Enquête sur un désarroi contemporain : après la fête, la gueule bois

Dans son essai La Fin de l’amour, la sociologue Eva Illouz n’a pas écrit que des platitudes féministes, loin de là. Non seulement elle livre d’intéressantes réflexions sur la marchandisation de l’amour (emballées dans l’inévitable solipsisme féminin), mais elle cite également de longs passages des entretiens réalisés avec des hommes et des femmes au cours de son enquête. En voici une lecture pilule rouge, dans l’angle mort des œillères sociologiques.

Qu’il est fuyant, l’amour au XXIe siècle ! Les corps sont choyés, protégés, lavés et nourris comme jamais auparavant, mais les âmes… Perdues dans le labyrinthe de verre des applications de rencontre, affamées d’affection mais trop chipoteuses pour l’admettre, libérées de tout et toujours déçues, accablée de leur propre individualisme et pourtant incapable de s’en détacher… Avec l’âge, la fatigue vient : cela se sent dans les entretiens.

Tamar [32 ans] : Je vis à Tel Aviv où tout le monde se regarde, tout le monde se cherche des aventures d’un soir. Tout le monde se mate à Tel Aviv. Ça rend tout ça très bas de gamme. On a l’impression d’être noyée au milieu de mille personnes. On se sent vraiment comme ça. On peut s’envoyer des SMS pendant des heures pour finalement se rendre compte qu’ils ne veulent que des coups d’un soir. J’ai parlé à des hommes, et mon sentiment est qu’ils ont beaucoup de choix, ils peuvent trouver une femme belle et intelligente très rapidement. J’ai tout le temps l’impression qu’il y a toujours plus de filles, c’est la raison pour laquelle je trouve que tout ça est très bas de gamme. […]

Tamar a passé la trentaine et percuté ce que l’on appelle ironiquement « le Mur » : le sentiment diffus de ne plus être aussi attirante, comparée à la concurrence des jeunes femmes fraîchement arrivées dans la vingtaine. Pire : la prise de conscience que le temps passe, que le tic-tac de « l’horloge biologique » se fait envahissant. En fait « d’horloge biologique », c’est surtout la fertilité féminine qui entame un déclin rapide et naturel dans la trentaine. Les « années de fête » et d’insouciance cédent la place à la « révélation » puis à la transition vers la recherche de sécurité matérielle et affective. Pas de chance, la sécurité affective est une denrée rare dans une époque de liberté individuelle totale. Encore plus ennuyeux : au moment où les femmes envisagent de nouer une relation quelque peu durable, la plupart des hommes découvrent leur potentiel personnel et sexuel. Trop heureux de pouvoir enfin s’affirmer ils n’ont, bien souvent, aucune envie de s’engager si tôt… du moins s’ils ont vraiment du potentiel.

À part l’excès de choix, le fait qu’il y ait beaucoup trop de choix, je pense qu’il n’y a pas d’engagement quand on se rencontre via les sites Internet, l’impression est « Je peux faire ce que je veux. » Si la rencontre se fait par des amis, l’homme est plus engagé. Il doit faire un peu plus attention. Mais si ça ne passe pas par des amis, mon impression est qu’ils peuvent tout se permettre.

Eva Illouz, La Fin de l’amour, enquête sur un désarroi contemporain, ed. Seuil, pp. 219-220

Voilà le problème : les hommes aussi peuvent tout se permettre. Ne pas s’engager contre leur gré. Profiter de leur liberté sexuelle. Et même préférer des femmes plus jeunes que celles de leur génération, qui les ignoraient quand ils avaient vingt ans. Le temps est cruel avec les femmes, moins avec les hommes.

Paula [61 ans] : Tout a commencé, je crois, lorsqu’il a pris un abonnement à la salle de sport il y a quelques années, il y a peut-être six ou sept ans. Il s’est mis à aller à la salle de sport et aussi à surveiller son alimentation. Il ne faisait pas un régime, mais il faisait attention à ce qu’il mangeait. Alors il a perdu du poids. Il a maigri. Et vous savez, c’est incroyable, à partir du moment où il a perdu du poids, sa personnalité a changé. Il est devenu, hum, comment dirais-je, un peu suffisant, il était plus sûr de lui, et j’ai commencé à me trouver vieille et moche. Il m’a fait me sentir vieille et moche. J’ai deux ans de plus que lui, mais c’était la première fois qu’avec lui, je prenais conscience de mon âge. Après ça, peut-être un an plus tard, il a eu sa première liaison. Depuis, il a eu beaucoup d’aventures, toujours avec des femmes jeunes. Comme s’il était retombé dans l’adolescence. Il dit qu’il n’a jamais cessé de m’aimer, mais il ne pouvait s’empêcher d’avoir des aventures. C’était plus fort que lui. Alors j’en ai eu assez et je suis partie. Aujourd’hui nous sommes divorcés.

