Belle du seigneur

Je l’ai déjà dit ici : on apprend plus sur les relations entre homme et femme dans la littérature écrite avant la Révolution sexuelle que dans celle qui a été pissée depuis. À l’appui de cette affirmation voici un formidable exemple paru en 1968, au crépuscule des temps prudes. Albert Cohen a 73 ans au moment de la parution de Belle du seigneur (c’est, littéralement, un homme du XIXe siècle : il est né en 1895), et son héros sait déjà ce que redécouvriront les artistes de la drague (PUA, pick up artists) et les pionniers de la pilule rouge dans les années 2000. Voici comment il explique la séduction des femmes et les ressorts de leur désir ; vous allez voir, tout y est ! Il commence même par une audace que je n’ai pas vue mentionnée ce siècle-ci :

Premier manège, avertir la bonne femme qu’on va la séduire. Déjà fait. C’est un bon moyen pour l’empêcher de partir. Elle reste par défi, pour assister à la déconfiture du présomptueux. Deuxième manège, démolir le mari. Déjà fait. Troisième manège, la farce de poésie. Faire le grand seigneur insolent, le romantique hors du social, avec somptueuse robe de chambre, chapelet de santal, monocle noir, appartement au Ritz et crises hépatiques soigneusement dissimulées. Tout cela pour que l’idiote déduise que je suis de l’espèce miraculeuse des amants, le contraire d’un mari à laxatifs, une promesse de vie sublime. […]

Ô les sales nostalgiques yeux de l’idiote bientôt adultère, ô sa bouche bée devant les nobles discours de son prince charmant porteur de dix mètres d’intestins. Ô l’idiote éprise d’ailleurs, de magie, de mensonge. Tout du mari l’agace. La radio du mari et son inoffensive habitude d’écouter les informations trois fois par jour, pauvre chou, ses pantoufles, ses rhumatismes, ses sifflotements à la salle de bain, ses bruits lorsqu’il se brosse les dents, son innocente manie des petits noms tendres, dans le genre chouquette, poulette ou tout simplement chérie à tout bout de champ, ce qui est dépourvu de piment et la met hors d’elle. Il faut à madame du sublime à jet continu.

Quatrième manège, la farce de l’homme fort. Oh, le sale jeu de la séduction ! Le coq claironne pour qu’elle sache qu’il est un dur à cuire, le gorille se tape sur la poitrine, boum, boum, les militaires ont du succès. Die Offiziere kommen ! s’exclament les jeunes Viennoises et elles rajustent vite leur coiffure. La force est leur obsession et elles enregistrent tout ce qui leur en paraît preuve. S’il plante droit ses yeux dans les yeux de la bonne femme, elle est délicieusement troublée, elle défaille à cette chère menace. […] Elle relève tout, la démarche du type, sa façon de se tourner brusquement, de quoi son mignon tréfonds déduit qu’il est agressif et dangereux, Dieu merci. […]

Elles avouent, les angéliques effrontées, qu’il leur faut un cher fort et silencieux, avec chewing gum et menton volontaire, un costaud, un viril, un coq prétentieux ayant toujours raison, un ferme dans ses propos. Un tenace et implacable sans cœur, un capable de nuire, en fin de compte un capable de meurtre ! Caractère n’étant ici que le substitut de force physique, et l’homme de caractère un produit de remplacement, l’ersatz civilisé du gorille. Le gorille, toujours le gorille ! […]

Fausse monnaie toujours et partout ! Et qu’au lieu de cent quatre-vingts centimètres on dise beau ou ayant de la prestance ou, dans les annonces, présentant bien ! Et qu’au lieu de redoutable et de sale type aux yeux froids qui lui fasse délicieusement peur on dise énergique, ayant du caractère ! Et qu’au lieu de riche et classe dirigeante on dise distingué et cultivé ! Et qu’au lieu de peur de la mort et désir égoïste que le cher petit nombril dure toujours, on dise esprit, au-delà, vie éternelle ! […]

