Le billet inaugural des Effrontés, constatant la déroute de la presse masculine, m’a donné l’envie d’examiner le contenu passé du plus célèbre magazine masculin : Playboy. À partir de septembre 1962, le lapin coquin s’est mis à publier un entretien par numéro, totalisant 723 invités à la dernière parution papier en avril 2020. Dans les années 1980, une seconde rubrique d’entretiens intitulée « 20 questions » est apparue. Je ne l’ai pas incluse dans cette étude, les données des grands entretiens s’étant avérées suffisamment longues intéressantes à compiler.
Les interlocuteurs de Playboy sont très majoritairement des hommes. Quoi de surprenant ? Playboy s’étant donné pour devise d’être un « divertissement pour homme », on y trouve principalement des entretiens avec des hommes de la même façon que la presse féminine publie principalement des entretiens avec des femmes. Les femmes sont pourtant très présentes dans le magazine, mais plutôt sous l’angle qui intéresse le lectorat masculin : dénudées et désirables. Parmi les femmes invitées à s’exprimer habillées, on relève des figures du féminisme (Helen Gurley Brown, Germaine Greer, Camille Paglia), des intellectuelles (Ayn Rand, Elisabeth Kubler-Ross), des criminelles (Sara Jane Moore, Patricia Hearst), des romancières, des journalistes et bien sûr des chanteuses et des actrices.
En mai 1979, le compositeur Walter Carlos devenu Wendy Carlos rendit public son changement de sexe dans l’entretien accordé à Playboy :
« Je cherchais le bon forum et j’ai envisagé toutes les options. Playboy est idéal. Le magazine a toujours été concerné par la libération et je suis anxieuse de me libérer moi-même. »
Un premier coup d’œil à la répartition des couleurs de peau chez les invités de Playboy peut laisser penser que le magazine, écrit principalement par et pour des Blancs, négligeait les Noirs. Cependant si l’on rapproche ces chiffres de ceux du Bureau du recensement, on constate que Playboy donnait la parole à des personnalités noires à peu près en proportion de la population noire américaine :
Le tout premier entretien fut consacré au jazzman Miles Davis, qui put s’épancher largement sur la situation des Noirs en Amérique :
« Je déteste dire ce que je pense de tout ce bordel parce que mes amis sont de toutes les couleurs. Quand je dis que certains de mes meilleurs amis sont blancs, c’est sûr que j’mens pas. Les seuls Blancs que je n’aime pas sont les Blancs avec des préjugés. Ceux à qui la chaussure ne va pas, et bien, ils ne la mettent pas. Je n’aime pas les Blancs qui montrent qu’ils ne peuvent pas comprendre que ce n’est pas juste aux Nègres, mais aussi aux Chinois et aux Portoricains et à n’importe quelle race qui n’est pas blanche, que l’on devrait accorder la dignité et le respect comme à n’importe qui. »
Suivirent des entretiens avec de grandes figures de la lutte pour les droits civiques : Malcolm X, Martin Luther King, James Charles Evers, Huey Newton. Playboy ne rechignait pas non plus à publier des entretiens avec le bord opposé : Robert Shelton (chef du Ku Klux Klan), George Lincoln Rockwell (fondateur du minuscule Parti nazi américain) ou plus sérieusement George Wallace, le gouverneur ségrégationniste de l’Alabama.
Je dois préciser que j’ai sans doute compté comme blancs des gens que les Américains classeraient plutôt comme « blancs hispaniques » ou métis, ces distinctions étant trop subtiles à mes yeux de Français.
Magazine en langue anglaise, Playboy fut naturellement plus à l’écoute des pays anglo-saxons que du reste du monde. Pourtant, dans les années 1960, l’Europe continentale produisait des personnalités assez remarquées internationalement pour intéresser le public américain : c’est ainsi que les mots de Jean Genet, Ingmar Bergman, Salvador Dali, Federico Fellini et Jean-Paul Sartre trouvèrent leur place entre les photos des playmates.
Parmi les pays anglo-saxons (ou anglo-celtiques), la Grande-Bretagne des années 1960 offrait une large palette de personnalités attrayantes pour le lectorat américain (Bertrand Russell, Peter Sellers, Ian Fleming, les Beatles), moins par la suite. C’est le puissant développement de la culture américaine et le ratatinement progressif de l’Europe qui s’observent dans ces deux graphiques.
Parmi les célébrités qui ont défilé dans les pages de Playboy, la plupart œuvraient dans le secteur du cinéma et de la télévision (regroupés ici sous le terme divertissement). La part des gens de l’image n’a cessé de croître pour atteindre presque les deux tiers des entretiens dans les années 2010.
Concomitamment, l’intérêt de Playboy pour la politique, la science et généralement les sujets sérieux est allé en diminuant — suivant sans doute le goût de ses lecteurs. Seule la catégorie hommes d’affaires connut une inflation dans les années 2000. On en comprend la raison en parcourant la liste des invités : Jeff Bezos (Amazon), Larry Ellison (Apple), Sergey Brin et Larry Page (Google). C’était l’essor de l’internet et le monde entier se demandait quelles merveilles ce truc allait apporter. Les gens de Playboy se doutaient-ils que la presse classique verrait bientôt ses tirages et son prestige s’éroder rapidement face aux nouveaux médias ? Et que les pontes de la Silicon Valley accumuleraient des fortunes à peine commensurables à mesure que l’économie analogique s’étiolerait ?
Parmi les interlocuteurs politiques de Playboy, j’ai distingué les occupants d’une position officielle des militants. Les officiels ne sont pas tous des représentants de la classe politique américaine. Le magazine a publié des entretiens avec Jawaharlal Nehru (Inde), Fidel Castro (Cuba, deux fois !), José Napoleón Duarte (Salvador), des membres du gouvernement sandiniste au Nicaragua. Au fil des décennies, on voit que les militants font de moins en moins recette pour Playboy. Le militantisme lui-même a changé : les luttes pour les droits civiques et les indépendances nationales sont passées ; quelques militants gays visitent ; le féminisme est resté.
Dans le secteur du divertissement, ce sont les acteurs qui intéressent de plus en plus le magazine. Beaucoup d’entre eux sont aussi plus ou moins auteurs, réalisateurs et producteurs bien que leur notoriété repose principalement sur leur carrière d’acteur. Il semble de plus en plus difficile de n’être que réalisateur. Quant à la télévision, c’est une excellente niche où l’on peut être tout ce qu’on veut avec de bonnes chances de rentabilité : comédien, commentateur politique ou sportif (quelle différence ?), cuisinier vedette, expert santé ou — pourquoi pas ? — futur président des États-Unis.
Et voici le graphique le plus parlant pour moi. On y voit le déclin de la poésie et du roman, et même des essais (certains essayistes des années 2010 auraient pu aussi bien être classés parmi les journalistes). Ce n’est pas la faute de Playboy, c’est un changement de civilisation. Davantage de temps passé devant un écran, moins de temps pour lire. Moins de concentration et de patience aussi. Plus d’images. Plus court. Plus vite. Plus.
Ça, c’est la courbe du lapin fatigué. Une croissance fulgurante, la gloire et puis… quoi ? L’émergence de la concurrence ? L’invention du magnétoscope grand public ? L’adoption massive de l’internet comme source majeure puis unique d’images, de sons et de récits ? Sommes nous encore une civilisation de l’écrit ? Y a-t-il encore quelqu’un pour lire un texte de plus de cinq lignes ? Pour regarder une photographie plus de cinq secondes ?
Les Effrontés sont-ils déjà obsolètes ?