En chien, sur la plage

J’étais en avance au bar de la plage. J’aime profiter de la solitude avant un rendez-vous. Prenant mon élan sur la terrasse en planche, je me hissais d’un bond sur un tabouret, mis les deux pattes sur le comptoir et commandait un cherry blossom. Le saisonnier, médusé, bafouilla :

— On… On… On n’accepte pas les chiens !

Le patron sortit de la cambuse, avec un bac de verres propres.

— Bonjour M. Bastié ! Excusez-le, c’est un nouveau. Excuse-toi, petit con.

— Pardon, Monsieur, je ne savais pas. C’est pas souvent qu’on voit des clients comme vous.

— Ce n’est rien, j’ai l’habitude. Pas de cerises confites sur le cherry, de vraies cerises.

Pendant que le garçon s’appliquait à composer un cherry blossom acceptable, un lourd nuage d’eau de toilette masculine vint polluer ma quiétude olfactive. Un grand jeune homme me tournait autour avec l’air du type qui va dire quelque chose.

— Pardon, vous êtes… vous êtes bien Tancrède ?

— Vous pensez qu’il y a dans le monde deux beagles qui parlent français et s’appellent Bastié ?

— Non, bien sûr ! Je suis trop content de vous rencontrer ! Je lis souvent Les Effrontés.

— C’est très bien, il faut continuer.

— Vous attendez quelqu’un ? Je peux m’asseoir ?

— J’attends quelqu’un, mais nous avons le temps. Asseyez-vous.

— Qu’est-ce que je vais prendre ? (Au garçon) Avez-vous du… cherry coke ?

— Levez-vous, partez.

— Aheu… Laissez tomber le cherry coke, alors.

— Faites-lui un spritz.

— Voilà, parfait. Un spritz. C’est cool d’être là. Tancrède, pouvez-vous m’aider ? Je ne sais pas bien faire la conversation dans les soirées. Je ne sais pas quoi leur dire, comment continuer, tout ça. Je me retrouve tout seul dans la cuisine à descendre des bières pendant que les mecs extravertis sont entourés de filles fascinées. Ça a l’air tellement facile, et c’est tellement dur pour moi.

— Il faut pratiquer.

— Oui ! C’est exactement ce que je veux faire. J’ai trouvé des listes de questions pour lancer la discussion, je peux vous les lire ? Vous me répondrez, et comme ça je vais pratiquer un peu.

— Vous auriez pu aborder n’importe quelle fille qui passe sur cette plage et lui dire exactement ce que vous m’avez dit : « Pouvez-vous m’aider ? Je ne sais pas faire la conversation. J’ai trouvé des questions pour lancer la discussion, je peux vous les lire ? Comme ça je vais pratiquer. »

— Oui, oui, c’est vrai. Mais je n’ose pas encore. J’essaye avec vous d’abord. Ensuite, promis, j’aborderai vraiment des filles.

— Je vous écoute.

— Quelle est le stéréotype que la société devrait vraiment dépasser ?

— C’est ça, votre question pour lancer une discussion ? Vous avez pris ça sur un site américain ?

— Oui, j’avoue. C’est trop ?

— Trop politique. Trop ennuyeux surtout. À moins que vous fantasmiez exclusivement sur les militantes, évitez. Mais pour vous répondre quand même : le stéréotype sur les chiens pas acceptables dans les bars, il faudrait vraiment qu’on le dépasse.

— Quelle nourriture que nous n’avez jamais mangé aimeriez-vous vraiment essayer ?

— La maman de Bambi.

— Oh, c’est affreux !

— C’est la Nature.

— À quoi ressemblerait un monde peuplé de vos clones ?

— Ce serait chiant.

— Quels sont les signes d’alertes, les red flags, auxquels vous faites particulièrement attention dans la vie ?

— L’eau de toilette trop forte.

— Vous avez bien raison ! Moi, je fais toujours attention…

— Faut en mettre moins.

— Ah ? Ok. Je le note… (Il le note.) Comment notre pays changerait si tout le monde pouvait voter, quel que soit l’âge ?

— Oh, punaise ! Ce serait encore plus la chienlit. Rayez les questions politiques. Même si vous leur donnez un tour ludique, ça risque toujours de lancer un débat sérieux et ce n’est pas ce dont on a besoin dans une soirée. De la légèreté, du rêve, des ondes positives… Juste ça.

— Si on vous donnait trois jours de congés payés pour vous reposer, que feriez-vous de ces trois jours ?

— Je me reposerais. C’est encore une question pour Américains, ça.

— Qu’est-ce qui est faux mais a l’air vrai ?

— Tout ce que vous croyez être quand vous dites « Je suis… »

— Pardon ? Je ne comprends pas.

— Sans importance, ce n’est pas le sujet du jour. Continuez.

— Qu’est-ce qui sera toujours à la mode, quelle que soit l’époque ?

— Le sexe.

— Ah ouais ! Ah ouais ! Ça c’est sûr… Facile. Quel acteur ou actrice joue toujours le même personnage dans tous ses films ?

— Toutes les vedettes. C’est quasiment leur définition : jouent partout et tout le temps leur propre rôle. Ça leur fait un point commun avec les actrices de porno.

— Devrait-on légaliser l’achat et la vente de reins ?

— C’est déjà le cas. Ça s’appelle des rognons chez le boucher.

— Ah ah ! Ouais, mais c’est pas pareil…

— J’essaye juste de rattraper votre question horrible en la déviant sur quelque chose de moins lugubre. C’est encore de la politique, le relent de mort en plus. N’est-il pas évident que c’est un mauvais sujet pour passer une soirée sympa, à moins que tous les participants sans exception soient fans d’humour noir ou décidés à faire fortune dans le trafic d’organes ?

— Je comprends… C’est nul mes questions. J’avais même pas capté.

— Posez des questions enfantines.

— Enfantines ? Heu… Si vous étiez un animal ?

— Un chien.

— Ah, ben oui ! Forcément !

— Forcément.

— Si vous aviez le pouvoir de… de changer la couleur du ciel, quelle teinte choisiriez-vous ?

— Je suis un carnivore, j’ai une vision monochrome. Je préférerais changer l’odeur du ciel. Il aurait l’odeur mélangée d’un faisan blessé, d’une chienne en chaleur et de la bauge du sanglier.

— Je n’imagine pas bien…

— Et vous ?

— J’aimerais, heu… un ciel rouge et or qui sente l’odeur des pins et des vagues.

— C’est un soleil couchant au bord de la mer, ça. On va se promener ?

— Tout de suite ?

— Mais non ! Si vous êtes dans une soirée, au bord de la mer, la conversation dure depuis un moment, ça se passe bien, vous lui dites que vous avez soudainement super envie de vivre ce rêve et vous l’emmenez faire une promenade « dans le ciel rouge et or qui sent si bon les pins et les vagues ». Si elle ne veut pas, à ce stade, c’est que vous ne l’intéressez pas. Dites-lui que vous partez chercher un autre verre et allez parler avec d’autres filles.

— Hé ! Bien vu !

— À mon tour de poser des questions. Quel est votre souvenir d’enfance préféré ?

— Mon souvenir d’enfance préféré… C’est quand j’ai eu le bateau pirate des Playmobils à Noël !

— Elle répondra sans doute quelque chose de plus relationnel que matériel. Vous devriez faire pareil, par exemple : le jour où, en affrontant un type à l’air méchant, vous avez sauvé de la noyade un adorable chiot qui allait devenir le meilleur compagnon de votre enfance. Assurez-la que c’est une histoire vraie et inventez tout. Quelle est la chose la plus extravagante que vous ayez achetée ?

— Un kit de PC gamer avec cinq ventilateurs qui faisaient de la lumière de toutes les couleurs. Mais j’avais pris le boiter noir parce que le boîtier transparent n’était pas en stock, alors… Il n’y a que le mur qui voyait la couleur des ventilos. Vous pensez qu’elle répondrait quoi, elle ?

— Elle poufferait de rire en rougissant.

— Mais ça veut dire quoi ? Qu’est-ce qu’elle aurait acheté ?

— Un truc qui fait pouffer de rire et rougir si l’on vous demande d’en parler. Quelle est la chose la plus gentille que quelqu’un ait fait pour vous ?

— Bah, à part ma mère, personne…

— La fille aura quelque chose à raconter, réel ou pas, peu importe. Écoutez-la bien, ça vous donnera une idée de ses attentes. Quelle est la meilleure façon de passer un dimanche au lit ?

— Moi, j’adorerais relire tous les Naruto. Ou alors Playstation, pizza, mousse au chocolat.

— Mouais… Même une pure geekette cosplayeuse risque de ne pas être tentée, sauf par la mousse au chocolat. En tout cas, écoutez sa réponse, et tâchez d’entendre l’implicite dans l’explicite. Quel est le truc le plus fou que vous ayez fait avec une fille ?

— Et bien justement : Playstation, pizza, mousse au chocolat.

— Et ça lui a plu ?

— Mais ouais ! Sauf qu’elle a dû partir plus tôt parce que sa meilleure amie avait la varicelle.

— Je vois… Vous notez quoi, là ?

— Ben, les questions à poser…

— Ne notez rien. Chaque conversation est à inventer sur le moment. Les sujets ne sont pas très importants. C’est l’ambiance, l’énergie qui circule entre vous qui compte. Puisque vous n’avez pas la gueule et le corps d’exception qui attirent les femmes à vingt mètres à la ronde, l’audace, l’imagination et la joie sont vos meilleurs atouts. Racontez ce qui vous passe par la tête du moment que c’est plaisant, écoutez avec curiosité, amusez-vous sincèrement et vous amuserez votre auditoire. Dites-lui avec un air sérieux que vous êtes coaché par un beagle qui parle.

— Mais je suis coaché par un beagle qui parle ! Vous !

— Seulement dans l’histoire inventée pour écrire ce billet. Vous vous doutez bien que je ne suis pas réellement un clébard.

— Mais… je ne suis pas un personnage dans une histoire surréaliste, qui rencontre un chien qui parle et sirote des cocktails ?

— Vous êtes en train de lire ce billet, je suis en train de l’écrire. Nous sommes tous des personnages pour les autres, même dans la vie « réelle ». Cessez de croire que le personnage que vous jouez involontairement pour les autres est vous, et créez un personnage plus intéressant, qui fera bien davantage partie de vous puisque vous l’aurez construit.

— Je vais mettre du temps à absorber ce concept…

— Les mots du gourou sont infaillibles. Et maintenant, libérez le tabouret. J’aperçois mon rendez-vous qui approche et c’est toute la plage qui tangue et roule au rythme de ses hanches…

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