Leçons post-soviétiques pour un siècle post-américain (9)

Au cours des années 2000, quelques auteurs américains bouleversèrent ma vision de l’histoire, de l’avenir et de ma propre situation dans le monde. Parmi ceux-ci, Dmitry Orlov prédisait avec un humour glacial le déclin des États-Unis en comparant leur trajectoire avec celle de l’Union soviétique. La plupart des gens le prenaient pour un affreux farfelu à l’époque. Pourtant, à mesure que nous nous enfonçons dans le siècle du déclin, l’histoire lui donne raison. — TB

L’effondrement aux États-Unis

Aux États-Unis, il semble y avoir peu de manières de faire fonctionner en douceur le scénario de l’effondrement pour soi et sa famille. La totalité de ce lieu semble partie trop loin dans une direction insoutenable. C’est un vrai défi créatif, et nous devrions lui accorder beaucoup de réflexion sérieuse. Supposons que vous viviez dans une grande ville, dans un appartement ou une copropriété. Vous dépendez des services municipaux pour survivre. Une semaine sans électricité, ou sans chauffage, gaz, ou enlèvement des ordures entraîne un inconfort extrême. Deux à la fois est une calamité. Trois est un désastre. La nourriture vient du supermarché, avec l’aide du distributeur de billet ou de la fente pour carte bleue à la caisse. Les vêtements propres viennent de la laverie, qui nécessite de l’électricité, de l’eau et du gaz naturel. Une fois que tous les commerces ont fermé et que votre appartement est froid, sombre et sent les ordures (parce qu’elles n’ont pas été ramassées) et l’excrément (parce que les toilettes ne fonctionnent plus), il est peut-être temps d’aller camper et d’explorer la nature.

Alors considérons la campagne. Supposons que vous possédiez une maison et que vous ayez un crédit minuscule qui se ratatine jusqu’à presque rien après une bonne poussée d’inflation, ou que vous la possédiez pour de bon. Si elle est dans une subdivision périurbaine développée, il y aura encore des difficultés avec les taxes, le respect du code, des « étrangers venus de l’espace » vivant à côté, et d’autres scoubidous, ce qui pourrait empirer à mesure que les conditions se détériorent. Les municipalités en détresse pourraient d’abord tenter de renchérir les impôts locaux pour couvrir leurs coûts au lieu de simplement fermer boutique. Dans un effort malavisé pour sauver la valeur immobilière, elles peuvent aussi tenter de faire appliquer des lois contre les nécessités telles que les tas de compost, les toilettes extérieures, les poulaillers et les cultures plantées sur votre pelouse de façade. Gardez à l’esprit, aussi, que les pesticides et les herbicides prodigués aux pelouses et aux terrains de golf laissent des résidus toxiques. Peut-être que la meilleure chose à faire avec la banlieue et de l’abandonner tout entière.

Une petite ferme offre des possibilités quelque peu meilleures pour cultiver, mais la plupart des fermes aux États-Unis sont hypothéquées jusqu’au cou, et la plus grande partie de la terre, qui a subi une culture intensive, a été bombardée sans pitié de fertilisants chimiques, d’herbicides et d’insecticides, ce qui en a fait un endroit malsain, habité par des hommes à tout petit décompte de spermatozoïdes. Les petites fermes ont tendance a être des lieux solitaires, et nombre d’entre elles, sans accès au gasoil ou à l’essence, deviendraient dangereusement isolées. Vous aurez besoin de voisins pour faire du troc, pour vous aider, et pour vous tenir compagnie. Même une petite ferme est probablement excessive en terme de quantité de terre agricole disponible, parce que sans la capacité d’apporter sa récolte sur un marché, ou sans une économie monétaire en fonctionnement pour la vendre, il n’y a pas de raison de cultiver un grand surplus de nourriture. Avoir des dizaines d’hectares est un gaspillage quand tout ce dont on a besoin est quelques milliers de mètres carrés. De nombreuses familles russes ont réussi à survivre avec l’aide d’une parcelle de jardin standard d’un sotka, ce qui fait cent mètres carrés, ou, si vous préférez, 0,01 hectare, ou 1076,391 pieds carrés.