Ibid. p. 270

Ah ! Méfiez-vous de la salle de sport et des regains de coquetterie chez votre partenaire ! C’est le signe qu’il ou elle a envie de… heu… de vivre encore des choses excitantes, peut-être sans vous, ou du moins en dehors de votre routine commune. Les femmes sont plus discrètes quand elles préparent ce genre d’évasion, et les hommes moins méfiants des changements chez leur compagne, du moins s’ils ont vécu durablement avec elle le confort amollissant d’une relation de couple. Si la relation est récente, elle repose sur le désir — c’est à dire sur rien de solide.

Claudine [48 ans] : Un jour, il est venu me rendre visite un dimanche matin. Il revenait de voyage et a sonné à ma porte : je ne m’étais pas encore brossé les dents et n’étais pas habillée. J’étais en chemise de nuit. Je n’étais pas maquillée et je ne m’étais pas coiffée. Quand il est entré, j’ai vu qu’il faisait une drôle de tête. Il m’a dit : « Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu es malade ? Tu vas bien ? Tu as l’air tellement différent de d’habitude. »

Intervieweuse : Qu’avez-vous répondu ?

Claudine : Je l’ai serré dans mes bras, je croyais qu’il allait m’embrasser mais il ne l’a pas fait. Je me suis alors demandé si ce type m’aimerait encore quand je serai vieille et ridée.

Ibid. p. 173

C’est une excellente question, Claudine. Dommage qu’elle arrive tardivement, à l’approche de la cinquantaine. On peut la préciser ainsi : « M’aime-t-il aujourd’hui ? Ou n’a-t-il une relation avec moi que pour satisfaire ses désirs… comme moi avec lui ? » La réponse est dans la question : les relations entre des adultes absolument libres de tout engagement sont en effet conditionnées au désir — dès que le désir cesse, rien ne reste. L’amour, c’est sans doute autre chose.

Elsa : C’est très chaotique. Parfois j’aime le type, parfois non. Je l’aime quand il fait ce que j’attends de lui. Je ne l’aime pas quand il ne le fait pas. Je ressens la même chose de leur part. J’ai moins confiance en moi, et je n’aime vraiment pas me sentir en insécurité, je me mets à manger beaucoup plus. Mais s’ils sont gentils avec moi, je les aime bien. Je ne sais pas comment avoir des sentiments stables.

Intervieweuse : Comment savez-vous si un homme vous aime bien ou non ?

Elsa : C’est ça, le truc, je ne sais pas. Parfois je pense qu’il m’aime bien, et parfois je pense que non. Je pense que ça va et ça vient. C’est la même chose de mon côté. C’est dans ces moments là que le mariage me manque. La clarté de tout ça. On peut être très mal marié, mais au moins on sait ce qu’on a.

Ibid. pp. 216-217

Voilà : l’engagement, c’était rassurant. Chacun acceptait librement de vivre désormais moins librement dans un truc sécurisant appelé « couple ». Certains jours, c’était ennuyeux, mais on pouvait compter sur la solidité de cette relation, économiquement et affectivement. En tout cas, beaucoup plus que les relations contemporaines, où l’on n’est jamais bien certain qu’au matin on n’entendra pas l’autre vous terrasser de son rejet : « J’ai oublié de te dire hier soir : nous deux, c’est fini. Je ne suis pas fâché(e) mais tu m’ennuies désormais, alors j’ai décidé de mettre fin à notre relation. Laisse la tasse dans l’évier, le double des clefs sur la table et ramasse bien toutes tes affaires avant de partir. »

Le sexe est l’ingrédient primaire de la relation avec, comme perspective naturelle, la procréation. Mais il n’est que l’entrée alléchante. Le plat de résistance, c’est la famille. Moins de désir, moins d’excitation… mais quelque chose de plus nourrissant, qui vous comble pour longtemps. Plutôt qu’un « avocado toast au saumon », une bonne blanquette de veau, vous voyez? À trop s’attarder sur les entrées, on risque de manquer l’essentiel du festin.

