— Toi aussi, tu dois être contente, au fond, avoue-le.
— Contente de quoi ?
— De m’avoir retrouvée.
— Tu crois ?
— Dis-le, même si ce n’est pas vrai.
— Qu’est-ce que je dois dire ?
— Dis : « Je suis contente. »
— Je suis contente.
— Moi aussi.
— Moi aussi.
— Nous sommes contentes.
— Nous sommes contentes.
— …
— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant qu’on est contentes ?
— On attend la fin du patriarcat.
— C’est vrai.
— J’aime beaucoup ta robe.
— J’aime beaucoup la tienne aussi.
— Je me sens libérée. Libre, de toute contrainte.
— Tu n’as pas froid ?
— Non.
— …
— Si. J’ai un peu froid. Tu n’as pas faim ?
— Si. Non. Je ne crois pas.
— Tu te sens libre n’est-ce pas ?
— D’avoir faim ?
— D’avoir cette robe. De la porter.
— Oh oui ! Je me sens libre.
— En es-tu sûre ? Je veux dire, vraiment.
— Je… Je ne sais pas.
— Es-tu sûre ? Dis-le moi !
— Je suis sûre.
— Tu ne portes pas cette robe pour te conformer aux attentes des hommes ?
— Non.
— Tu ne te conformes pas au regard masculin ?
— Pas du tout ! Je… Je…
— Je quoi ? Pourquoi as-tu mis cette robe ? Pourquoi ? À moi tu peux bien l’avouer.
— Je l’ai trouvée chez un fripier. J’aimais ce style démodé. La couleur. Elle m’a plu.
— Voilà. Je m’en doutais.
— Tu te doutais de quoi ?
— Tu as cédé à une vision démodée du corps féminin.
— Non, je te jure…
— Manon, tu t’es soumise à l’Homme ! Idiote !
— Chloé ! Je n’aime pas quand tu me parles comme ça.
— Tu me fais honte.
— Oh non ! Je ne veux pas te faire honte. Je n’ai rien mis dessous.
— Pas de soutif ?
— Pas de soutif, pas de culotte. Rien.
— Ma pauvre chérie. Heureusement que je suis là pour t’aider.
— Oh oui, Chloé. J’ai de la chance que tu sois mon amie. Je voudrais être aussi forte que toi.
— Tu n’as pas froid ?
— Ben non.
— Même pas un petit peu ?
— Non.
— Il n’y a que moi qui ai froid. Moi seule. Toujours.
— Si tu étais sortie avec au moins une…
— Ah non ! Tu ne vas pas me plonger dans ton aliénation. Je suis libre. Le sexisme n’a aucun pouvoir sur moi.
— Pardon. Je ne voulais pas t’abaisser à mon niveau. Qu’est-ce que tu as ?
— Je n’ai rien.
— Moi je m’en vais. J’ai un peu froid aussi.
— Moi aussi. Je m’en vais.
— Tu penses que je parviendrai à me libérer aussi ? Qu’un jour, je n’aurai plus envie de mettre de jolies robes désuètes sur mon corps de femme oppressée ?
— Je ne sais pas. On y va ?
— Où irons-nous ?
— Pas loin.
— Si si, allons-nous-en loin d’ici !
— On ne peut pas.
— Pourquoi ?
— Il faut revenir demain.
— Pour quoi faire ?
— Attendre la fin du patriarcat.
Illustration : Deux filles marchant dans la rue, par René Magritte, 1954