C’était un livre inhabituel. Sa couverture était noire, ornée d’une pépite. « C’est le dernier aventurier du monde moderne. Un homme pour qui l’interdit n’existe pas. », indiquait le catalogue France-Loisirs de mamie. Et ce drôle de nom : Cizia Zykë. Dommage que je n’ai pas eu la curiosité de le mettre sur la liste des commandes de ma grand-mère (je lisais de la science-fiction, comme il sied à un gosse binoclard, malheureux et complètement paumé). J’aurais été surpris : Cizia racontait une histoire comme on n’en raconte pas souvent, et surtout pas aux petits garçons biens élevés. La sienne. Ça se passe au Costa Rica, dans la péninsule d’Osa, paradis des moustiques, des serpents et des orpailleurs.
À plusieurs reprises, j’ai entendu Gato revenir de la rivière avec la catiadora et se recoucher discrètement. Un matin, entre chien et loup, je le vois quitter le campement avec la catiadora. Je le laisse s’éloigner puis me lève et le suis. Le jour n’est pas levé. J’essaie de marcher sans bruit, à l’aveuglette. Je crois l’avoir perdu, quand je le vois. Il est accroupi à dix mètres de moi. Il est en train de chier dans la battée. Pas besoin de dessin. Pendant le boulot, ce salaud avale en douce les pépites, puis il les récupère par le cul. La rage me prend, s’il y a un truc qui me rend fou c’est qu’on essaye de m’arnaquer. Et ce salaud utilise pour ça la catiadora dans laquelle on fait cuire le riz ! J’ai envie de le descendre. Je sors doucement mon revolver. Mais son instinct de tricheur, toujours sur le qui-vive, lui fait relever la tête. Il me voit, le flingue à la main et fait un bond de côté. La balle frappe le sol juste entre les jambes et il détale, le pantalon sur les chevilles. C’est ce qui le sauve, car je ne tire jamais dans le dos des gens. Je m’approche, non pour voir ce qu’il y a dedans — je m’en doute — mais parce que dans sa panique Gato a oublié son précieux bocal. Je le récupère. Il y a facilement deux cent cinquante grammes, tout en pépites.
Cizia n’est pas un garçon bien élevé. Délinquant juvénile, puis légionnaire, pilleur de tombes, tenancier de tripot et joueur lui-même, trafiquant, chercheur d’or, et enfin écrivain. Oro fut son premier bouquin. Paru en 1985, il y raconte ses aventures au Costa Rica entre 1980 et 1983. Son style est sans style, le récit avance vite — à quoi bon finasser quand on a tant de choses à raconter ? Je ne sais pas quelle impression aurait laissé sur moi ce livre si je l’avais lu, enfant, lors des vacances chez mes grands-parents. Plus tard, il m’aurait certainement révulsé : violence, risque, illégalité, machisme… À l’opposé de tout ce que mon milieu familial m’avait prêché. Aujourd’hui, enfin, je l’ai lu avec plaisir. J’ai même ri et j’ai regretté d’arriver déjà à la dernière page.
J’envie presque le destin de Cizia. Comprenez-moi bien : je n’ai ni son physique, ni son caractère. Je n’aurais pas survécu au dixième de ses épreuves et je n’aurais pas su amorcer la moindre de ses audaces, tant dans la jungle que dans les casinos — encore moins en prison ! Mais au fil des années j’ai appris, puis admis, douloureusement, qu’aucune des valeurs de ma famille n’est récompensée dans la vie réelle. (Nous mêmes ne les respectons que par lâcheté.) Ni la politesse, ni la prudence, ni le civisme… et surtout pas la déférence envers les femmes ! C’est le désillusionnement qui me rend compréhensible ce diable d’homme : Cizia Zykë. Culotté, impulsif, égocentré, sans scrupules mais pas dépourvu d’une éthique personnelle.
Dave, tout content, m’apprend qu’ils augmentent les prix en fin de soirée quand les consommateurs sont bourrés.
— C’est stupide ce que vous faites là, leur dis-je. Ça ne rime à rien. Ce ne sont pas dix ou quinze colons arnaqués par-ci, par là qui vont nous enrichir. On n’est pas ici pour faire un bénéfice rapide mais minable. Je vois les choses en grand. Pour ça, il faut installer et inspirer confiance.
— Il ne s’agit pas de grosses sommes…
— Oui, mais ça nuit à l’image que je veux donner. Sancho et moi, on se balade partout en parlant de coopération, d’association, et vous, pour faire trois ronds rapides, vous faites la même erreur que Cartago. Ces petits gains stupides ne payent même pas les pourboires que je laisse aux paysans chez qui je bois un café.
— Mais personne ne s’en rend compte…
— Il y a toujours un abruti qui remarque. Et en plus, c’est une mentalité d’épicier qui ne me plaît pas. Que l’on vende le guarro cinq ou dix fois plus cher, c’est normal. S’ils veulent se bourrer la gueule, qu’ils mettent le prix. On leur fait payer le risque qu’on prend en vendant de l’alcool sans licence. Mais tricher de trois ou quatre colons sur des produits de première nécessité…
— D’accord, je ne savais pas que tu étais contre l’arnaque.
