À mère, jazz

Je passais Noël à Carnac avec ma mère. Les médecins venaient de lui diagnostiquer un sale truc, dans la catégorie incurable et rapide. Conséquence de quoi, elle a décidé de venir vivre ici, à Carnac, d’entendre la mer toute la journée, pour les jours qu’il lui restait.

Elle fumait déjà trop, c’était le genre de nouvelle à doubler la dose, alors elle s’est lâchée : Plus de quatre paquets par jour, des brunes sans filtre. Le salon de sa petite maison de pêcheurs avait la taille d’une cabine de paquebot et l’odeur du bar de proue en fin de soirée.

Pour le nouvel an, ma copine, Isabelle, que je venais de rencontrer, devait nous rejoindre. Je suis allé la chercher à la gare d’Auray. C’était la première fois qu’elle venait en Bretagne. Nous ne nous étions pas vu depuis un mois et sommes allés nous coucher directement.

À son réveil, je l’ai embrassée. D’abord un baiser court, comme un soldat envoyé en éclaireur, suivi d’un deuxième plus long. Isabelle embrassait de cette façon, c’était sa signature. Elle s’est assise et a remonté le drap sur sa poitrine. Ce matin il faisait sec et beau, un ciel minéral et froid. Elle s’est étirée et a porté sa main devant sa bouche pour masquer un bâillement.

Elle s’est levée et m’a invité à venir prendre une douche avec elle, mais je suis resté allongé sur le lit, content de moi, A Love Supreme de Coltrane jouait en sourdine.

Elle est sortie de la salle de bain avec dans la main un peigne en plastique et dans le regard une interrogation affreuse.

– Le peigne, pourquoi pas ! Rose ! Passe encore ! Mais la couleur et la longueur des cheveux… Explique-moi !

La sonorité aigre du soprano de Coltrane a envahit l’espace entre nous. Elle m’accordait le bénéfice du doute. Mais pas celui d’une banque non plus, c’était un tout petit bénéfice. Je l’ai immédiatement réinvesti.

– Il a déjà servi, je l’ai acheté d’occasion !

– Et la pétasse qui allait avec ! C’était une bonne occase aussi ?

J’ai eu une hésitation… Le respect est une distance, mais c’est une belle distance, le plus court chemin entre deux désertions. Entre l’ouvert et le fermé, il y avait la frontière : la frontière est aussi un ensemble. Quand elle a repris la parole, sa voix était celle de Churchill annonçant la guerre au Royaume-Uni.

– Dis-moi pourquoi?

Grave et profonde. Derrière elle, Coltrane vrillait dans le sur-aigu.

– Je n’en sais fichtre rien pourquoi ! Quelle importance ça peut avoir ?

– Dis-moi combien ?

Imperturbable et déterminée.

– Il n’y a ni pourquoi, ni combien, il n’y a rien.

Un froid polaire. Implacable.

– Tu leur as dit que tu les aimais ?

– Bien sûr que non, ça n’était pas de l’amour !

Je croyais saisir mon salut, le bâton qui me sortirait des marécages. Je venais d’attraper le fusil par le canon. Elle a pressé la gâchette.

– Moi aussi ! Tu ne m’as jamais dit que tu m’aimais !

Elle s’est rhabillée devant moi, insensible. Du fond de mon lit ravagé et encore tiède de nous deux, je regardais les yeux grands ouverts son effeuillage contraire. La totalité de notre vie se rejouait à l’envers. Quand les lumières se sont rallumées, Coltrane avait rencontré Dieu.

– Je prendrai le car.

(À suivre…)

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