Les guerres modernes sont-elles plus meurtrières que les guerres primitives ?

Se demander, un 11 novembre, si les guerres modernes font plus de victimes que les guerres des peuples primitifs semble tout à fait incongru. Comment des hommes munis de sagaies, de haches et d’arcs pourraient-ils causer autant de morts que des armées dotées de fusils, de pièces d’artillerie et de gaz de combat ? Il semble évident que les escarmouches de petites populations vivotant sans industrie, sans machines et sans autre force que celle de leurs muscles ne peuvent rivaliser avec les carnages mécanisés des États modernes. Cependant l’anthropologue Jared Diamond soutient le contraire, avec des arguments :

Quel est le taux de mortalité des guerres traditionnelles et comment se compare-t-il à ceux des guerres entre gouvernements étatiques ? […]

Ce furent l’Allemagne et la Russie qui eurent au XXe siècle les taux de mortalité les plus élevés en pourcentage, atteignant respectivement 0,16 et 0,15 % par an (soit 16 ou 15 personnes tuées par an pour 10 000 habitants), résultat dû aux horreurs cumulées des deux Guerres mondiales. La France, au cours du siècle qui comprit les guerres napoléoniennes et la retraite de Russie a connu un moindre taux annuel de 0,07 %. Le cas du Japon est encore plus spectaculaire : malgré les morts infligées par les deux bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, les bombardements incendiaires ou conventionnels de la plupart des autres grandes villes du Japon, et les morts par armes à feu, de famine, par suicide ou par noyade de centaines de milliers de soldats japonais outre-mer pendant la Seconde Guerre mondiale, auxquels s’ajoutent les pertes dues à l’invasion de la Chine dans les années 1930 et la Guerre russo-japonaise de 1904-1905, le taux de mortalité liée aux conflits armés au cours du XXe siècle — 0,03 % par an — fut bien moins élevé que ceux de l’Allemagne ou de la Russie. La plus forte estimation sur le long terme pour un État est de 0,25 % par an pour l’Empire aztèque notoirement sanguinaire au cours du siècle qui mena à sa destruction par les espagnols.

Comparons à présent ces taux de mortalité liée à la guerre (toujours calculés en pourcentage moyen de la population sur une longue période de guerres et de paix alternées) entre les petites sociétés traditionnelles et les sociétés modernes plus peuplées ayant des gouvernements étatiques. Il apparaît que les valeurs les plus élevées pour n’importe quel État moderne (l’Allemagne et la Russie au XXe siècle) ne représentent qu’un tiers des valeurs moyennes pour les sociétés traditionnelles et seulement un sixième des valeurs pour les Dani. Les valeurs moyennes pour les États modernes représentent environ un dixième des valeurs moyennes pour les petites sociétés.

Jared Diamond, Le Monde jusqu’à hier, pp. 167-168, Gallimard

Pourquoi, Jared compare-t-il la mortalité moyenne due à la guerre en incluant les périodes de paix ? Parce que les guerres primitives sont quasi-permanentes : on se fâche avec un membre d’une tribu voisine pour un cochon volé, une insulte, un différend matrimonial ; le ton monte, le reste du clan s’en mêle, on en vient aux mains. Si quelqu’un meurt ou est estropié, la tribu de la victime voudra se venger. Si elle y parvient, l’autre tribu voudra se venger à son tour, entraînant parfois des tribus alliées dans le conflit. Les grandes batailles sont rares et peu de combattants y meurent à chaque fois, mais les embuscades meurtrières peuvent survenir chaque jour, année après année, voire génération après génération.

En plus de leur continuité, les conflits opposants des sociétés primitives impliquent tous leurs membres. Dans les guerres modernes, les combattants professionnels ou conscrits sont presque exclusivement des hommes d’âge militaire et les pertes civiles directes sont généralement moindres, mais dans les guerres primitives même les vieillards, les femmes et les enfants sont des cibles adéquates à la rétribution.

Lorsqu’un ennemi est capturé, les combattants primitifs s’embarrassent rarement de le garder prisonnier. Il est joyeusement massacré par toute la tribu, y compris par les jeunes garçons ravis de pouvoir faire comme les grands. Enfin, lorsqu’une alliance suffisamment nombreuse parvient à encercler un village, cela se termine par le massacre complet des vaincus, l’incendie de leurs huttes et le pillage de leurs ressources.

