sur les relations que le nôtre. Dans l’extrait suivant, j’ai mis quelques mots-clefs en évidence :

Daniella [49 ans] : J’ai toujours eu le sentiment qu’il n’était pas avec MOI, qu’il ne ME soutenait pas et n’avait pas la même manière de voir le monde que MOI. En général il ne prenait pas MON parti. Mais notre mariage se passait bien. Je veux dire que nous avions une famille, des amis ; on faisait des voyages ensemble. Tout fonctionnait. Mais à un moment, j’ai voulu faire une thérapie, il y a peut-être cinq ou six ans, parce que j’avais des crises d’angoisse, alors j’ai fait une thérapie, et petit à petit j’ai compris que MA relation avec lui était pour une bonne part la source de MON angoisse, qu’en fait je ne ME sentais pas soutenue par lui. De l’extérieur, je continuais à faire les choses comme avant. Mais j’ai changé. Je ne pouvais tout simplement plus accepter de ne pas être soutenue comme je le voulais. Et à un moment donné, j’ai simplement pris la décision de partir. Parce que je sentais que cette relation était trop lourde à porter pour MOI.

Ibid., pp. 294-295

En résumé : Daniella n’attendait pas tant une relation intime, une famille, des amis, des voyages et une vie de couple où « tout fonctionnait » que du soutien. Être soutenue, MOI, tout le temps. Par lui. Parce que sinon, cette relation par ailleurs entièrement fructueuse était « trooooop lourde à porter » pour la pauvresse. C’était ça la fonction de son mari : la soutenir, la servir. Il ne l’a pas compris, cet imbécile. Si ça se trouve, le couillon a même été triste quand elle l’a congédié. Pire : une fois libéré, il s’est peut-être trouvé, de sa propre initiative, une autre patronne. Les hommes sont si longs à comprendre, hypnotisés par leur amour et leur désir de l’autre sexe.

Même la servitude la plus zélée ne sauve pas les gentils bêtas de la rupture. Nulle dévotion besogneuse ne peut causer à une femme un désir authentique. Car l’instinct sexuel féminin préfère les vainqueurs, les dominants, tout en aimant qu’on s’occupe d’elles. Elles désirent l’Homme indomptable, l’épousent parfois… puis regrettent de l’avoir dompté. L’homme ne peut-il être tout à la fois le voyou torride, le mari fidèle et travailleur, l’amant un rien volage mais toujours présent, le père et chef de famille rassurant (mais égal) et l’ami-peluche à qui l’on peut tout confier ? C’est pourtant un programme simple… Comment peut-il rater ça, ce grand nigaud ?

Naomi [52 ans] : Ce n’était pas un partenaire à part entière. Il travaillait sans arrêt. Il n’était pas du tout avec moi pour élever les enfants ou créer un foyer. Il ne savait que travailler. J’ai alors compris que ce n’était même pas un partenaire. Que je serai seule à m’occuper de tout ça.

Intervieweuse : Que vous seriez seule.

Naomi : Hmm, ce n’est pas juste le fait d’être seule, vous savez, c’est plutôt un sentiment de solitude, de colère, de tristesse, et même de trahison, oui, de trahison de l’amitié. Avant nous étions amis, nous faisions tout ensemble. Et lorsque nous n’étions pas ensemble, on avait le sentiment que chacun était libre de faire ce qu’il voulait, mais avec les enfants, c’est quelque chose qui m’a été imposé, il fallait que je m’occupe d’eux, et je l’ai fait seule. Il était libre de parcourir le monde, et moi j’étais celle qui restait seule à la maison. Je l’ai vécu comme une trahison.

Ibid., pp. 289-290

En effet, beaucoup d’hommes ne savent que travailler. Un peu comme s’ils avaient été sélectionnés pour ça. Ils en meurent parfois. Combien peuvent satisfaire les attentes matérielles de leur épouse tout en partageant avec elles toutes les activités domestiques, familiales et ludiques ? Combien ont une activité à la fois lucrative et peu contraignante ? Ne serait-il pas raisonnable pour les femmes des classes moyennes d’admettre que la division traditionnelle des tâches est un modèle économique efficace et très avantageux pour elles ?

Bérénice [37 ans] : Il y a de nombreuses années, avant que je commence à travailler au théâtre, je voulais louer un atelier pour faire mes créations artistiques. Il travaillait, moi non. Je restais à la maison et élevais les enfants, mais quand ils ont commencé à être grands, j’ai voulu avoir un atelier pour pouvoir créer mes œuvres. On pouvait se le permettre, mais cela impliquait certains sacrifices, et il a refusé. Il a dit que ce serait une trop grosse dépense. C’est vrai que ce n’est pas facile de subvenir aux besoins de toute une famille avec un seul salaire. Mais même si je comprenais son point de vue, je lui en ai voulu. Je me suis sentie trahie. J’avais le sentiment qu’il n’avait même pas essayé de voir si ça pouvait marcher ; cet atelier était important pour mon développement personnel et j’avais l’impression qu’il s’en fichait. Même si cela ne représentait pas un changement de carrière pour moi, j’avais très envie de peindre et de créer. Après ça, je crois que je ne l’ai plus jamais aimé comme avant. Parce qu’il ne m’a pas aidée à faire quelque chose qui comptait vraiment pour moi.

Ibid., p. 292

Parce qu’il n’a pas voulu payer le « développement personnel » de madame, en plus de toutes les autres dépenses de leur famille. Pauvre bêta mal-aimé. Pourtant cela impliquait juste « certains sacrifices » — les siens, puisqu’il était la seule source de revenu du ménage. La bête de labeur. Mais le vent tourne à présent. Certains jeunes hommes se rebiffent :

Intervieweuse : Avez-vous une petite amie ?

Raphaël [24 ans] : En fait, je viens juste de rompre avec elle.

Intervieweuse : Pourriez-vous me dire pourquoi ?

Raphaël : J’avais passé une très mauvaise journée ; je m’étais disputé avec mon patron au travail et ça m’avait stressé. Le soir, j’ai discuté avec elle au téléphone, comme on avait l’habitude de le faire, et je lui ai dit que j’avais eu une journée difficile. Puis elle m’a aussi raconté sa journée. Mais j’imagine que je prêtais une moins grande attention que d’habitude. On a continué à se parler puis on a raccroché. Une demi-heure après, elle me rappelle, et elle me dit qu’elle a été dérangée par mon manque d’écoute. Je dois dire ici qu’elle fait des études pour devenir psychologue clinicienne. Elle est à fond dans ce truc. Et j’imagine ce qu’elle a pu se dire après notre conversation [imitant une voix de fille] : « Oh mon dieu, il ne m’a pas écoutée comme il aurait dû. » [Ton d’ironie moqueuse] Et vous savez quoi ? J’ai pensé : «Putain, mais qui es-tu pour me dire, après deux rencards et une putain de mauvaise journée, que je ne t’écoutais pas avec assez d’attention ? » J’ai trouvé que c’était vraiment déplacé. Après deux rencards, elle ne peut pas me faire un truc comme ça. Alors j’ai tout arrêté.

Ibid., p.224

Ne vous faites jamais le serviteur d’une femme : ainsi, elle vous appréciera davantage ; au pire, vous serez un homme libre.

Write a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *