Au cours des années 2000, quelques auteurs américains bouleversèrent ma vision de l’histoire, de l’avenir et de ma propre situation dans le monde. Parmi ceux-ci, Dmitry Orlov prédisait avec un humour glacial le déclin des États-Unis en comparant leur trajectoire avec celle de l’Union soviétique. La plupart des gens le prenaient pour un affreux farfelu à l’époque. Pourtant, à mesure que nous nous enfonçons dans le siècle du déclin, l’histoire lui donne raison. — TB
L’effondrement de l’Union soviétique — un aperçu
Qu’arrive-t-il quand une économie moderne s’effondre, et que la société complexe qu’elle soutient se désintègre ? Un coup d’œil à un pays qui a récemment subit une telle expérience peut être des plus éducatifs. Nous sommes assez chanceux d’avoir eu un tel exemple en Union soviétique. J’ai passé environ six mois à vivre, travailler et faire des affaires en Russie durant la période de la perestroïka et immédiatement après, et j’ai été fasciné par la transformation à laquelle j’assistais.
Les détails spécifiques sont différents, bien sûr. Les difficultés soviétiques semblent avoir été largement organisationnelles plutôt que de nature physique, bien que le fait que l’Union soviétique se soit effondrée juste trois ans après avoir atteint le pic de sa production pétrolière ne soit guère une coïncidence. La cause ultime de l’effondrement spontané de l’Union soviétique demeure enveloppée de mystère. Est-ce la guerre des étoiles de Ronald Reagan ? Ou est-ce la carte American Express de Raïssa Gorbatcheva ? Il est possible de contrefaire un bouclier de défense antimissile ; mais il n’est pas si facile de contrefaire un grand magasin Harrods. Les discussions vont et viennent. Une théorie contemporaine prétend que l’élite soviétique aurait sabordé tout le programme quand elle aurait estimé que le socialisme soviétique n’allait pas l’enrichir. (Il demeure peu clair pour quelle raison il aurait fallu soixante-dix ans à l’élite soviétique pour parvenir à cette conclusion étonnamment évidente.)
Une explication un peu plus de bon sens est celle-ci : durant la période de stagnation pré-perestroïka, en raison de la sous-performance chronique de l’économie, couplée avec des niveaux records de dépense militaire, de déficit commercial et de dette extérieure, il est devenu de plus en plus difficile pour la famille typique de trois personnes de la classe moyenne russe, avec deux parents au travail, de joindre les deux bouts. (Maintenant, est-ce que ça ne commence pas à sembler familier ?) Bien sûr, les bureaucrates du gouvernement n’étaient pas très préoccupés par la détresse des gens. Mais les gens ont trouvé des manières de survivre en contournant les contrôles gouvernementaux d’une myriade de façons, empêchant le gouvernement d’obtenir les résultats dont il avait besoin pour continuer de faire marcher le système. Par conséquent, le système devait être réformé. Quand c’est devenu la vision consensuelle, les réformateurs sont sortis du rang pour tenter de réformer le système. Hélas, le système ne pouvait être réformé. Au lieu de s’adapter, il s’est désagrégé.
La Russie a pu rebondir économiquement parce qu’elle restait assez riche de pétrole et très riche de gaz naturel, et elle demeurera dans une relative prospérité pendant au moins quelques décennies de plus. En Amérique du Nord, d’un autre côté, la production de pétrole a atteint son pic au début des années 1970 et a continuellement décliné depuis, tandis que la production de gaz naturel est maintenant prête à chuter d’un sommet de production. Pourtant la demande d’énergie continue de s’élever bien au dessus de ce que le continent peut fournir, rendant une telle reprise spontanée improbable. Quand je dis que la Russie a rebondi, je n’essaye pas de minimiser le coût humain de l’effondrement soviétique, ou le caractère bancal et les disparités économiques de l’économie russe renaissante. Mais je suggère que là où la Russie a rebondi parce qu’elle n’était pas complètement épuisée, les États-Unis seront plus complètement épuisés et moins capables de rebondir.
Mais de telles différences d’ensemble ne sont pas si intéressantes. Ce sont les similitudes à une micro-échelle qui offrent d’intéressantes leçons pratiques sur comment de petits groupes d’individus peuvent réussir à faire face à l’effondrement économique et social. Et c’est là que l’expérience post-soviétique offre une multitude de leçons utiles.
Retour en Russie
Je suis retourné pour la première fois à Léningrad, qui était sur le point d’être rebaptisée Saint-Pétersbourg, durant l’été 1989, environ un an après que Gorbatchev eut libéré le dernier lot de prisonniers politiques, mon oncle parmi eux, qui avaient été enfermés lors de la dernière tentative sénile du Secrétaire général Andropov de montrer une poigne de fer. Pour la première fois il devint possible aux réfugiés soviétiques d’y retourner et de visiter. Plus d’une décennie était passée depuis que j’étais parti, mais les lieux étaient fortement comme je m’en souvenais : des rues animées pleines de Volgas et de Ladas, des slogans communistes sur les toits des grands bâtiments éclairés au néon, de longues files d’attente dans les boutiques.