Ce dont on a besoin, bien sûr, c’est d’une petite ville ou d’un village : une localité relativement petite, relativement dense, avec environ quatre mille mètres carrés pour chaque trentaine de personnes, et avec une réglementation des zones conçues pour un usage juste et durable, non pour les opportunités d’investissement en capital, la croissance, la valeur immobilière, ou d’autres sortes de développement. De plus, cela devrait être un endroit où les gens se connaissent et sont prêt à s’aider les uns les autres — une vraie communauté. Il y a peut-être encore quelques centaines de communautés comme cela, dissimulées ici et là dans les cantons les plus pauvres des États-Unis, mais il n’y en a pas assez, et la plupart d’entre elles sont trop pauvres pour absorber une population significative de migrants économiques.

Des conseils d’investissement

Souvent, lorsque les gens entendent parler de la possibilité d’un effondrement économique, ils se demandent : « Supposons que l’économie américaine s’effondre bientôt. Pourquoi cela vaudrait-il seulement la peine d’y penser, si je ne peux rien y faire ? » Et bien, je ne suis pas un professionnel du conseil en investissement, alors je ne risque rien en faisant quelques suggestions sur la manière de protéger son portefeuille d’investissement contre l’effondrement.

La peur du nucléaire a engendré l’archétype du survivaliste américain, terré dans les collines, avec un abri anti-bombardement, un nombre fantastique de boites de conserve de charcutaille, un assortiment d’armes à feu et abondance de munitions avec lesquelles repousser les voisins en contrebas, ou peut-être juste pour tirer sur des canettes de bière quand les voisins passent pour de la bière et des sandwichs à la charcutaille. Et bien sûr, un drapeau américain. Cette sorte de survie est à peu près aussi bonne que de s’enterrer vivant soi-même, je suppose.

L’idée de stocker n’est pas totalement mauvaise, cependant. Stocker de la nourriture est, bien sûr, une idée pourrie, littéralement. Mais certains articles manufacturés valent certainement d’être considérés. Supposons que vous ayez un compte d’épargne retraite, ou des fonds mutuels. Et supposons que vous vous sentiez raisonnablement certain que d’ici au moment prévu pour partir à la retraite ce ne sera pas suffisant pour payer une tasse de café. Et supposons que vous réalisiez que vous pouvez actuellement acheter plein de bons trucs qui aient une longue durée de vie en réserve et qui seront nécessaires et précieux, loin dans le futur. Et supposons, en plus, que vous ayez un petit peu d’espace de stockage : quelques dizaines de mètres carrés. Maintenant, qu’allez-vous faire ? Attendre et regarder vos économies s’évaporer ? Ou payer le supplément d’imposition et investir dans des choses qui ne soient pas composées de vapeur ?

Une fois que les distributeurs d’argent n’auront plus d’argent, que les téléscripteurs boursiers cesseront de téléscripter, et que la chaîne de distribution se sera brisée, les gens auront toujours des besoins de base. Il y aura des marchés aux puces et des arrangements privés de troc pour alimenter ces besoins, utilisant n’importe quelle monnaie d’échange locale qui sera disponible : des rouleaux de billets de cent dollars, des bouts de chaînes en or, des paquets de cigarettes, ou n’importe quoi de ce genre. Ce n’est pas une mauvaise idée de posséder un peu de tout ce que vous aurez besoin, mais vous devriez investir dans des choses que vous pourrez échanger contre des choses dont vous aurez besoin. Pensez à des biens de consommation nécessaires qui requièrent une haute technologie et ont une longue durée de vie en réserve. Voici quelques suggestions pour commencer : des médicaments (sans et sur prescription), des lames de rasoir, des préservatifs. Les batteries rechargeables (et les chargeurs solaires) deviendront assurément des articles précieux (les NiMH sont les moins toxiques). Les articles de toilette, tels que du bon savon, seront des articles de luxe. Remplissez quelques cantines, emballez sous azote pour que rien ne rouille ou ne pourrisse, et entreposez quelque part.

Après l’effondrement soviétique, il est rapidement apparu une catégorie de marchands itinérants qui fournissaient aux gens l’accès à des produits importés. Pour se procurer leurs marchandises, ces gens devaient voyager à l’étranger, en Pologne, en Chine, en Turquie, par le train, en portant leurs produits à l’aller et au retour dans leurs bagages. Ils échangeaient une valise de montres de fabrication russe contre une valise d’autres produits de consommation plus utiles, tels que le shampooing ou les lames de rasoir. Ils devaient graisser la patte des officiels le long de leur route et étaient souvent détroussés. Il y a eu une période ou ces gens, appelé tchelnoki, ce qui veut dire navette en russe, étaient la seule source de biens de consommation. Les produits étaient souvent des rebuts d’usine, endommagés, ou au-delà de leur date de péremption, mais cela ne les rendait pas moins précieux. En se basant sur leur exemple, il est possible de prédire quels articles seront hautement demandés et de les stocker en avance, comme une couverture contre le risque d’effondrement économique. Notez que les chelnoki avaient des économies intactes avec lesquelles commercer, accessibles en train — alors qu’il n’est pas garanti que ce soit le cas aux États-Unis.

Une réserve de cette sorte, dans un endroit accessible à pied et socialement stable, où vous connaissez tout le monde, où vous avez quelques amis proches et de la famille, où vous possédez votre toit et de la terre pour de bon, et où vous pouvez cultiver la plus grande partie de votre propre nourriture, et troquer pour obtenir le reste, devrait vous permettre de survivre à l’effondrement économique sans trop d’ennuis. Et, qui sait, peut-être trouverez-vous même le bonheur ici.

Conclusion

Bien que la conclusion essentielle et évidente soit que les États-Unis sont plus mal préparés à l’effondrement économique que la Russie l’était, et qu’ils vont vivre une période plus difficile que ce que la Russie a vécu, il y a quelques facettes culturelles des États-Unis qui ne sont pas entièrement inutiles. Pour finir sur une note optimiste, j’en mentionnerai trois.

Premièrement, et c’est peut-être le plus surprenant, les Américains sont de meilleurs communistes que les Russes ne l’ont jamais été, ou ont bien voulu essayer d’être. Ils excellent dans la vie communautaire, avec beaucoup de bonnes situations de cohabitation stables, ce qui compense leur famille fragile, aliénée ou inexistante. Ces situations de cohabitation peuvent servir de modèle, et être élargies à des communautés auto-organisées de la taille d’un village. Les grands ménages qui mettent en commun leurs ressources sont bien plus sensés dans un environnement instable, aux ressources raréfiées, que l’approche individualiste. Sans une économie en fonctionnement, un ménage consistant d’un seul individu ou d’une famille nucléaire cesse d’être viable, et les gens sont forcés de vivre dans des ménages toujours plus grands, depuis des situations de cohabitation, prendre des pensionnaires, partager une pièce, jusqu’à former des villages. Là où n’importe quel Russe frémirait à une telle idée, parce qu’elle remue les souvenirs frais de l’expérience soviétique ratée de collectivisation et de vie communautaire forcée, de nombreux Américains sont habiles à se faire des amis rapidement et à bien s’entendre, et semblent généralement posséder une réserve inexploitée de grégarisme, d’esprit de communauté, et d’idéalisme civique.

Deuxièmement, il y a une couche fondamentale de décence et de gentillesse au moins dans certaines parties de la société américaine, qui a été presque totalement détruite en Russie au cours de l’histoire soviétique. Il y a une impulsion altruiste à aider les étrangers, et une fierté d’être utile à d’autres. De nombreuses façons, les Américains sont culturellement homogènes, et la plus grande barrière interpersonnelle entre eux est la peur et l’aliénation nourrie par leurs conditions de vie racialement et économiquement ségréguées.

Enfin, caché sous le vernis voyant des autocollants patriotiques et des drapeaux, il y a un courant sous-jacent de fierté nationale tranquille, qui, s’il est enclenché, peut produire un bon moral et de grands résultats. Les Américains ne sont pas encore disposés à succomber simplement aux circonstances. Parce que nombre d’entre eux n’ont pas une bonne compréhension de leur difficile situation, leurs efforts pour l’atténuer pourront s’avérer vains, mais il est virtuellement garanti qu’ils produiront un effort vaillant car, ceci, après tout, est l’Amérique.

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