Au cours des années 2000, quelques auteurs américains bouleversèrent ma vision de l’histoire, de l’avenir et de ma propre situation dans le monde. Parmi ceux-ci, Dmitry Orlov prédisait avec un humour glacial le déclin des États-Unis en comparant leur trajectoire avec celle de l’Union soviétique. La plupart des gens le prenaient pour un affreux farfelu à l’époque. Pourtant, à mesure que nous nous enfonçons dans le siècle du déclin, l’histoire lui donne raison. — TB
L’effondrement économique aux États-Unis
Un atterrissage en douceur spontané est improbable aux États-Unis, où une grande société peut décider de fermer ses portes sur une décision de la direction, en licenciant le personnel et en vendant aux enchères l’équipement et l’inventaire. Puisque dans de nombreux cas l’équipement est loué et l’inventaire est « juste à temps » et donc très mince, une société peut faire en sorte de s’évaporer virtuellement du jour au lendemain. Puisque de nombreux dirigeants peuvent décider d’arrêter leurs pertes tous en même temps, voyant les mêmes projections économiques et les interprétant similairement, l’effet sur les communautés peut être absolument dévastateur.
La plupart des gens aux États-Unis ne peuvent survivre longtemps sans un revenu. Cela peut sembler curieux à certains — comment quiconque, n’importe où, survivrait sans un revenu ? Et bien, dans la Russie post-effondrement, si vous ne payiez pas le loyer ou les services — parce que personne d’autre ne les payait non plus — et si vous faisiez pousser ou ramassiez un peu de votre propre nourriture, et que vous aviez quelques amis et parents pour vous dépanner, alors avoir un revenu n’était pas un préalable à la survie. La plupart de gens s’en sortaient, d’une façon ou d’une autre.
Mais la plupart des gens aux États-Unis, une fois que leurs économies seront épuisées, seront forcés en temps et en heure de vivre dans leur voiture, ou dans un coin isolé des bois, dans une tente, ou sous une bâche. Il n’y a actuellement aucun mécanisme par lequel les propriétaires pourraient être empêchés d’expulser leurs locataires insolvables, ou pour persuader les banques de ne pas saisir sur les prêts improductifs. Une réintroduction en bloc du contrôle des loyers semble politiquement improbable. Une fois que sont vacants suffisamment de biens immobiliers résidentiels ou commerciaux, et que le maintien de l’ordre devient laxiste ou inexistant, squatter devient une réelle possibilité. Les squatteurs trouvent habituellement difficile d’obtenir le courrier et d’autres services, mais c’est une difficulté très mineure. Le plus important, c’est qu’ils peuvent être délogés encore et encore.
Être sans-domicile
Le terme loitering ne se traduit pas en russe [NdT : en français non plus]. Le plus proche équivalent que l’on puisse trouver est quelque chose dans le style de traîner ou perdre son temps en public. C’est important, parce qu’une fois que plus personne n’a un travail auquel se rendre, les deux choix qui se présentent sont de rester à la maison et, comme ce fût le cas, flâner. Si flâner est illégal, alors rester à la maison devient le seul choix.
Les États-Unis et l’Union soviétique étaient aux deux extrémités d’un spectre continu allant du public au privé. En Union soviétique, la plupart des terrains étaient ouverts au public. Même les appartements étaient souvent collectifs, ce qui signifiait que les chambres étaient privées, mais que les cuisines, salles de bain et les couloirs étaient des parties communes. Aux États-Unis, la plupart des terrains sont des propriétés privées, certaines possédées par des gens qui érigent des panneaux menaçants de tirer sur les intrus. La plupart des lieux publics sont en fait privés, affichant « clients seulement » et « pas de flânerie ». Où il y a des parcs publics, ceux-ci sont souvent fermés la nuit, et quiconque essaye d’y passer la nuit se verra probablement dire de circuler par la police.
Après l’effondrement, la Russie a connu un gonflement des rangs des gens décrits par l’acronyme BOMZh, qui est en fait une abréviation de BOMZhiZ, et signifie personnes sans un lieu défini de résidence ou d’emploi. Les bomjes, comme on les a appelés, habitaient souvent des portions inutilisées du paysage urbain ou rural, où, sans personne pour leur dire de circuler, on les laissait largement en paix. Un tel lieu indéfini de résidence était souvent appelé bomjatnik. L’anglais a terriblement besoin d’un terme pour cela. Peut-être que nous pourrions appeler cela un jardin à clochards — c’est autant un jardin qu’un parc de bureaux est un parc.
Quand l’économie américaine s’effondrera, on peut s’attendre à ce que les chiffres de l’emploi, et avec lui, les chiffres du logement, dégringolent. Il est difficile d’estimer quel pourcentage de la population américaine deviendra, en conséquence, sans-domicile, mais il pourrait être très élevé, cela devenant peut-être assez commun pour en faire disparaître le stigmate. Un pays dans lequel la plupart des quartiers sont structurés afin d’exclure les gens aux moyens inadéquats, de façon à préserver la valeur des propriétés, n’est pas un endroit plaisant pour être clochard. Mais encore une fois, quand la valeur des propriétés commence à tomber à zéro, nous verrons peut-être certaines propriétés se re-zoner spontanément en jardins à clochards, sans aucune volonté ou pouvoir politique nulle part pour y faire quelque chose.
Je ne veux pas suggérer que les clochards russes ont pris du bon temps. Mais, parce que la plupart de la population russe a pu garder son lieu de résidence malgré une économie en cours d’effondrement, le pourcentage de bomzhies dans la population générale n’a jamais atteint les deux chiffres. Ces cas les plus infortunés ont mené des vies courtes, brutales, souvent dans un brouillard alcoolique, et ont représenté une très grande part du pic de mortalité post-effondrement en Russie. Certains d’entre eux étaient des réfugiés — des Russes ethniquement nettoyés des républiques nouvellement indépendantes, soudainement nationalistes — qui ne pouvaient être aisément réabsorbés par la population russe en raison de la pénurie chronique de logements en Russie.
La survie collective
La pénurie chronique de logements en Russie était en partie causée par le déclin spectaculaire de l’agriculture russe, qui a amené les gens à émigrer vers les villes, et en partie en raison simplement de l’incapacité du gouvernement de construire des immeubles assez vite. Ce que le gouvernement voulait ériger était invariablement un immeuble d’appartement : des tours de quatre étages, huit étages, et même treize étages. Les immeubles s’élevaient sur des terrains vacants, ou rendus vacants, et étaient habituellement entourés d’une généreuse portion de terrain vague, qui, dans les petites villes et les bourgs, et dans les endroit où le sol n’est pas gelé toute l’année, ou couvert de souffre ou de suie d’une usine voisine, était rapidement convertie en jardins potagers.
La qualité de construction avait toujours l’air un peu miteuse, mais elle s’est avérée étonnamment saine structurellement et tout à fait pratique. C’était principalement de la construction en plaques de béton armé, avec du carrelage de céramique à l’extérieur et du plâtre dur pour l’isolation à l’intérieur. C’était économique à chauffer, et il y avait habituellement du chauffage, du moins assez pour que les tuyaux ne gèlent pas, la vapeur étant fournie par une gigantesque chaudière centrale qui alimentait un quartier entier.
On entend souvent dire que les plus miteux de ces blocs d’appartements de l’ère soviétique, appelés khrouchtchoby — un mélange de Khrouchtchev, qui en avait ordonné la construction, et de trouchtchoby (taudis, en russe) — sont sur le point de s’effondrer, mais cela n’est pas encore arrivé. Oui, ils sont humides et ternes, et les appartements sont exigus, et les murs sont craquelés, et les toits fuient souvent, et les couloirs et les cages d’escalier sont sombres et sentent l’urine, mais c’est du logement.
Parce que les appartements étaient si durs à trouver, avec des listes d’attente qui s’étiraient sur des décennies, plusieurs générations vivaient ensemble. C’était souvent une façon de vivre déplaisante, stressante, et même traumatisante, mais aussi très économique. Les grands-parents faisaient souvent une grande part du travail d’élevage des enfants, tandis que les parents travaillaient. Quand l’économie s’est effondrée, c’était souvent les grands-parents qui se mettaient à jardiner sérieusement et récoltaient la nourriture durant les mois d’été. Les gens en âge de travailler se sont mis à expérimenter sur le marché noir, avec des résultats mitigés : certains ont eu de la chance et décroché le gros lot, tandis que pour d’autres ce furent les vaches maigres. Avec suffisamment de gens vivant ensemble, ces disparités accidentelles tendaient à s’aplanir au moins à un certain point.
Une inversion curieuse a eu lieu. Tandis qu’avant l’effondrement, les parents étaient souvent en position de procurer une aide financière à leurs enfants adultes, maintenant c’est l’opposé. Les gens âgés qui n’ont pas d’enfants sont bien plus susceptibles de vivre dans la pauvreté que ceux qui ont des enfants pour les soutenir. Une fois que le capital financier est éliminé, le capital humain devient essentiel.
Une différence clef entre la Russie et les États-Unis est que les Russes, comme la plupart des gens dans le monde, passaient généralement leur vie entière dans un seul endroit, tandis que les Américains se déplacent constamment. Les Russes connaissent généralement, ou au moins reconnaissent, la plupart des gens qui les entourent. Quand l’économie s’effondre, tout le monde doit se confronter à une situation inconnue. Les Russes, au moins, n’avaient pas à s’y confronter en compagnie de complets étrangers. D’un autre côté, les Américains sont bien plus susceptibles que les Russes d’aider des étrangers, au moins quand ils ont quelque chose à donner.
Un autre élément qui fut utile aux Russes était une caractéristique particulière de la culture russe : puisque l’argent n’était pas particulièrement utile dans l’économie de l’ère soviétique et ne représentait pas le statut ou le succès, il n’était pas particulièrement précieux non plus, et on le partageait plutôt librement. Les amis s’aidaient les uns les autres sans y réfléchir dans les moments de besoin. Il était important que tout le monde en ait, non que quelqu’un en ait plus que les autres. Avec l’arrivée de l’économie de marché, ce trait culturel a disparu, mais il a persisté assez longtemps pour aider les gens à survivre à la transition.
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