La seule chose nouvelle ou presque était une effervescence d’activité autour d’un mouvement de coopératives récemment organisé. Une classe d’entrepreneurs nouvellement éclose était occupée à se plaindre de ce que leur coopérative n’avait le droit de vendre qu’au gouvernement, aux prix du gouvernement, tout en tramant des plans ingénieux pour écrémer quelque chose par dessus à travers des arrangements de troc. La plupart tombaient en faillite. Cela ne s’est pas avéré être un modèle économique couronné de succès pour eux, ni pour le gouvernement, qui était, comme il devait s’avérer, aussi en bout de course.
Je suis revenu un an plus tard, et j’ai trouvé des lieux que je ne reconnaissais plus tout à fait. Avant tout, ça sentait différemment : le smog était parti. Les usines avaient largement fermé, il y avait très peu de trafic, et l’air frais sentait merveilleusement bon ! Les magasins étaient largement vides et souvent fermés. Il y avait peu de stations d’essence ouvertes, et celles qui étaient ouvertes avaient des files d’attente qui s’étiraient sur plusieurs pâtés de maison. Il y avait une limite de dix litres sur l’achat d’essence.
Comme nous n’avions rien de mieux à faire, mes amis et moi avons décidé de prendre la route pour visiter les anciennes villes russes de Pskov et de Novgorod, en s’attardant dans la campagne alentour au cours du trajet. Pour cela, nous devions obtenir du carburant. Il était difficile d’en trouver. Il y en avait sur le marché noir, mais personne ne se sentait particulièrement enclin à se séparer de quelque chose de valeur en échange de quelque chose d’aussi inutile que l’argent. L’argent soviétique avait cessé d’avoir de la valeur, puisqu’il y avait si peu de choses qui pouvaient être achetées avec, et les gens se sentaient encore nerveux avec la monnaie étrangère.
Par chance, il y avait une réserve limitée d’une autre sorte de monnaie disponible pour nous. On était proche de la fin de l’infortunée campagne antialcoolisme de Gorbatchev, durant laquelle la vodka fut rationnée. Il y avait eu un décès dans ma famille, pour lequel nous avions reçu des coupons de vodka à la valeur des funérailles, que nous avions bien sûr échangés immédiatement. Ce qui restait de la vodka fut placé dans le coffre de la bonne vieille Lada, et nous voilà parti. Chaque bouteille de vodka d’un demi-litre fut échangée pour dix litres d’essence, donnant à la vodka une densité énergétique bien plus grande que celle du carburant pour fusée.
Il y a une leçon ici : quand on fait face à une économie en train de s’effondrer, on devrait cesser de penser à la richesse en termes d’argent. L’accès à des ressources physiques et à des actifs réels, ainsi qu’à des choses intangibles telles que les connections et les relations, prend rapidement plus de valeur que de simples espèces.
Deux ans plus tard, j’étais de retour, cette fois en plein hiver. J’étais en voyage d’affaire par Minsk, Saint-Pétersbourg et Moscou. Ma mission était de voir si l’une des anciennes industries de défense soviétiques pouvait être convertie pour un usage civil. L’aspect affaires du voyage fut un fiasco total et une complète perte de temps, comme on s’y serait attendu. Sous d’autres aspects, ce fut tout à fait éducatif.
Minsk semblait être une ville brutalement réveillée de l’hibernation. Durant les courtes heures du jour, les rues étaient pleines de gens, qui restaient juste là, comme si elles se demandaient que faire ensuite. La même impression imprégnait les bureaux, où les gens auxquels je pensais autrefois comme les représentants de l’empire du mal étaient assis sous les portraits poussiéreux de Lénine, déplorant leur destin. Personne n’avait de réponse.
Le seul rayon de soleil est venu d’un avocat sournois de New York qui traînait dans le coin en essayant d’organiser une loterie d’État. Il était presque le seul homme avec un plan. (Le directeur d’un institut de recherche qui était précédemment chargé de la soudure explosive de pièces pour les réacteurs de navire à fusion nucléaire, ou quelque chose comme ça, avait aussi un plan : il voulait construire des résidences d’été.) J’ai bouclé mes affaires tôt et attrapé un train de nuit pour Saint-Pétersbourg. Dans le train, une vieille voiture couchette confortable, je partageais un compartiment avec un jeune médecin militaire nouvellement retraité, qui me montra son gros rouleau de billets de cent dollars et me raconta tout sur le commerce local du diamant. Nous partageâmes une bouteille de cognac et nous roupillâmes. Ce fut un plaisant voyage.