J’ai conscience de flétrir un mythe persistant en Occident depuis le XVIe siècle : le « bon sauvage », innocent, pacifique, préservé de la corruption de la société et même — dans sa version contemporaine — écologiste. Moi aussi j’ai aimé ce mythe sympathique, mais il faut admettre devant les faits que les peuples premiers ne sont pas moins violents que nous. Heureusement il nous reste les animaux. Ne dit-on pas qu’ils ne tuent que pour manger ? Jared, toujours rabat-joie, nous dit que non :

La guerre chez les chimpanzés ressemble aux guerres de bandes et de tribus en ce qu’elle consiste soit en rencontres fortuites, soit en razzias en apparence intentionnelles impliquant des mâles adultes. Les taux calculés de mortalité liée à la guerre chez les chimpanzés, 0,36 % par an (soit 36 individus pour une population de 10 000), sont semblables à ceux des sociétés humaines traditionnelles.

pp. 184-185

Voilà, vous savez maintenant que les chimpanzés sont pires que les Allemands, les Russes et les Aztèques — du moins sous un angle statistique. Je n’ose vous parler des lions et des hyènes de crainte de vous décevoir davantage.

Toutes les espèces ne sont pas portées à la guerre, et toutes les sociétés primitives non plus. L’anthropologue et primatologue Richard Wrangham pense que les espèces belliqueuses partagent deux caractéristiques : une situation de compétition intense pour des ressources et des groupes de tailles inégales qui rendent l’acte d’agression rentable (pour le groupe le plus fort). Autrement dit : les espèces qui pratiquent la guerre le font parce que c’est nécessaire à leur survie ET parce que le rapport risque-bénéfice peut être favorable aux assaillants, tandis que les espèces pacifiques sont soumises à une compétition moins rude dans leur environnement OU leurs membres n’ont pas la capacité de s’attaquer à des congénères avec suffisamment de chances de succès. En ce sens, on peut dire que les animaux et les humains tuent toujours pour survivre, même quand ils ne mangent pas leurs victimes parmi les membres de leur propre espèce. (Quant aux cannibales, ils tuent pour manger bien sûr…)

Dans notre société d’abondance, confortable et policée, la violence est réprimée par la loi et la morale ; son exercice légitime est en principe réservé à l’État. D’un point de vue biologique, cependant, c’est une aptitude de notre espèce sélectionnée par des centaines de milliers d’années d’évolution. Aussi problématique que soit la violence dans notre société si douce et si sûre, elle n’est pas une succession d’accidents de l’histoire ou un mal inhumain à extirper de certains individus. Elle fait partie de notre héritage instinctif et continue de nous servir quand nous la déléguons aux militaires chargés de protéger les flux de ressources dont nous avons besoin pour rester riches et pacifiques.

Comment les sociétés traditionnelles peuvent-elles sortir de leurs guerres continuelles ? Ce sont les États modernes qui les en ont sorti malgré elles, nous dit Jared :

Quand l’intervention vigoureuse des gouvernements coloniaux met finalement un terme à la guerre tribale, les membres des tribus constatent généralement une amélioration de la qualité de leur vie, chose qu’ils n’avaient pu acquérir par eux-mêmes parce que, faute de gouvernement centralisé, ils étaient incapables d’interrompre les cycles de tueries par vengeance.

p. 178

Si les sociétés modernes continuent de se faire la guerre, au moins sont-elles capables de la terminer. La vengeance semble absente des calculs d’intérêts qui président au déclenchement des opérations militaires puis à la signature des traités de paix. Elle réapparaît pourtant quand il s’agit de préparer la population aux hostilités. En 1969, à la suite d’un match de qualification pour la coupe du monde, le Salvador et le Honduras entrèrent en guerre pendant quatre jours. Cette Guerre du foot — qui dissimulait des motifs politiques plus sérieux — fit 3 000 morts et 15 000 blessés. Le traité de paix ne fut signé qu’en 1980 et la dispute territoriale entre les belligérants ne semble pas encore bien éteinte aujourd’hui. Sous la modernité, le primitif n’est pas loin.

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