C’est entendu : nous vivons une époque d’égalité et d’émancipation des individus extraordinaire. Avant, c’était différent. Très différent. Mais peut-être pas comme nous l’imaginons. Certes, les rôles sociaux des deux sexes étaient nettement délimités. Au début des années 1980, l’écrivain Gilles Perrault décrivait la vie de sa modeste commune rurale ainsi :
Le menuisier, l’électricien, le facteur, le seigneur, le notaire fils, le représentant en machines agricoles : il n’y a donc pas de femmes dans cette commune ? Elles existent, et souvent fortement, même si le système paraît voué tout entier à l’ordre viril. […] Deux conseillères municipales contre onze conseillers ; il n’y en avait qu’une en 1977. Pas une femme au sein de l’influente société des courses ; aucune à la société de chasse. Le compte est vite fait de celles dont la fonction crée l’existence sociale : la coiffeuse, la secrétaire, de mairie, cinq institutrices, deux guides de musée, deux couturières, trois ou quatre employées. Les commerçantes, agricultrices ou pêcheuses travaillent à l’ombre de leur mari, ce qui ne veut certes pas dire qu’elles travaillent moins.
Gilles Perrault, Les gens d’ici, 1981
En apparence, l’ordre « cis-genre-hétéro-patriarcal » régnait à Sainte-Marie-du-Mont (dans le Cotentin). Les « centres de pouvoir » politiques et économiques locaux ne montraient guère de femmes aux postes de décision (et encore moins de membres des « minorités discriminées », peut-être parce qu’il n’y en avait pas). Si Gilles n’avait été qu’un journaliste de passage pressé de finir son papier, il aurait pu conclure sans doute à la suprématie totale du sexe masculin sur ce petit bout de France. Mais comme l’auteur s’était installé dans la commune vingt ans plus tôt, s’était allégrement investi dans sa vie associative, voire politique, et en connaissait long sur les potins du coin, son opinion fut plus nuancée :
Si la maîtrise du jeu communal semble leur échapper de par leur relative absence des centres de décision ou d’animation, il serait léger d’en conclure à leur effacement. Plus d’un homme qui parle très fort n’est que le haut-parleur de la volonté féminine : vieille histoire. Cela va souvent plus loin que l’image classique de la fine mouche menant par le bout du nez son grand niais de mari. L’un de nos plus influents notables, aujourd’hui disparu, était surnommé « le séquestré ». Un autre de nos concitoyens — toujours vivant, le pauvre être — mène une existence absolument recluse, confinée aux tâches ménagères, son épouse s’étant réservé l’exclusivité des relations extérieures. L’isolement rural impose une intimité conjugale sans commune mesure avec celle des couples citadins et peut exaspérer l’affrontement de volontés jusqu’à l’abdication de l’une des parties, de sorte qu’il serait inadéquat de parler ici d’égalité des sexes : il y a un vainqueur et un vaincu, mais on ne voit pas que la victoire masculine soit la règle. L’un des nôtres, qui vient de connaître une fin malheureuse, a vécu pendant de longues années dans un état de sous-alimentation chronique : sa femme, dotée d’une cuisine flambant neuve, avait décidé de limiter les repas à une soupe sommaire pour ne pas risquer d’abîmer le superbe appareillage qui faisait tout son orgueil. Les violences physiques, de toute façon rarissimes, ne sont pas non plus l’affliction exclusives des femmes. Le bourg reçoit de temps à autre les confidences navrantes d’un brave homme vivant dans une maison à l’écart et que sa femme et sa belle-mère corrigent d’importance après l’avoir ligoté par surprise, car il est très vigoureux. Sans aller jusqu’à ces extrémités, il apparaît bien que les femmes d’ici sont loin de vivre dans la sujétion.
Ibid.
Cela pourrait surprendre les fleurs délicates au « genre » incertain poussant sous serre dans la petite bourgeoisie intellectuelle de ce début de XXIe siècle : « Comment ? Les femmes n’étaient donc pas “asservies, humiliées, achetées, vendues, violées, dans toutes les maisons, hors du monde reléguées” ? » Ben non. Pas dans ma famille, je peux en témoigner. Et pas en France, d’une façon générale, bien que chaque couple soit un cas particulier bâti sur des rapports de force (plus souvent psychologiques que physiques) et longuement cimenté par l’habitude. Il faut être bien peu observateur pour s’imaginer que la supériorité masculine dans les hiérarchies formelles impliquerait une quelconque soumission féminine. Certes, il serait fort difficile pour une femme d’entrer en compétition avec les hommes sur leur propre terrain : chasse, guerre, aventure, travail de force ou d’intelligence. Mais à quoi bon risquer son corps vulnérable et user sa précieuse jeunesse quand un mari peut le faire pour elle, qui se laissera manier par la cajolerie et le verbiage aussi sûrement qu’un animal de trait ?
Les ethnologues soulignent cette personnalité puissante de la Normande et l’histoire confirme qu’elle ne date pas d’hier. Les manuels retentissent de l’aventure anglaise du duc Guillaume et de ses gaillards ; ils sont muets sur certain épisode postérieur à la conquête. Tandis que les vainqueurs d’Hastings se partageaient joyeusement le beau royaume, leurs femmes restées au pays s’ennuyaient dans leur lit et rageaient à la pensée que de jolies Saxonnes figuraient au butin. Chroniqueur de la conquête, le moine Orderic Vital écrit nûment : « Quelques Normandes étaient en proie aux passions dévorantes, et par de fréquents courriers sollicitaient leurs maris de revenir promptement. » L’inertie maritale fit qu’elles passèrent bientôt à la menace de remplacer leurs partenaires défaillants. L’émotion fut énorme. Guillaume eut beau se mettre en quatre, accorder de nouveaux domaines, remontrer que la pacification restait fragile, renvoyer sa propre femme en Normandie pour payer d’exemple et prouver sa détermination à prendre des risques conjugaux, il ne put empêcher l’exode. Orderic Vital comprenait les maris : « Que feraient ces honorables athlètes si leurs femmes, entraînées par le libertinage, allaient souiller par l’adultère le lit conjugal ? » Beaucoup repassèrent la Manche à toute allure, le plus véloce étant un certain Hughes de Grandmesnil, récent comte de Winchester, qui avait épousé l’une des plus belles femmes d’Europe. L’insurrection féminine avait vaincu les vainqueurs d’Hastings.
Ibid.
Souvent, quand j’entends les nouilleries des féministes actuelles, je pense à mes grand-mères (de la « génération silencieuse », avant les boomers). Quoiqu’il ne leur serait jamais venu à l’idée de contester aux hommes leur rôle propre, elles étaient tout à fait à l’aise dans leurs prérogatives de femmes, et pour tout dire bien plus émancipées que la plupart des quiches revendicatives qui font commerce de leurs aigreurs sur les réseaux sociaux et dans les médias. Le malheur de ces dernières vient de s’être privées de la complémentarité des sexes, de peiner sur la tâche impossible d’être à soi seule l’équivalent d’un couple, et bien sûr de ne pas pouvoir l’admettre. L’Enfer, ce n’est pas les autres, c’est son propre égo.