Jeanne et l’alpha

Je l’ai déjà écrit ici : on apprend beaucoup sur les désirs des femmes en lisant leur littérature favorite. Mais je ne pensais pas refaire la corvée de si tôt ! Et voilà que le démon farceur des boites à livres me met entre les mains un nouvel opus d’Amandine Frunard — l’auteur dont nous avions justement étudié la prose l’été dernier. Je me suis infligé les 123 pages de Jeanne et le roi à petites doses patientes et ma peine ne fut pas vaine. Amandine nous offre dans cette romance une galerie complète des rôles masculins selon l’instinct sexuel féminin.

Jeanne est une toute jeune fille du XVIIe siècle, fille d’un boulanger de Besançon. Elle en pince sévère pour le roi Louis XIV depuis qu’elle a trouvé par terre une pièce de monnaie à son effigie. Ça tombe bien, le roi de France assiège la ville qui appartient alors à l’Espagne. Au cours d’une semi-fugue hors des murs, en direction des troupes françaises, Jeanne tombe sur… Devinez qui ? Le roi de France, pardi ! Elle se pâme, revient à elle, lui roule un patin, broute… Non, pardon, c’est le cheval qui broute pendant ce temps. Enfin, en moins de temps qu’il n’en faut pour retrousser ses jupons, comment dire ? Dans l’cul Lulu… Non, pardon, l’histoire s’arrêterait là si l’amant impromptu de Jeanne avait usé de son fondement plutôt que de la voie recommandée par l’Église (mais je ne veux pas déflorer le sujet puisque Louis s’en charge).

La scène se déroule comme dans un songe. Le cerveau de Jeanne pourrait exploser de bonheur. Le roi m’aime, pense-t-elle. Et tout ce que fait son corps lui semble parfaitement naturel.

Oui, c’est pauvre comme description du coït. Ce n’est pas un livre cochon pour les garçons, voyez-vous ? Ce qui fait la joie de Jeanne et des lectrices, c’est qu’elle a pu copuler avec l’alpha de ses rêves moites : Louis XIV, rien que ça ! Dans ce contexte historique, on ne voit pas qui Jeanne aurait pu désirer de plus dominant.

Jeanne rentre fort tard chez ses parents et son paternel lui colle trois bonnes tartes (il est boulanger, il sait faire). Claude, l’apprenti, prend sa défense. Il a demandé à son patron la main de Jeanne, ce qu’elle découvre à ce moment.

Elle regarde Claude. C’est un brave garçon, plutôt bien fait de sa personne. Depuis qu’il est rentré au service de son père, elle a remarqué à quel point il était respectueux envers elle, prévenant même. Si son cœur n’avait pas été pris, elle aurait pu s’intéresser à lui, car sa douceur et sa gentillesse lui plaisent.

Claude est un bêta aux yeux de Jeanne (et d’Amandine bien sûr). Il a toutes les qualités d’un bon fournisseur de services (travail, affection, molle protection), mais il n’est pas dominant. Elle aurait pu s’intéresser à lui… Mais elle rêve du roi guerrier, alors bon… Le gentil, doux et respectueux apprenti boulanger peut aller se palucher entre les sacs de farine.

Comment d’ailleurs, après avoir connu l’honneur de perdre sa virginité avec le roi de France, pourrait-elle épouser un apprenti boulanger ?

Quelques pages plus loin, les armées du roi de France prennent la ville. Le père et les frères de Jeanne meurent parmi les défenseurs de Besançon. Claude survit et annonce la nouvelle à Jeanne et sa mère.

Ce dernier se retire sans bruit. Il referme derrière lui la porte sur le grand malheur qui unit les deux femmes.

Oui, un très grand malheur, car il n’y a plus d’hommes pour faire tourner la boulangerie avec leurs gros bras musclés. Pas de pétrin électrique à cette époque : Jeanne, sa mère et ses sœurs se retrouvent dedans (le pétrin, vous suivez ou pas ?). C’est toujours embêtant de perdre ses bêtas. Même à notre époque :

« Les femmes ont toujours été les premières victimes des guerres. Les femmes perdent leurs maris, leurs pères, leurs fils aux combats. »

Hillary Rodham Clinton, conférence sur la violence domestique, 17 novembre 1998

Les hommes tués sont donc des victimes secondaires, et comme ils sont tués par d’autres hommes pourquoi les plaindre ? Hillary aurait pu dire : « Les femmes sont les victimes, partout et tout le temps. Même les grandes bourgeoises comme moi. Ne discutez pas. »

Mais revenons au récit. Tout ne va pas si mal : il reste un bêta dans la maison, le brave Claude. Nous allons voir qu’il se surpasse dans son rôle. Quelques mois plus tard, Jeanne est enceinte jusqu’aux yeux et proche de l’accouchement. Sa mère, furieuse, l’a reniée et s’est promise de l’expulser dès que le bâtard sera né. Ses sœurs ont interdiction de l’assister. Qui s’occupe alors de la parturiente honnie ? Le gentil Claude, bien sûr.

Des larmes coulent sur le visage de Claude, que l’existence est donc cruelle ! Cet enfant, il aurait pu l’aimer, devenir son père.

Un bon bêta accepte d’être cocu, c’est à dire de se mettre au service de l’hypergamie de la femme qu’il désire en élevant l’enfant de l’alpha qu’elle désire.

Jeanne passe les douze jours, et les douze nuits suivantes, dans le réduit de Claude. Pour le jeune artisan boulanger, ces instants sont à la fois les plus doux et les plus cruels de sa vie. Les plus doux parce qu’il héberge Jeanne, qu’il est le seul à le voir, elle et son enfant. Pendant qu’il pétrit et cuit le pain, il sait celle qu’il aime proche de lui, séparée seulement par une vieille porte, constamment entrouverte. Il prend soin d’elle, la nourrit, s’enquiert de sa santé.

Jeanne et son poupon quittent Besançon sur le chariot d’un drapier de Dole, gratuitement car : « Il ne manquerait plus que je fasse payer une jeune demoiselle comme vous. » À Dole il lui offre également le souper et le gîte, en tout bien tout honneur (le brave homme est marié). C’est un bêta aussi, c’est-à-dire une source de services sans contrepartie pour Jeanne. Les femmes étant « toujours les premières victimes », au moins potentiellement, le bêta se doit de leur offrir son assistance.

À Dole, Jeanne est draguée par Pierre, un jeune notaire en partance pour Dijon. Elle demande qu’il négocie pour elle une place dans la diligence, en précisant qu’elle a de quoi payer car : « Pierre la regarde avec une concupiscence qu’il ne cherche pas même à dissimuler. » Arrivée à Dijon, elle demande à Pierre de lui trouver une auberge où elle paiera sa chambre également. Il lui propose de payer le souper. Sitôt la soupe engloutie elle prétexte de la fatigue pour se retirer dans sa chambre où elle se barricade quelque peu. Réveillée dans la nuit par l’intrusion de Pierre, elle parvient à l’assommer et prend la fuite avec le bébé. Pierre est un mauvais bêta. Il fournit à Jeanne des services, mais il espère une contrepartie à ses efforts : l’acte sexuel. Bien qu’elle ait senti ses intentions dès leur rencontre, elle lui demande quand même de résoudre ses problèmes à sa place (trouver une place dans la diligence, trouver une auberge).

Après l’épisode du mauvais bêta qui voulait faire tagada, Jeanne trouve refuge pendant plusieurs mois chez un vigneron de Beaune qui prend en pitié la fille-mère et son mouflet (comme le drapier de Dole). Elle travaille dans les vignes avec Amaury, un tout jeune homme bien gentil et bien brave (comme Claude) :

La gentillesse d’Amaury émeut Jeanne. Ce garçon lui fait penser à Claude. Comme l’apprenti boulanger, elle a bien perçu que sa sollicitude trahissait une attirance.