Mais comme au bout de six semaines le pauvre troisième mari bondit beaucoup moins, qu’il est flapi et conjugal, qu’il en a un peu marre du physiologique et pense de nouveau au social et à reprendre son travail et inviter les van Vries, et qu’il parle de son avancement et de ses rhumatismes, elle comprend soudain, avec beaucoup d’élévation, qu’elle s’est trompée. Ça ne manque jamais, le coup de s’être trompée. Alors elle décide d’aller lui parler en grande noblesse et, pour faire solennel, elle se colle un haut turban doré sur la tête. Cher troisième araignon, lui dit l’araignesse en joignant ses petites pattes velues, soyons dignes l’un de l’autre et quittons-nous noblement, sans vaines récriminations. Ne souillons pas d’une inutile injure le noble souvenir des bonheurs révolus. Je te dois la vérité, et la vérité, cher, est que je ne t’aime plus. Ça ne manque jamais non plus, le coup du je ne t’aime plus. Feindre serait bassesse, poursuit-elle. Que veux-tu, cher, je me suis trompée. De toute mon âme, j’avais cru que tu serais l’araignon éternel. Hélas ! Sache en effet qu’un quatrième araignon est devenu important dans ma vie. Elles adorent dire important dans ma vie qui fait plus noble que coucher avec. Et elle continue, la mignonne, avec des sentiments de plus en plus élevés. Vois-tu, je l’aime de toute mon âme car il est l’araignon des araignons, une âme d’élite et un caractère moral de tout premier ordre. C’est Dieu qui l’a mis sur mon chemin. Ah, comme je souffre, car le coup que je te porte est sans doute mortel ! Mais que faire ? Je ne puis vivre que dans la vérité et ne saurais mentir, ma bouche comme mon âme devant rester pure. Adieu donc, cher, et pense quelque fois à ta petite Antinéa. Ou encore, elle lui propose, en fin de discours, une dernière coucherie comme preuve d’affection sincère et pour lui laisser un beau souvenir. Mais le plus souvent, en conclusion, c’est le Sois fort et demeurons amis. […]

Cinquième manège, la cruauté. Elles en veulent, il leur en faut. Dans le lit, dès le réveil, comme elles ont pu m’assommer avec mon beau sourire cruel ou mon cher sourire ironique, alors que je n’avais qu’une envie, beurrer de toute mon âme ses tartines et lui apporter son thé au lit. Envie refoulée, bien sûr, car le plateau du petit déjeuner aurait singulièrement diminué sa passion. […]

Il leur reste un peu de bon sens au début. Par conséquent, du tact et de la mesure. Se borner à lui faire sentir que tu es capable d’être cruel, par des ironies brusques et brèves, ou par quelque insolence mineure comme de lui dire que son nez brille. Elle sera indignée, mais son tréfonds aimera. Lamentable de devoir lui déplaire pour lui plaire. Ou une surdité soudaine. Ne pas répondre par distraction feinte à une question qu’elle te pose la désarçonne mais ne lui déplaît pas. C’est une gifle immatérielle, une ébauche de cruauté, un petit plain-pied sexuel, une indifférence de mâle. De plus, ton inattention augmentera son désir de captiver ton attention, de t’intéresser, de te plaire, la remplira d’un sentiment confus de respect. Elle se dira, non, pas se dira, mais vaguement sentira, que tu es habitué à ne pas trop écouter toutes ces femmes qui t’assaillent, et tu seras intéressant. Il est parfait de courtoisie, pensera-t-elle, mais il pourrait être méchant s’il le voulait. Et elle savourera. […]

Après le premier acte, curieusement dénommé d’amour, il sera même bon, à condition qu’il ait été réussi et approuvé avec enthousiasme par la balbutiante pauvrette, il sera même bon que tu lui annonces qu’elle souffrira avec toi. Encore transpirante, et contre toi collante, elle te répondra alors que peu lui importe, que la souffrance avec toi ce sera encore du bonheur. Pourvu que tu m’aimes, murmurera-t-elle, ses yeux sincères tournés vers toi. Elles acceptent courageusement la souffrance, surtout avant d’y être.

Lorsqu’elle est entrée en pleine passion, donc cruautés ouvertes. Mais dose-les. Sois cruel avec maîtrise. Le sel est excellent mais pas trop n’en faut. Par conséquent, alternances de duretés et de douceurs, sans oublier les obligatoires ébats. Le cocktail passion. Être l’ennemi bien-aimé, saupoudrer de méchancetés de temps à autre pour qu’elle puisse vivre sur le pied d’amour, être toujours inquiète, se demander quelle catastrophe l’attend, souffrir, et notamment de jalousie, espérer, attendre les réconciliations, déguster les tendresses inattendues. En résumé, qu’elle ne s’embête jamais. Sans compter que les réconciliations donnent de la saveur aux jonctions. Après une froideur ou une vacherie, si tu lui souris, la malheureuse escroquée fond de gratitude et elle court vite raconter à son amie intime toutes sortes de merveilles sur toi et comme quoi tu es si bon, au fond. D’un méchant, elles s’arrangent toujours pour dire qu’au fond il est bon. Elles le remercient de sa méchanceté en le couronnant de bonté. […]

Sixième manège, la vulnérabilité. Oui, bien sûr, Nathan, sois viril et cruel, mais si tu veux être aimé à la perfection, tu dois en outre faire surgir en elle la maternité. Il faut que sous ta force elle découvre une once de faiblesse. Sous le haut gaillard, elles adorent trouver l’enfant. Quelque fragilité par moments — pas trop n’en faut, non plus — leur plaît énormément, les attendrit follement. Bref, neuf dixièmes de gorille et un dixième d’orphelin leur font tourner la tête.

Septième manège, le mépris d’avance. Il doit être témoigné au plus tôt mais point en paroles. Elles sont très susceptibles en matière de vocabulaire, surtout au début. Mais le mépris dans une certaine intonation, dans un certain sourire, elles le sentent tout de suite, et il leur plaît, il les trouble. Leur tréfonds se dit que celui-ci méprise parce qu’il est habitué à être aimé, à tenir pour rien le femmes. Donc, un maître qui les tombe toutes. Eh bien, moi aussi, je veux être tombée ! réclame leur tréfonds. […]

Huitième manège, le regard et les compliments. Et ne crains pas d’y aller à fond. Elles avalent tout. Le recours à la vanité est un bon hameçon. Vaniteuses ? Oui, mais surtout si peu sûres d’elles. Elles ont tellement besoin d’être rassurées. […] Bref, sois le donneur de foi, et elle ne pourra plus se passer de toi, même si tu n’as pas réussi à la séduire complètement, le premier soir. Elle pensera à toi tous les matins au réveil, se redira tes louanges tout en bouclant sa toison, ce qui semble exciter son pouvoir de concentration. Par parenthèse, ne craint pas d’être scabreux de temps à autres. Cela abaisse les barrières. Une fois qu’elle sait que tu sais qu’elle a une toison secrète, que cette toison tu l’imagines, blonde ou châtaine ou brune, elle a moins de défense.

Neuvième manège, proche du septième, la sexualité indirecte. Dès la première rencontre, qu’elle te sente un mâle devant la femelle. […] Bref, l’odieux regard filtré, le regard d’emprise, ironique et calme, légèrement amusé et irrespectueux cependant qu’avec respect tu lui parles, un regard de familiarité secrète. Hosanna, s’exclame alors son inconscient, celui-ci est un vrai Don Juan ! Il ne me respecte pas ! Il sait y faire ! Alléluia, je suis délicieusement troublée et ne puis lui résister ! Tu vois combien de contradictions. Fort mais vulnérable, méprisant mais complimentateur, respectueux mais sexuel. Et chaque manège lustre son contraire et en accroît l’attrait. […]

Sache, Ô cousin chéri, que le dixième manège est justement la mise en concurrence. Panurgise-la donc sans tarder, dès le premier soir. Arrange-toi pour lui faire savoir, primo que tu es aimé par une autre, terrifiante de beauté, et secundo que tu as été sur le point d’aimer cette autre, mais que tu l’as rencontrée, elle, l’unique, l’idiote de grande merveille, ce qui est peut-être vrai, d’ailleurs. Alors, ton affaire sera en bonne voie avec l’idiote, kleptomane comme toutes ses pareilles.

Et maintenant elle est mûre pour le dernier manège, la déclaration. Tous les clichés que tu voudras, mais veille à ta voix et à sa chaleur. Un timbre grave est utile. Naturellement lui faire sentir qu’elle gâche sa vie avec son araignon officiel, que cette existence est indigne d’elle, et tu la verras alors faire le soupir du genre martyre. C’est un soupir spécial, par les narines, et qui signifie ah si vous saviez tout ce que j’ai enduré avec cet homme, mais je n’en dis rien car je suis distinguée et d’infinie discrétion. Tu lui diras naturellement qu’elle est la seule et l’unique, elles y tiennent aussi, que ses yeux sont ouvertures sur le divin, elle n’y comprendra goutte mais trouvera si beau qu’elle fermera lesdites ouvertures et sentira qu’avec toi ce sera une vie constamment déconjugalisée.

Voilà, vous savez tout. Si vous désirez plus de détails, le chapitre sur la séduction occupe une quarantaine de pages (au sein d’un roman de 845 pages !). Avec ça, vous en saurez autant que French OG, Roissy et Rollo Tomassi réunis, et beaucoup plus que la plupart des « influenceurs » prétendant traiter le sujet.

Par ailleurs, Belle du seigneur est une œuvre digne d’intérêt pour beaucoup d’autres raisons. Mais si vous n’avez aucun entraînement littéraire, commencer par là serait un peu comme se lancer dans l’ascension du Cervin sans avoir affronté le mur d’escalade du gymnase municipal : la tentative serait trop épuisante et vertigineuse pour être menée à son terme.

Quant à la Révolution sexuelle, elle semble surtout avoir été une plongée dans un fatras d’illusions adolescentes sur la nature même de la sexualité. Depuis lors, l’Occident redouble d’effort pour nier la différence des sexes, la constance de leurs comportements respectifs, et leur irréductible antagonisme. Mais pas comme une congrégation d’abstinents tenant prudemment à distance la sexualité, non. En s’y vautrant « sans entraves » ; en prétendant qu’elle est sans conséquences ; en s’imaginant que l’amour est une décharge d’hormones au moment de l’orgasme. En somme, l’individu « libéré » ne croyant pas à son animalité et refusant de s’en méfier, celle-ci n’en fait qu’une bouchée et l’engloutit tout entier.

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