Saint-Pétersbourg fut un choc. Il y avait un sentiment de désespoir qui flottait dans l’air hivernal. Il y avait de vieilles femmes attendant sur des marchés aux puces spontanés en plein air, essayant de vendre des jouets qui avaient probablement appartenu à leurs petits enfants, pour acheter quelque chose à manger. On pouvait voir des gens de la classe moyenne fouiller dans les ordures. Les économies de tous avaient été effacées par l’hyper-inflation. Je suis arrivé avec une grande pile de billets de un dollars. Tout était à un dollar, ou à mille roubles, ce qui était environ cinq fois le salaire mensuel moyen. J’ai donné beaucoup de ces drôles de billets de mille roubles : « Tenez, je veux juste m’assurer que vous en aillez assez. » Les gens reculaient sous le choc : « C’est beaucoup d’argent ! » « Non, ce n’est pas beaucoup. Assurez-vous de le dépenser tout de suite. » Pourtant, toutes les lumières étaient allumées, il y avait de la chaleur dans de nombreux foyers, et les trains étaient à l’heure.
Mon itinéraire d’affaire incluait un voyage dans la campagne pour visiter et avoir des réunions dans des installations scientifiques. Les lignes téléphoniques jusqu’à cet endroit étaient coupées, aussi je décidais de simplement sauter dans un train et d’aller là-bas. Le seul train partait à sept heures du matin. Je me suis montré à environ six heures, pensant que je pourrais trouver un petit déjeuner dans la gare. La gare était sombre et fermée. De l’autre côté de la rue, il y avait un magasin vendant du café, avec une queue qui faisait le tour du pâté de maison. Il y avait aussi une vieille dame devant le magasin, vendant des petits pains sur un plateau. Je lui donnais un billet de mille roubles. « Ne sème pas ton argent ! », dit-elle. Je lui proposais d’acheter le plateau entier. « Qu’est-ce que les autres vont manger ? », demanda-t-elle. Je suis allé faire la queue à la caisse, j’ai présenté mon billet de mille roubles, reçu une pile de monnaie inutile et un reçu, présenté le reçu au comptoir, récupéré un verre de liquide brun et chaud ; je l’ai bu, j’ai rendu le verre, payé la vieille femme, eu mon petit pain sucré, et je l’ai beaucoup remerciée. Ce fut une leçon de civilité.
Trois ans plus tard, j’étais de retour, et l’économie avait clairement commencé à se remettre, au moins jusqu’au point où les marchandises étaient disponibles pour ceux qui avaient de l’argent, mais les entreprises continuaient de fermer, et la plupart des gens étaient clairement encore en train de souffrir. Il y avait de nouveaux magasins privés, qui avaient une sécurité serrée, et qui vendaient des marchandises importées contre de la monnaie étrangère. Très peu de gens pouvaient se permettre d’acheter dans ces magasins. Il y avait aussi des marchés en plein air dans de nombreux squares de la ville, où la plus grande part des achats étaient effectués. De nombreuses sortes de marchandises étaient distribuées depuis des loges en métal verrouillées, dont un certain nombre appartenaient à la mafia tchétchène : on fourrait une grande pile de papier monnaie dans un trou et l’on recevait l’article en retour.
Il y avait des difficultés sporadiques avec l’approvisionnement en argent. Je me rappelle être resté à attendre que les banques ouvrent afin de changer mes chèques de voyage. Les banques étaient fermées parce qu’elles étaient à sec d’argent ; elles attendaient toutes que des espèces soient livrées. Une fois de temps en temps, un directeur d’agence sortait et faisait une annonce : l’argent est en route, inutile de s’inquiéter.
Il y avait un grand clivage entre ceux qui étaient sans emploi, sous-employé, ou qui travaillaient dans l’ancienne économie, et la nouvelle classe marchande. Pour ceux qui travaillaient dans les vieilles entreprises d’État — écoles, hôpitaux, chemins de fer, commutateurs téléphoniques, et ce qui subsistait du reste de l’économie soviétique — c’était les vaches maigres. Les salaires étaient payés sporadiquement, ou pas du tout. Même quand les gens touchaient leur argent, c’était à peine assez pour subsister.
Mais le pire était clairement passé. Une nouvelle réalité économique s’était installée. Un large segment de la population a vu son niveau de vie se réduire, quelquefois de façon permanente. Il a fallu à l’économie dix ans pour revenir à son niveau pré-effondrement, et le rétablissement a été inégal. À côté des nouveaux riches, ils furent nombreux ceux dont les revenus ne s’en remirent jamais. Ceux qui ne purent prendre part à la nouvelle économie, particulièrement les pensionnés, mais aussi beaucoup d’autres, qui avaient bénéficié de l’État socialiste à présent défunt, purent à peine subsister.
Ce croquis miniature de mes expériences en Russie est destiné à transmettre un sentiment général de ce dont j’ai été témoin. Mais ce sont les détails de ce que j’ai observé qui, j’espère, seront précieux à ceux qui voient un effondrement économique se profiler devant nous et veulent se préparer, afin d’y survivre.
(Suite…)