Dans ma grande naïveté, j’ai longtemps cru que l’on pouvait avoir des relations avec des femmes en parfait gentleman, sans aucune intention sexuelle, et que ce soit bien compris par elles. Je peux témoigner qu’elles ne perçoivent jamais les amabilités d’un homme comme un simple geste d’amitié, un signe de courtoisie et de générosité désintéressée. Cela est réservé aux amitiés entre hommes. Comment l’ai-je su ? Parce que la gentillesse d’un homme appelle trois types de réactions de la part d’une femme :

• La méfiance (comme Pierre).

• L’absence de réciprocité (comme Claude).

• Ou éventuellement, si elle cherche à s’attacher un bêta, le souhait de passer à une relation intime. Quel surprise et quel effroi se peignent sur son visage quand on répond à ses sollicitations que non, vraiment, on est juste amis et qu’on n’a jamais eu l’intention d’en venir aux galipettes avec elle, inutile d’insister ! C’est toute sa représentation des hommes qui se déchire soudain sur un écueil inaperçu, tandis qu’une tempête de pensées foudroie temporairement ses certitudes : « Comment ? Ce garçon qui se montre aimable avec moi depuis si longtemps ne veut pas me sauter ? Ce n’est pas possible ! L’ai-je trop fait mariner ? Suis-je devenu moins désirable tout d’un coup ? Vieille, ridée, grosse ? Non, pas déjà ! Il a dû se trouver une copine… Non, je sais, il est gay. J’aurais dû le voir avant, c’est évident ! »

Toute amabilité faite à une femme est automatiquement perçue comme un signe d’intérêt sexuel et catégorise immédiatement l’homme comme un bêta, puisqu’il semble chercher une relation sur le mode de l’échange. Le gentil garçon montre du même coup sa faible valeur sur le marché : s’il vivait dans une abondance d’opportunités sexuelles, il ne négocierait pas pour en avoir. Comme les alphas sont rares par définition et peu enclins à choisir parmi les femmes qui les convoitent, les bêtas sympas sont quand même attrayants dans les moments de doute hypergamique :

Alors qu’elle s’avance vers le négociant pour le saluer, elle voit Amaury sortir de la ferme, portant Louis sur ses épaules. L’enfant rit aux éclats. Il plonge ses petites mains dans l’abondante chevelure frisée du jeune homme, fait un signe joyeux de la main en reconnaissant sa mère.

Le cœur de Jeanne cesse de battre. N’est-ce pas irresponsable de renoncer à une existence tranquille auprès d’un homme aussi attentionné pour elle et son enfant, pour partir en quête d’une improbable romance avec le roi de France ?

Oui, c’est irresponsable mais l’histoire de Jeanne ne peut s’arrêter ainsi car nous ne sommes qu’à la page 90. Le négociant qui achète son vin à Beaune s’en va justement livrer à Versailles, Jeanne réclame donc d’être véhiculée. Tant pis pour Amaury.

— Je compte sur vous pour consoler Amaury de mon départ, et pour le convaincre de se rapprocher de Mathilde. C’est un garçon qui mérite ce qu’il y a de mieux.

On peut continuer la pensée de Jeanne : « Ce qu’il y a de mieux… du moment que ce n’est pas moi. » Combien de garçons ont été éconduits ainsi ? « Je t’aime beaucoup, tu es un type formidable. Je suis sûre que tu vas rencontrer quelqu’un de bien ! (Mais surtout quelqu’un d’autre, car moi je veux poursuivre ma quête de l’alpha.) »

Jeanne est de nouveau bêta-propulsée :

Pendant les trois jours du trajet, Jacques, qui est veuf depuis deux ans, lui a fait comprendre qu’elle lui plaisait, mais sans se montrer trop insistant. Elle lui en sait gré.

Ça, c’est un bon bêta ! Il rend tous les services qu’on attend de lui, sous le charme, mais reste bien sage afin que Jeanne puisse suivre son hypergamie jusqu’au bout. En chemin, Jacques lui raconte la vie du roi, c’est à dire ses maîtresses : Louise de La Vallière, Madame de Montespan, Madame de Maintenon… Jeanne n’en perd pas une miette, brûlant de partager l’alpha suprême avec ses rivales. C’est sans doute à cela que rêvassent les lectrices des magazines mondains : Ah ! Faire partie des maîtresses d’un prince ou d’une célébrité ! Refroidir quelques temps le tison de l’hypergamie. Comme ce serait doux…

Jeanne est enfin à Versailles. Elle croise le roi dans les jardins. Surprise ! Louis XIV est plus vieux que l’homme qu’elle avait emballée durant le siège de Besançon. Qui donc pouvait-il être ? Son amant ne tarde pas à faire son apparition. C’est un aristocrate, bien sûr, mais de bien moindre importance. Il s’appelle Alexis et il est fiancé avec une femme de sa condition. Découvrant son enfant illégitime dans les bras de Jeanne, il lui propose de la faire entrer au service de sa fiancée. Elle refuse tout net. Il lui propose de l’argent. Elle refuse également. Pourtant, elle ressent du désir pour lui. Notez la différence avec les autres hommes qu’a croisé Jeanne : des bêtas elle attendait des services (transport, nourriture, assistance), mais avec l’alpha c’est une union qu’elle veut. Elle a désiré cet homme lors de leur première rencontre, le désire encore et ne veut rien en échange. Rien d’autre que lui, sexuellement. Chaque proposition d’Alexis pour assurer au moins l’approvisionnement de sa progéniture bâtarde vexe Jeanne. Finalement il l’entraîne dans un bosquet pour l’y culbuter vite fait (preuve qu’elle est très désirable), mais l’hypergamie de Jeanne dévalue l’alpha imprenable à toute vitesse et réévalue les meilleurs bêtas que Jeanne a connu :

À Beaune, il lui est arrivé de regretter qu’Amaury ne se montre pas plus entreprenant. Elle a parfois rêvé de scènes d’amour avec lui, ou avec Claude, même si la plupart de temps ce type de songes avaient pour protagoniste celui qu’elle avait pris pour Louis XIV.

Ah, si Amaury ou Claude s’étaient montrés plus entreprenants au lieu d’être toujours gentils et respectueux… C’est quand même un peu de leur faute, tout ça ! C’est vrai quoi, les femmes sont « les premières victimes » des hommes trop respectueux qui les obligent à faire des galipettes avec des hommes moins respectueux.

Finalement Jeanne repousse Alexis, qui choit hors du bosquet les chausses sur les chevilles, ridiculisé. Sa valeur d’alpha est ainsi anéantie : il a beau être un homme de classe aristocratique, officier de l’armée du roi de France, toute cette dominance se volatilise lorsqu’il se retrouve cul par dessus tête, le froc baissé. Pouvait-il finir autrement ? Après tout, Jeanne fantasmait sur le roi de France, pas moins. Puisque son amant réel a moins de valeur qu’elle l’avait cru, il est moins digne d’elle. L’excitation causée par un alpha est purement égocentrique : plus grande est sa valeur, plus la femme est narcissisée. Qu’il vienne à perdre de la valeur et l’égo féminin en est directement atteint.

Plus que cinq pages avant la fin ! Comment l’histoire de Jeanne va-t-elle se terminer ? Et bien, exactement comme dans le bouquin précédemment analysé par votre serviteur : Jeanne s’en retourne vers son meilleur bêta, Claude, qui aura le privilège de travailler toute sa vie pour le confort de sa bien aimée et d’un enfant qui n’est pas le sien. En échange elle lui donnera un peu de sexe sans excès de désir et, comme la pilule n’est pas encore inventée, des enfants de son sang. Notre héroïne réussit un parcours hypergamique quasiment idéal : être fécondée par un homme dominant et servie par un gentil couillon.

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