C’est l’histoire poignante de Ben Névert, un garçon petit avec de grandes oreilles, qui a décidé de déconstruire la virilité. Il a écrit un bouquin avec un titre d’une rare honnêteté, Je ne suis pas viril, et des jolis dessins dedans pour expliquer. Ben a eu un déficit d’hormone de croissance qui en faisait le plus petit de sa classe, mais aussi le plus prompt à chialer. Les ingrédients parfaits pour une enfance de merde, surtout pour un garçon. Si l’on en croit le graphique de croissance pris dans son carnet de santé, Ben a été traité à partir de 13 ans pour compenser son déficit hormonal, ce qui lui a permis d’atteindre le mètre soixante-dix vers 18 ans. Ben est certes petit, mais c’est loin d’être un nain. Gardez ce fait en tête, nous allons y revenir très bientôt.
À l’âge où l’on commence à s’intéresser sérieusement aux filles, le brave Ben a connu ses premiers râteaux :
Dès que j’ai commencé à essayer de draguer des filles : « Ah mais nan, toi t’es comme mon petit frère. T’es beaucoup trop gentil. J’peux pas sortir avec un mec plus petit que moi. » C’est un système où tout le monde joue un petit peu ce jeu là.
Ben Névert, entretien avec Konbini News
On ne voit pas très bien ce que la notion de système vient faire là. Les femmes préfèrent les hommes grands, quelle que soit leur ethnie ou culture. Il n’y a rien de systémique là-dedans, juste une préférence formée par des centaines de milliers d’années d’évolution. La vie de nos ancêtres était un peu plus rude que la nôtre, cher Ben, et une femme avait plus de chances de survivre avec un mec grand et fort qu’avec une crevette hypersensible à grandes oreilles.
Et donc, le pauvre Ben, vexé par le destin et les filles, s’est mis à déconstruire la virilité comme on déconstruit ses Legos.
C’est clair que, aujourd’hui, j’ai déconstruit beaucoup de choses de la virilité, que j’avais moi-même intériorisé. Qu’est-ce que ça veut dire être viril ? C’est une bonne question. Qu’est-ce que ça veut dire être féminine ? Ça aussi c’est une très bonne question. J’invite tout le monde à arriver à répondre à ça. Est-ce que la virilité c’est être grand, musclé, taire ses émotions ? La réponse est non. En fait, si la virilité, on prend la définition, c’est juste : « ce qu’on considère être un homme », c’est n’importe quoi. Pleurer, c’est viril, rire c’est viril, exprimer ses émotions c’est viril. Voilà.
Peut-être que le manque d’hormone de croissance affecte aussi le développement de la logique, car voilà notre petit Ben parti dans un beau raisonnement en spirale jusqu’à son écrasement sur le niveau zéro de la pensée : « la virilité c’est ce qu’on considère être un homme », je suis un homme donc tout ce que je fais est viril, donc tout est viril, donc la virilité n’existe pas. Ben, comment te dire… On ne naît pas homme, on le devient. Certes, tu es né avec un quart de knacki et deux petits pruneaux entre les jambes, mais cela ne fait pas de toi un homme. Tu es juste un garçon, c’est à dire un humain qui a le potentiel de devenir un homme. Et qu’est-ce qu’un homme, me diras-tu en pleurnichant ? Comme tu en as fait l’expérience, ce sont les autres, et particulièrement les femmes, qui te reconnaissent comme viril… ou pas. Soit tu te montres performant dans quelques compartiments du jeu viril (force, courage, intelligence, créativité), soit tu restes un petit garçon avec de grandes oreilles jusqu’à ta mort.
Je pense que la virilité, la féminité, ce sont deux termes qui veulent pas dire grand chose aujourd’hui, mais au delà des termes, c’est des choses qui nous bloquent énormément dans nos comportements.
Ce qui te bloque, c’est la paresse. Tu prétends déconstruire un truc que tu n’as jamais fait l’effort de construire.
En fait, c’est un mythe, la virilité, tu vois ? Ça n’a jamais existé. Et on essaie de correspondre à un truc qui n’existe pas, et forcément, si ça n’existe pas, on n’est pas forcément nous-même, et y a un moment où ça éclate.
La préférence des femmes pour un certain type d’hommes n’est nullement un mythe. L’homme capable de protéger et approvisionner les siens est un bien meilleur choix reproductif que la mauviette affligeante fascinée par son nombril. Surtout pour une espèce dont l’enfance est si longue et si fragile — l’humanité. Non seulement la virilité et la féminité existent, mais elles sont les deux piliers de l’espèce depuis son origine. Seule la minuscule parenthèse historique de confort et de sécurité extrêmes que nous vivons aujourd’hui nous offre le loisir de prétendre crânement le contraire.
Ben a mis des dessins dans son bouquin, pour que l’on comprenne bien des trucs compliqués comme la hiérarchie informelle de la cour de récréation :
Je suis resté très perplexe devant cette pyramide, qui ne ressemble en rien à ce que j’ai pu connaître durant mon adolescence. Il se trouve que le Général Pazen, dans une vidéo de réaction à l’entretien de Ben, a dit les choses exactement comme je les vois :
C’est quoi cette connerie encore ? La pyramide, l’échelle sociale de la cours de récré : « les mecs les plus vaillants et courageux », « les garçons efféminés » et les filles. C’est pas du tout ça.
Alors moi, si je vous fais la pyramide de l’école, du collège, qu’est-ce que je mettrais ? En premier je mettrais, en 1 les mecs populaires, 2 les filles populaires et généralement, vous savez, ils font un groupe, une sorte de meute, les gars et filles populaires. Le haut du panier. Le top 10 on va dire. Après : la masse de gens normaux, qui veulent suivre la meute. Ensuite t’auras les gens craignos, tout en bas. Genre : la fille gothique, le mec qui lit des mangas… Enfin c’est moins… Avant, c’était ça mon époque, peut-être que ça a changé maintenant. Enfin, vous voyez, les Célestins et les Célestines en bas de l’échelle, les gothiques en bac L — ça c’est tout au fond du tiroir. Et tout en bas il y a vraiment les victimes.
Voilà, ça c’est une pyramide plus réaliste. Déjà, « les garçons efféminés », ça représente la moitié du truc, alors qu’en vrai il y en a quasiment pas, alors c’est bizarre. Et les filles, en bas de l’échelle ? Ouais, c’est ça… Oh là là, la connerie !
Consul Général Pazen, « Il veut déconstruire sa virilité à tout prix (mais ne se trouve pas encore assez déconstruit) »
Comme je dois avoir un bon quart de siècle de plus que le Général Pazen, j’en déduis que la petite hiérarchie sordide du collège et du lycée n’a pas changé du tout, et que Ben n’a aucun sens de l’observation. En plus, Ben se situe de lui-même dans l’échelon intermédiaire de son modèle, comme « garçon efféminé », au dessus de toutes les filles. Cela me fait douter que Ben ait autant souffert qu’il le prétend — s’il avait fait partie des victimes méprisées par tous les autres gamins (garçons comme filles), il se placerait spontanément en bas la pyramide.
Laissons Ben à sa déconstruction, car je veux vous présenter un homme autrement intéressant. Jean Brissé Saint-Macary a 73 ans au moment où la télévision vient l’enregistrer. Il mesure 1 mètre 34. (Ben l’a dépassé en taille dès l’âge de 12 ans.)
J’étais considéré comme une sorte d’être anormal, de paria qui devait supporter toutes les misères, toutes les méchancetés que l’on peut imaginer vis à vis d’un enfant pas comme tout le monde. Oh, ça ! On m’a fait des misères, vous savez — atroces — à tel point que j’ai cherché à me suicider.
« Jean, 1 mètre 34 et beaucoup de grandeur », archives de l’INA
Et pourtant :
Je m’aperçois que j’ai une belle vie, que j’ai eu une très belle vie malgré l’handicap de ma petite taille.
Comment a-t-il fait ? Et bien, en cultivant sa virilité selon l’axe qui lui était physiquement possible : le travail, la performance intellectuelle. Jean fut « bachelier avec mention, docteur en droit à 26 ans avec un premier prix au concours des thèses, conseiller au Ministère de la justice », puis il s’installe comme notaire pour tenir une promesse faite à son père. À 43 ans il prend femme, a des enfants puis des petits-enfants.
À propos des femmes, il partage avec Ben l’expérience douloureuse de leur mépris pour les hommes de petite taille :
C’est certain que ce sont des femmes, de fort belles femmes que j’ai pu croiser dans mon existence, qui ont eu les termes de mépris les plus blessants que j’ai reçu dans mon existence.
Mais Jean n’y voit pas l’effet d’un système. Il constate simplement la préférence féminine pour les hommes grands. Jean n’a certainement jamais eu l’idée de « déconstruire la virilité », qui lui aurait parue bien saugrenue. Au lieu de cela, il s’est employé à construire sa vie d’homme. En 1975, il a publié chez Julliard un texte intitulé 1 mètre 34, que l’on peut trouver sur les sites de livres d’occasion. Je suis certain qu’il s’y trouve bien plus d’inspiration virile pour un garçon désireux de devenir un homme que dans toute l’œuvre geignarde de Ben Névert.