Aurélie [45 ans] : On a arrêté de faire l’amour pendant deux ans, et ça me blessait tellement qu’on a commencé à se disputer, ce qui ne nous était jamais arrivé avant, et puis on s’est séparés. À l’époque, c’était un réflexe naturel. Aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi nous avons fait ça. Je veux dire, non, je sais, je me sentais humiliée par le fait qu’il ne me désirait plus. Et une fois que le sexe s’arrête, c’est comme si la relation n’avait plus de raison d’être. Mais aujourd’hui je vois les choses autrement.

Intervieweuse : Que voulez-vous dire ?

Aurélie : Aujourd’hui, je pense que les gens trouvent toute sorte d’arrangements. Fondamentalement, je pense même que si vous comptez vivre avec quelqu’un sur le long terme, il faut trouver des arrangements. Je n’aurais peut-être pas dû être si contrariée par le fait qu’il ne me désire plus.

Ibid. p. 268

Ah, si nous avions deux vies ! La première pour apprendre comment ça marche… Sans doute nos choix seraient-ils meilleurs durant la seconde et l’accumulation de leurs conséquences moins tragique. Autrefois, il y avait quelque chose de presque aussi bien : la culture (au sens anthropologique), c’est à dire la transmission de l’expérience des générations précédentes par des coutumes et des interdits. Cela a permis à nos ancêtres de vivre et d’élever leurs enfants dans des conditions matérielles ÉNORMÉMENT plus difficiles que les nôtres. Sans cela, nous ne serions pas là pour en parler — le plus souvent en méprisant cette culture obsolète, sans la comprendre ni comprendre notre propre situation.

À l’époque où j’écris ce billet, la natalité française est en plein effondrement (1,6 enfant par femme), en dépit de l’importation de populations du tiers-monde hâtivement naturalisées. Comme c’est ironique ! Les Occidentaux ne trouvent rien de mieux pour compenser les conséquences de leur puérilité libertaro-libertine que de faire venir des familles à l’opposé extrême de leur propre culture et de leur individualisme. Une grande partie d’entre eux finira seul(e), sans descendance, et plus pauvre qu’ils ne l’imaginent. C’est déjà inscrit dans les chiffres démographiques. Leurs années de consommation égoïste leur laisseront-elles assez de bons souvenirs pour atténuer leur triste vieillesse ? Pauvres gens.

Pourtant, le désarroi transpirant de cette série d’entretiens laisse présager un retournement dans un avenir pas trop éloigné. Ce sera trop tard pour les adultes d’aujourd’hui, mais il est très possible que les adolescents, ayant observé le désastre à hauteur d’enfant, commencent à prendre un autre chemin : la modération des désirs individuels, la fidélité à ses engagements… ça pourrait bien devenir tendance ! Ça, plus le déclin économique déjà avancé de notre société, fera refleurir le couple traditionnel et la famille — toujours aussi ennuyeuse, mais solidaire de ses membres. Les vieilles dames à chat radoteront l’idéologie qui les a conduites à la solitude, et plus personne ne les écoutera.

  1. Gloups

    Nous ne reviendrons pas aux temps anciens du couple traditionnel et de la famille traditionnelle. Nous allons de l’avant comme le dit Rollo Tomassi dans ses podcasts. L’humain est passé de homo sapiens à homo numericus. L’individualisme restera la norme malgré le changement de population car c’est la nature profonde du lien anthropologique entre humains qui a été modifié par la techno. Tant que le feu énergétique perdurera nous continuerons sur la voie de la dégradation humaine.

    Choisir consciencieusement son propre chemin, prendre le moins pire et optimiser sa roue de hamster.

    • Tancrède Bastié

      Je suis d’accord : « Tant que le feu énergétique perdurera nous continuerons sur la voie de la dégradation humaine. » Mais justement : l’Europe est déjà bien engagée dans son déclin économique. Je ne donne pas longtemps aux femmes pour trouver à nouveau désirable de nouer une relation durable avec un homme fiable ; une ou deux générations, pas plus.

      En attendant, bien sûr, « choisir consciencieusement son propre chemin, prendre le moins pire… »

Write a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *