Les Effrontées du mois de mai 2022 : Manon et Chloé

— Toi aussi, tu dois être contente, au fond, avoue-le.

— Contente de quoi ?

— De m’avoir retrouvée.

— Tu crois ?

— Dis-le, même si ce n’est pas vrai.

— Qu’est-ce que je dois dire ?

— Dis : « Je suis contente. »

— Je suis contente.

— Moi aussi.

— Moi aussi.

— Nous sommes contentes.

— Nous sommes contentes.

— …

— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant qu’on est contentes ?

— On attend la fin du patriarcat.

— C’est vrai.

— J’aime beaucoup ta robe.

— J’aime beaucoup la tienne aussi.

— Je me sens libérée. Libre, de toute contrainte.

— Tu n’as pas froid ?

— Non.

— …

— Si. J’ai un peu froid. Tu n’as pas faim ?

— Si. Non. Je ne crois pas.

— Tu te sens libre n’est-ce pas ?

— D’avoir faim ?

— D’avoir cette robe. De la porter.

— Oh oui ! Je me sens libre.

— En es-tu sûre ? Je veux dire, vraiment.

— Je… Je ne sais pas.

— Es-tu sûre ? Dis-le moi !

— Je suis sûre.

— Tu ne portes pas cette robe pour te conformer aux attentes des hommes ?

— Non.

— Tu ne te conformes pas au regard masculin ?

— Pas du tout ! Je… Je…

— Je quoi ? Pourquoi as-tu mis cette robe ? Pourquoi ? À moi tu peux bien l’avouer.

— Je l’ai trouvée chez un fripier. J’aimais ce style démodé. La couleur. Elle m’a plu.

— Voilà. Je m’en doutais.

— Tu te doutais de quoi ?

— Tu as cédé à une vision démodée du corps féminin.

— Non, je te jure…

— Manon, tu t’es soumise à l’Homme ! Idiote !

— Chloé ! Je n’aime pas quand tu me parles comme ça.

— Tu me fais honte.

— Oh non ! Je ne veux pas te faire honte. Je n’ai rien mis dessous.

— Pas de soutif ?

— Pas de soutif, pas de culotte. Rien.

— Ma pauvre chérie. Heureusement que je suis là pour t’aider.

— Oh oui, Chloé. J’ai de la chance que tu sois mon amie. Je voudrais être aussi forte que toi.

— Tu n’as pas froid ?

— Ben non.

— Même pas un petit peu ?

— Non.

— Il n’y a que moi qui ai froid. Moi seule. Toujours.

— Si tu étais sortie avec au moins une…

— Ah non ! Tu ne vas pas me plonger dans ton aliénation. Je suis libre. Le sexisme n’a aucun pouvoir sur moi.

— Pardon. Je ne voulais pas t’abaisser à mon niveau. Qu’est-ce que tu as ?

— Je n’ai rien.

— Moi je m’en vais. J’ai un peu froid aussi.

— Moi aussi. Je m’en vais.

— Tu penses que je parviendrai à me libérer aussi ? Qu’un jour, je n’aurai plus envie de mettre de jolies robes désuètes sur mon corps de femme oppressée ?

— Je ne sais pas. On y va ?

— Où irons-nous ?

— Pas loin.

— Si si, allons-nous-en loin d’ici !

— On ne peut pas.

— Pourquoi ?

— Il faut revenir demain.

— Pour quoi faire ?

— Attendre la fin du patriarcat.

Illustration : Deux filles marchant dans la rue, par René Magritte, 1954

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