— Ce n’est pas de l’arnaque. C’est de la mesquinerie, de la petite tricherie. Tout ce qui est petit, c’est trop facile.
Ça je comprends. Rien ne me fait plus chier que ce qui est minable, sans élan, sans amour. Chez moi comme chez les autres. À part ça je m’amuse d’un rien et Cizia aussi.
Un matin, nous démarrons au galop, et je vois Dave, dont la selle est mal fixée, se déséquilibrer lentement, comme au ralenti, et s’écraser par terre. Ça nous amuse beaucoup, surtout Sancho qui se venge comme il peut. Une demi-heure plus tard, c’est lui qui va s’éclater au sol, après un vol plané de toute beauté. C’est plus sérieux et il est un peu sonné. Seules d’amicales mais énergiques claques dans la gueule le réveillent. L’après-midi, toujours au galop dans les sous-bois, c’est moi qui me prends en pleine tête un nid de guêpe accroché à une branche. Le choc me désarçonne, je me retrouve par terre sans avoir le temps de me plaindre, ce qui serait humain. Car aussitôt les guêpes m’attaquent et je dois fuir, imité par les chevaux qui s’égaillent un peu partout: les piqûres des bestioles les ont rendus fous.
Ce sont ces petits moments agréables qui ajoutent du piquant à la vie de tous les jours.
Beaucoup de femmes défilent dans le plumard (même en planches brutes) de Cizia. Et puis il y a celle qu’il aime. Ils ont eu un fils, mort subitement l’année précédente. Au moment où débute le récit, ils arrivent en couple au Costa Rica. Elle partage sans broncher ses premières aventures dans la jungle d’Osa, sait monter à cheval et manier le pistolet. Mais Cizia est confronté à un problème fréquent pour les hommes, même bien moins aventureux que lui : préserver des conditions de confort et de sécurité pour elle l’empêche d’aller au bout de l’aventure, d’accomplir ce qui lui tient à cœur. Il réalise qu’il a le choix entre son couple et sa mission. Et contrairement à quasiment tous les hommes, il choisit de se séparer de sa femme plutôt que de renoncer à ce qu’il désire vivre.
Je dois dire que, revenu de tout, blasé très tôt dans mon existence des femmes et des plaisirs qu’elles peuvent m’offrir, Diane est la seule que j’ai aimée, la seule digne d’être la mère de mes enfants […] Elle était faite pour l’amour, mais je ne sais pas vivre que pour l’amour. Et c’est parce que je l’aime comme j’ai rarement aimé dans ma vie, que je ne veux plus l’embringuer dans mes histoires de fous. Il n’y a pas d’avenir avec moi. Demain, je peux être milliardaire et tout flamber en une semaine pour repartir sur les routes sans un centime en poche. […]
Notre au revoir, à l’aéroport, fut bref mais tellement intense. Pas de larmes, pas de paroles inutiles. Notre douleur était intérieure, la même pour nous deux. Pas besoin de l’exprimer :
— Te reverrai-je un jour ?
— Qui sait, ma belle ? En tout cas, je l’espère sincèrement. File maintenant ! Ne rends pas les moments plus durs qu’ils ne sont !
Un dernier baiser plein d’amour et elle est partie, sans se retourner.
Si vous voulez « devenir un alpha » en réussissant une fructueuse carrière, en poussant de la fonte et en travaillant sur votre expression physique et verbale en situation sociale, voici un point à méditer : seriez-vous capable de renoncer à la meilleure compagne possible juste parce que votre couple s’avère un frein à votre vie ? Êtes-vous inaltérablement votre propre priorité ? Non ? Alors laissez tomber la prétention. Vous êtes un bêta. Ce n’est pas déshonorant, bien au contraire. Les bêtas sont la civilisation. Dommage qu’ils plaisent moins aux femmes.
Je sais, toujours par Nogales, que c’est une femme qui dirige la police de cette ville. Je la rencontre dans un bar, tenu par de jeunes Allemands qui sont venus se perdre ici. Au bout de quelques verres, je sens que mon charme ne la laisse pas indifférente : vieille, grasse, et un soupçon de moustache, je préfère vous épargner les détails de notre nuit d’amour. Sachez seulement que c’est toujours bon d’enculer la loi, mais il ne faut pas cependant qu’elle compte sur moi trop souvent.
Si vous tombez sur Oro dans une bibliothèque, une boite à livre ou le grenier de mamie (rien d’improbable, il s’en est beaucoup vendu à l’époque), prenez-le, dépoussiérez-le. Installez vous dans un bon fauteuil avec un verre whisky ou un cigare, et goûtez ce plaisir devenu plus rare que l’or : un héros masculin.