Dans son essai La Fin de l’amour, la sociologue Eva Illouz n’a pas écrit que des platitudes féministes, loin de là. Non seulement elle livre d’intéressantes réflexions sur la marchandisation de l’amour (emballées dans l’inévitable solipsisme féminin), mais elle cite également de longs passages des entretiens réalisés avec des hommes et des femmes au cours de son enquête. En voici une lecture pilule rouge, dans l’angle mort des œillères sociologiques.
Jean-Pierre [parlant de ses deux filles, de 25 et 30 ans] : Aucune d’entre elles n’a de petit ami ; ça ne dure pas ; elles voient des types une ou deux fois, elles fréquentent quelqu’un pendant quelques semaines, mais ça ne tient jamais longtemps. Elles me disent toutes les deux la même chose : c’est très compliqué. Pour elles, il n’y a pas de règle. Elles veulent que ce soit l’homme qui fasse le premier pas. Elles ne prennent pas l’initiative. En même temps, si le type envoie plus de trois messages, il est grillé. Un message, ça va ; un deuxième passe encore ; mais un troisième signifie que l’homme est dépendant, et c’est un désastre ; il est congédié.
Eva Illouz, La Fin de l’amour, enquête sur un désarroi contemporain, ed. Seuil, pp. 221-222
Ce n’est pas si compliqué à comprendre, du point de vue zoologique : étant le sexe qui supporte la part physiologiquement la plus difficile de la reproduction (gestation, accouchement, allaitement et soins du nourrisson), les femelles appliquent à l’autre sexe la plus forte pression sélective. Les mâles, bien peu menacés par les conséquences de leurs copulations, se contenteront plus simplement d’une compagne assez jolie qui voudra bien d’eux — ou mieux : qui les désirera. La forte sélectivité féminine rend la formation du couple difficile et sa perennité incertaine. Autrefois, l’étroitesse du marché sexuel local et le sentiment de n’avoir qu’une brève jeunesse incitait les demoiselles à ne pas trop jouer la montre. Les garçons, ayant rarement l’occasion de calmer leurs ardeurs physiques hors du mariage, étaient ravis de ne pas trop tarder non plus. Mais revenons au récit de Jean-Pierre :
Donc il n’y a pas que les hommes qui sont compliqués. Elles aussi sont compliquées. Elles essaient de trouver une ligne de conduite dans le féminisme pour savoir quoi faire dans le chaos.
Elles cherchent comment se comporter « dans le féminisme », c’est à dire dans la pensée collective féminine. Les femmes sont grégaires, comme il sied au sexe vulnérable. Autrefois elles auraient été prendre conseil auprès des bigotes du village et n’en seraient pas sorties plus éclairées.
Intervieweuse : C’est-à-dire ?
Jean-Pierre : Elles interprètent très vite le comportement d’un homme comme une démonstration de force. Elles sont aux aguets des moindres signes où elles se sentiraient démunies ou contrôlées. Mais vous voyez, elles attendent aussi que ce soit lui qui fasse le premier pas. Donc il y a une contradiction. Elles ont beau en avoir conscience, elles ne changeront pas d’un iota.
L’instinct est une enclume immuable que les coups de marteaux idéologiques ne peuvent faire disparaître, aussi furieux soient-ils. C’est à l’homme d’agir et de prendre des risques, parce que c’est son rôle dans l’œuvre si longue et risquée de la reproduction humaine. En conséquence, les femmes trouvent désirables exactement cela : un type qui agit, prend des risques et des décisions, franchit les obstacles et en sort victorieux. Cela parce qu’elles dépendront de lui pour leur protection et leur approvisionnement dès qu’elles auront des petits.
Elles disent que si elles se comportaient autrement, elles anéantiraient toute chance de relation avec un homme. La clé est de montrer que l’on n’est pas dépendant.
Ça, c’est leur hamster qui rationalise les contradictions entre leur désir instinctif de trouver l’homme dont elle pourront être dépendantes, la ligne de conduite fixée par les bigotes modernes et l’absence de progrès dans leur vie affective. « Mais peut-être sont-elles trop jeunes ? », pensez-vous. « Peut-être que les femmes plus expérimentées se débrouillent mieux ? »
Intervieweuse : Lorsque vous passez en revue les profils, en essayant de vous décider à rencontrer quelqu’un sur les sites que vous utilisez, comment vous y prenez-vous ?
Daniella [37 ans] : Il y a tout d’abord l’apparence, bien sûr. Il faut qu’il soit beau, enfin non, pas nécessairement beau, mais qu’il y ait en lui quelque chose qui m’attire. Le niveau d’éducation, et aussi peut-être si son profil est drôle. Puis, si on « matche », c’est important qu’il soit assez réactif, qu’il écrive des choses sensées, qu’il ait un ton globalement gentil. Comme ce type avec qui je parlais hier ; on avait « matché » sur le site, il avait l’air super, avait une voix très agréable, quelque chose d’intelligent, mais il y avait un truc dans le ton de sa voix qui me mettait mal à l’aise. Au bout de dix minutes, il a dit « désolé, je dois y aller, envoie-moi ta photo (parce que je n’avais pas mis de photo sur le site). Écris-moi. » Mais je ne l’ai pas fait. Même si tous les ingrédients étaient réunis, je ne l’ai pas fait parce qu’il n’était pas assez gentil. Si je ne me sens pas bien après une conversation, c’est bon, j’arrête. Un homme doit faire que je me sente bien. Sans ça, j’ai du mal à me sentir libre. Je veux dire, non, parfois je continue, mais si je le fais, je suis sur mes gardes.
