Dans son essai La Fin de l’amour, la sociologue Eva Illouz n’a pas écrit que des platitudes féministes, loin de là. Non seulement elle livre d’intéressantes réflexions sur la marchandisation de l’amour (emballées dans l’inévitable solipsisme féminin), mais elle cite également de longs passages des entretiens réalisés avec des hommes et des femmes au cours de son enquête. En voici une lecture pilule rouge, dans l’angle mort des œillères sociologiques.
Angie [26 ans] : Des dick pics. Vous ne voyez pas ce que c’est ?
Intervieweuse : Je ne suis pas sûre de comprendre.
Angie [riant] : Ils t’envoient une photo de leur bite.
Intervieweuse : Vous voulez dire que les hommes avec qui vous entrez en contact vous envoient des photos de leur sexe sans leur visage, je veux dire après que vous avez vu leur tête ?
Angie : C’est ça. Juste la bite. C’est comme ça que les gens se rencontrent aujourd’hui.
[…]
Angie : Ce n’est peut-être pas cool de dire ça, mais je trouve ça grossier de choisir quelqu’un à la taille de sa bite. C’est comme si nous n’étions plus rien au-delà de nos organes sexuels. Je trouve ça dégradant. Même si je suis censée être celle qui les choisit, je me sens humiliée par le type quand je le choisis en fonction de la taille ou de la forme de son pénis. Je sais qu’en tant que féministe, je suis censée m’en moquer, mais ce n’est pas vrai. Je trouve ça dégradant. Je ne sais pas pourquoi.
Eva Illouz, La Fin de l’amour, enquête sur un désarroi contemporain, ed. Seuil, pp. 178-179
« En tant que féministe », Angie croit devoir se comporter comme un homme en choisissant de nombreux partenaires de coït sur leur physique. Le désir instinctif de l’homme est entièrement affûté pour la recherche d’un corps capable de porter sa descendance : fertile (jeune, sain), maximisant les chances de survie à l’accouchement (hanches), aimable au nourrisson (mamelles, chevelure). Une femme n’a pas besoin de trouver un tel corps, elle le possède déjà — du moins pendant sa jeunesse. Les besoins reproductifs féminins sont plus complexes. L’homme idéal serait capable de fournir protection, approvisionnement et investissement parental, tout en ayant un physique de vainqueur et un statut aussi élevé que possible dans l’ordre instinctif comme dans l’ordre social. Sa bite, aussi impressionnante soit-elle comparée à d’autres, ne joue jamais qu’un rôle minuscule dans cette romance. Même avec en plus une tronche de beau gosse, du muscle visible et une taille de l’animal garantie à 1m80 minimum, le lot complet d’atouts physiques ne peut satisfaire tout à fait les attentes féminines. Conséquence : les applications de rencontre sont un très mauvais moyen pour une femme de choisir un partenaire. Et pourtant :
Intervieweuse : Avez-vous un petit ami ?
Angie : Je viens juste de rompre avec l’un d’eux. Je pense que ça va rester comme ça pendant un certain temps parce que je me sens pas capable de retourner sur Tinder pour en chercher un.
Bien sûr, ce n’est pas la seule à dépendre de Tinder. C’est même parfaitement banal :
Intervieweuse : Vous avez toujours Tinder ?
Marie [26 ans] : Oh oui. Je n’aime pas être seule. Où que je sois, je peux rencontrer des gens. C’est difficile pour moi d’être seule. Enfin non, disons que c’est beaucoup plus agréable d’être avec quelqu’un.
Ibid., pp. 191-192
Comment se fait-il que les jeunes femmes de l’ère Tinder ne se figurent pas qu’elles pourraient chercher un Jules autrement que par une application ? Se pourrait-il qu’il y ait là quelque chose d’excessivement attrayant ?
Intervieweuse : Pouvez-vous me dire comment se déroule une interaction typique sur Tinder ?
Vanessa [32 ans] : On passe en revue des profils. La plupart du temps, je n’aime pas leur tête. En fait, c’est drôle de faire glisser le profil à gauche. C’est très agréable à faire pour les hommes qui ont l’air macho, arrogant ou idiot.
Ibid., pp. 156-157
Tandis que les hommes rêvent (plus ou moins honteusement) de multiplier les occasions de copuler joyeusement avec toute sorte de jolies jeunes femmes, les femmes sont obsédées par la sélection de l’homme idéal. Les romances sont entièrement basées sur ce très excitant processus d’attraction et de tri des prétendants (pour un homme c’est juste ennuyeux). Tinder et toutes les autres applications « de rencontre » offrent à leurs utilisatrices la satisfaction « très agréable » de s’adonner à la sélection des mâles avant même de les rencontrer !
Tant que les femmes sont dans leurs « années de fête », tout va bien. La vie est belle, les hommes offrent leur attention libidineuse par milliers, la vie de célibataire est peu coûteuse, aucune inquiétude ne vient obscurcir cet éternel printemps.
Vanessa : Ça se passe comme ça : « Salut. Tu as envie qu’on se rencontre ? », « Oui, j’aimerais bien. » « Dis-moi à quoi tu penses ? » Et là, en général, tu réponds quelque chose de sexuel. « Je commence à être chaude. Je peux te retrouver dans dix minutes au [nom d’un bar]. Je suis vraiment chaude, là. » À ça, vous pouvez aussi ajouter, si vous voulez vraiment les allumer : « Tu vas voir comment je vais te sucer. »
Intervieweuse : Vous dites que c’est une façon normale et habituelle d’interagir avant de se rencontrer ?
Vanessa : Oui. Totalement normale. Personne n’y voit quoi que ce soit d’inhabituel. Je veux dire, c’est avant tout pour ça que tu es entrée en contact avec la personne.
La faible sélectivité des hommes biaise le marché en faveur des femmes : elles obtiennent très facilement du sexe et de l’attention. Plus tard, quand leur désirabilité décroît et qu’elles se découvrent une envie de sécurité affective, elles se rendent compte que ce n’est pas si facile d’obtenir de l’engagement, surtout de la part de cette minorité d’hommes qui reçoivent habituellement leurs faveurs en abondance (et on les comprends les gars ! la situation est trop bonne pour eux). Quand bien même les 5 % de types perçus comme désirables se contraindraient à être loyaux avec une trentenaire enfin décidée à vivre une relation durable, une fois tous casés cela laisserait encore ≃95 % de candidates à la vie de couple dans la frustration. On voit que l’attitude des hommes désirables n’a aucune incidence sur la situation des femmes. C’est la haute sélectivité féminine qui engendre, dans une époque de marché sexuel totalement dérégulé, le grand nombre des perdantes. En outre, ni le sens de la loyauté ni la vision à long terme ne sont les points forts des femmes.
Intervieweuse : Avez-vous un petit ami ?
Marie : Bonne question ! J’ai… j’ai eu un copain à Paris. Mais quand je suis arrivée ici [en Italie], je me suis dit, « loin des yeux, loin du cœur ». Je me suis connectée à Tinder, que j’ai toujours sur mon téléphone, et en… trois semaines je crois, j’ai trouvé un copain. Il vient du Canada. Il participe également à un programme d’échange. Du coup, j’ai rompu avec mon copain français, même si j’aurais pu continuer, mais comme il comptait me rendre visite ici, ça devenait compliqué.
Intervieweuse : Votre petit ami français a-t-il été surpris lorsque vous avez rompu ?
Non, je ne crois pas. Je pense qu’il aurait fait la même chose. Il y avait une sorte d’accord entre nous où il était évident que chacun l’aurait fait si une bonne occasion se présentait. C’est le genre de chose que l’on sait sans avoir besoin de l’expliquer. Quoi qu’il en soit, même quand on était ensemble, on ne s’était pas dit qu’on allait vivre ensemble, ou que c’était le grand amour. En fait, j’ai été soulagée de rompre avec lui. Quand j’étais avec lui, je me sentais un peu comme un morceau de viande.
Se sentir « comme un morceau de viande » est un élément de langage féministe très classique, bien que son usage fréquent résulte rarement de préoccupations idéologiques. Il survient quand une femme souhaite culpabiliser un homme de leurs relations sexuelles afin d’obtenir de lui plus d’approvisionnement, ou se dédouaner elle-même de ne pas l’avoir exploité davantage pour tout ce bon sexe.
Marie : il était très affectueux. C’était évident qu’il voulait juste du sexe. Donc même si j’aurais préféré que ça soit autrement, j’ai aussi appris à vivre ça uniquement pour le sexe. Je ne savais pas très bien ce que je voulais. J’imagine que je voulais aussi du sexe. Je voulais du sexe, mais je me sentais comme un morceau de viande. Parce qu’une relation se passe comme ça, avec des rapports sexuels réguliers. Mais je me sentais souvent comme un bout de viande. Pas de sentiments, juste du sexe.
Marie ne sait pas ce qu’elle veut. Du sexe. Mais pas uniquement. Des sentiments. Mais pas le grand amour. Du sexe quand même. Mais pas comme un bout de viande. Et puis elle n’aime pas être seul. C’est de sa faute, à lui. Il n’était pas assez… Il était trop… Et il voulait venir en Italie, cet indiscret. Comment le garder dans ces conditions ?
Naturellement, Eva a posé à Marie la question qui nous brûle tous les lèvres :
Intervieweuse : Et avec votre nouveau petit ami, c’est différent.
Marie : Oui, j’ai l’impression que c’est différent. On discute [elle rit]. Enfin, il y a des problèmes avec son ancienne copine. Il se sent encore très lié à elle, ce qui m’énerve et met parfois un peu de distance. Ils ont rompu parce qu’ils se disputaient, mais il se sent encore très lié à elle. En tout cas, avec lui, je ne me sens pas comme un bout de viande. On parle et on fait des choses ensemble, on s’intéresse l’un à l’autre. En même temps, lorsque je partirai d’ici, ce sera fini. Nous le savons tous les deux. On est ensemble parce qu’on se sent tous les deux seuls dans un endroit qu’on ne connaît pas. Tinder a été là pour nous connecter ! [Rires]
Intervieweuse : Vous le savez parce que vous vous l’êtes dit ?
Marie : Non. Non. C’est comme avec mon ex. On n’a pas besoin de se dire des choses pour savoir ce qui va arriver. Nous savons tous les deux que c’est parce qu’on est tous les deux ici ; et que c’est pour ne pas être en manque de sexe.
Voyez comme le hamster de Marie a bien tricoté :
— L’ex ne semblait pas s’intéresser assez à elle en dehors du sexe, ce qui justifie son remplacement rapide pour ne pas passer seule quelques mois à l’étranger. (Mais surtout parce qu’il risquait de débarquer et perturber les frasques de la coquine en Italie. Sinon elle l’aurait gardé en réserve, bien sage, à Paris.)
— Le nouveau s’intéresse toujours ouvertement à son ex-copine, mais il est plus causant (certainement plus charmeur, voire tacticien) et participe volontiers à des activités qui simulent une relation de couple — en plus du sexe bien sûr.
— Pourtant, le nouveau sera remplacé aussitôt finie la période italienne parce que… c’est juste pour ne pas être seule et « ne pas être en manque de sexe ».
En somme : une relation est entièrement centrée sur les besoins féminin. Tant qu’ils sont satisfaits, elle peut durer ; dès qu’ils ne le sont plus, Tinder livre une autre bite et un gars attaché au bout.