— Seigneur, que cette manivelle est dure ! Voyez comme la jeunesse passe, frère Martin : hier encore je remontais le seau plein à ras-bord avec vigueur, et ce matin, soudainement, j’ai une peine de chien !
— Vous êtes toujours fort vigoureux, frère Bruno. Vous avez remonté bien plus que de l’eau ! Madame, que faites-vous donc dans ce puits ?
— Quoi tu vois ?
— Je vous vois, toute nue, sortant du puits de notre monastère. J’ai souvent espéré être témoin d’une apparition miraculeuse, mais j’imaginais plutôt le Christ ou la Vierge toute habillée.
— Quoi tu vois là ?
— Et bien, de forts jolis seins je l’avoue…
— PAS NICHONS ! Quoi tu vois LÀ !
— Ah, dans votre main ? Et bien c’est un miroir. Un petit miroir à main tout simple.
— Quoi tu vois dedans ?
— Ce que je vois… les pavés de la cour, les herbes qui poussent là…
— Meeerde… Mal tourné. Maintenant, quoi ?
— Ah ! Et bien, c’est moi dans le miroir. Martin.
— Tu es beau ?
— Oh, ce n’est pas une qualité utile pour un moine franciscain ! Mais je ne suis pas mal conservé, en effet.
— ARRÊTE FAIRE IDIOT ! Tu vois beau normal ou pas ?
— Je ne sais pas ! Nous n’avons pas de miroir dans nos cellules et je suis entré comme novice il y a presque vingt ans. Pensez si je me soucie de mon image !
— Meeerde. Miroir cassé.
— Il me semble tout à fait intact, ce miroir. Qu’a-t-il donc qui vous déplaise ?
— Foutu, foutu. Miroir foutu. Moi foutu. Tout foutu.
— Mais non, voyons ! Que vous arrive-t-il.
— Miroir c’est la vérité. Alètheia c’est moi.
— C’est une sorte de vérité sans doute…
— Maintenant, miroir ment. Miroir d’Alètheia menteur ! Foutu ! Quoi tu vois là ?
— Votre visage ? Rien de particulier. Vous êtes une belle jeune femme en pleine santé malgré votre apparition périlleuse et impudique, sortie de l’obscurité d’un puits humide.
— Là ! Ride !
— Une ride ? Mais non !
— PAS MENTIR ! Ride.
— Mais pas du tout.
— Vrai ?
— Vraiment.
— Aaaah… Alors, miroir mentir.
— Enfin… une minuscule ridule peut-être…
— Ridule ? Pas possible ! Menteur !
— Mais non, Madame, je vous trouve fraîche et charmante. Enfin, qu’est ce que cela peut vous faire, une minuscule ridulette, à votre âge ? Nous vieillissons tous, c’est notre destin d’êtres mortels. Seule l’âme peut rester jeune.
— Toi pas comprendre, idiot. Alètheia pas mourir. Vérité immortelle. Mais vieillir pour éternité, c’est enfer ! Foutu, foutu… Tout foutu. Miroir vrai, Vérité vieille. Vérité jeune, miroir mentir. Pas possible. Miroir c’est Vérité et Vérité c’est miroir. Maudite vérité !
(Elle se jette dans le puits.)
— Mais elle va se tuer !
— Rassurez-vous, Martin. Notre apparition n’a pas fait de plouf. Elle a sans doute replongé dans le monde des allégories immortelles.
— Ça alors… Mais qu’est-ce que cela signifie, frère Bruno?
— Juste que la Vérité elle-même a du mal a accepter la vérité sur son âge.
Illustration : L’esprit du puits, par Charles West Cope, XIXe siècle