Ibid., pp. 225-226
Dressons la liste des critères de Daniella. Pour avoir une chance avec elle, un prétendant doit être :
- Beau
- Pas nécessairement beau
- Attirant
- Éduqué
- Drôle
- Réactif
- Sensé
- Gentil
- Doté d’une voix agréable
- Et de quelque chose d’intelligent
- Mais pas avoir truc dans le ton qui mette mal à l’aise
- Pas intéressé par une photo de Daniella
- Pas en attente qu’elle lui écrive à son tour
- Capable de faire en sorte qu’elle se sente toujours bien (et libre)
Il me semble que c’est beaucoup demander, Daniella-sans-photo. Mais je ne suis qu’un homme, peut-être que je ne comprends pas tout.
Intervieweuse : Cela signifie-t-il alors que si vous ne vous sentez pas bien dans une relation, vous partez ou vous mettez un terme à la relation ?
Daniella : Évidemment, ça ne se passe pas aussi mécaniquement que vous le dites. Je veux dire, il faut se demander à quoi pensait la personne, peut-être que j’ai mal interprété quelque chose, mais dans l’ensemble, et surtout au début, s’il y a beaucoup de choses qui font que je ne me sens pas bien, si l’homme est ambivalent ou distant, ou même s’il ne me fait pas ressentir que je suis quelqu’un de spécial, qu’il ne me dit pas qu’il est heureux de m’avoir rencontrée, alors je vois cela comme une raison de ne pas poursuivre.
Alors ajoutons à la liste que le candidat doit également être :
- Pas ambivalent
- Pas distant
- Capable de faire sentir à Daniella qu’elle est « spéciale »
- Et assez chaud-patate pour hurler à la fille-sans-photo-qui-n’écrit-pas qu’il est déjà fou de désir pour elle et tellement heureux d’avoir rencontré son profil vide et sa conversation hautaine
C’est très, très important :
Ce qu’un homme me faire ressentir à mon égard est vraiment important pour laisser une chance à la relation. C’est peut-être d’ailleurs pour cette raison, maintenant que j’y pense [rires], que je suis toujours célibataire.
Oui, chère Daniella, c’est peut-être bien la raison de ton célibat, à 37 balais. Tu nous écriras si ça s’arrange ? « Mais peut-être est-ce différent pour les femmes d’une génération ayant atteint une véritable maturité ? », me direz-vous encore. Voyons ça…
Katya [61 ans] : Quand je vais à un rendez-vous, je suis vraiment sous pression, parce que quand on fait une rencontre, on se demande constamment si ça va être lui ou pas, et tout est bon pour se dire que ce n’est pas lui. La moindre erreur le disqualifie.
Intervieweuse : Quel genre d’erreur ?
Katya : Il y a tellement de choses. Par exemple, s’il parle de lui toute la soirée et me pose peu de questions sur moi. Ou s’il se vante de quelque chose : « J’ai été le premier à faire ça » ou « Là-dessus, je suis le meilleur ». Je les trouve ridicules quand ils se vantent ou qu’ils jouent les machos. Ou s’il boit trop d’alcool, se plaint de la nourriture, ou exprime son antipathie pour des choses qui comptent pour moi, comme l’opéra par exemple. Dans ce genre de situations, vous regardez les gens et vous leur mettez une bonne ou une mauvaise note. C’est beaucoup de pression.
Ibid., pp.158-159
Hmmm… Beaucoup de pression pour qui ? Mais Katya a de l’expérience, et une certaine nostalgie du monde d’avant les agences matrimoniales automatisées et la surabondance de choix trop vite faits :
Ça ne se passait pas comme ça avant. Disons que si vous connaissez quelqu’un par le travail ou par des amis, vous aurez plusieurs fois l’occasion de lui donner une deuxième ou une troisième chance. Je me souviens quand j’étais jeune, je rencontrais des hommes dans les milieux que je fréquentais, à l’université ou au travail. Je me souviens d’un homme, Philippe, au début je n’ai pas du tout fait attention à lui. Il était un peu effacé, n’était pas particulièrement beau, ce n’était pas le genre de type qu’on remarque. Puis un jour, alors que nous nous connaissions depuis quelques mois, nous dînions avec des amis, il s’est mis à faire des blagues extrêmement drôles, et soudain j’ai vu cet homme autrement, je me suis dit, eh bien, ce type peut être drôle, et je me suis intéressée à lui. On est sortis ensemble deux ans.
Voilà, tout est de la faute des concepteurs des applications de rencontre : si seulement les types qu’on a balayé vers la gauche de l’écran, tout droit vers les enfers, pouvaient en être ressortis par l’algorithme pour bénéficier d’une deuxième ou troisième chance ! Et surtout : si l’on rencontrait les gens pour de vrai, dans notre ville, dans notre milieu, au cours d’occasions sociales sans trop d’enjeux prédéfinis, et sans pouvoir les jeter tout de suite… Il se passerait peut-être des choses intéressantes. Des moments d’émotion difficiles à obtenir par texto, des surprises non-cataloguables, un je-ne-sais-quoi d’attachement qui vous fait voir un autre être humain dans sa singularité, plutôt que comme une liste de caractéristiques désirables ou non-désirables. Ça fait un peu peur, hein ? C’est bien. C’est la vie.