Les Yeux plus grands que le ventre

Oui, je sais qui était François Cavanna. Mais je ne l’avais pas lu, jusqu’ici. Ce sont des choses qui arrivent : on inscrit un nom sur la longue liste mentale des auteurs dont on devrait tâter la prose, et puis l’occasion ne se présente pas. Pendant des années. On n’y pense plus vraiment, et voilà qu’un jour un livre vous tombe entre les mains. « Cavanna, Les Yeux plus grands que le ventre ». C’est l’occasion… mais vaut-elle que je lui consacre du temps ? J’ouvre et je lis :

Trente-cinq ans. L’âge des ogresses qui rôdent, claquant des mâchoires. L’âge des mantes religieuses. Les redoutables divorcées de trente-cinq ans. Petit homme triste qui rêves d’un gros doux cul pour y poser la tête, petit homme triste, si tu en vois une à l’horizon, fuis à toute jambe, fuis !

Sur leurs hauts talons pointus, belles mille fois plus qu’à dix-huit ans et tendres, et juteuses, et malheureuses, et tellement, tellement, tellement compréhensives, elles t’auront jusqu’au trognon, petit homme triste, jusqu’au trognon.

Les refaiseuses de vie, les redémarreuses à zéro-mais-cette-fois-c’est-la-bonne… Elles sont sans pitié, petit homme, car il y va de leur peau. Fuis. Ou sois sans pitié toi-même. Si tu le peux. Mais tu ne le peux pas, petit homme triste, tu ne le peux pas. Alors fuis, cours, vite et loin, sans te retourner.

À quarante-cinq ans, elles pleurent, elles se suicident, un peu, et le soir même elles dansent le rock, et se soûlent la gueule, et s’envoient un minet de consolation. À vingt-cinq, elles partent sur le tandsad d’un copain pour un rallye chez les pingouins. À trente-cinq, rien à faire. Tu es foutu. Trente-cinq ans, c’est l’âge de la dernière chance. La ménopause se profile à l’horizon. À quarante-cinq, elles ont sinon passé le cap, du moins atteint son ombre, se sont résignées. D’ailleurs, des gosses, elles en ont pondu leur content, ils ont entre douze et vingt ans, ils les font chier comme il est d’usage chez les enfants de divorcés […] alors côté marmaille elles n’ont plus d’illusions… Mais pas à trente-cinq. À trente-cinq leur ventre crie famine, elles veulent un gosse de toi, tu es un distributeur automatique de spermatos, vite, vite, remplis-moi, il est encore temps mais juste temps, c’est le tout dernier carat pour le mettre au four si je veux être une maman-copain, une maman-complice, une maman de plain-pied avec l’adolescence. […]

L’homme, même s’il prétend le contraire, même s’il croit le contraire, n’a pas cette pendule entre les entrailles. L’homme reste un vieux maraudeur qui veut tirer son coup, et poser sa joue sur quelque chose de chaud et de vivant, et pleurer en pensant à sa vie ratée. L’homme est un petit homme triste.

Petit homme triste, quand tu sors au crépuscule, si tu vois à l’horizon une divorcée de trente-cinq ans, prends tes jambes à ton cou, petit homme triste, et cours, cours, cours…

Ah, vous pensez bien que j’ai tout de suite été pris par la lecture ! Voilà un homme qui avait vécu et savait des choses. Comme la plupart d’entre nous, il avait commencé par être bien naïf et bien timide.

Les filles n’aiment pas les transis. Les dévorer des yeux, « faire passer toute son âme dans un regard », comme dit le bon Victor, ça ne leur convient absolument pas. À cause de Hugo, justement, j’accordais à la prescience des filles un crédit infini. Je les croyais pétries d’une essence subtile, sans comparaison avec nos grossières natures, à nous, les mâles. Je les voyais toute finesse et délicatesse, devinant les sentiments, allant au-devant, tout ça… […]

J’ai beaucoup pleuré. J’avais beau me répéter que c’était une salope, et une méchante, je l’aimais, moi ! Salope et méchante, certes, elle l’était, et elle avait bien raison. Peu après je l’ai vue, un dimanche s’enfoncer dans les fourrés du bois de Vincennes avec Marc Tossi, qui était beau, qui était riche, qui savait parler, qui se l’est envoyée dans la bonne humeur et l’a laissée tomber aussi sec, c’était son genre à Marc. Qu’aurait-elle eu à foutre, je vous le demande, d’un triste puceau monté en graine qui l’aurait lanternée des mois avant d’oser lui mettre la main au panier, qui l’aurait sabotée et ce serait cramponné pas moyen de s’en dépêtrer, avec drame, pleurs, toute la chierie ? Elle avait eu drôlement raison, oui.

Quatrième volet de ses œuvres autobiographiques (après Les Ritals, Les Russkoffs et Bête et méchant), Les Yeux plus grands que le ventre raconte sa cinquantaine, quand Cavanna se retrouve à mener une double vie — c’est à dire une vie qui serait simple si elle n’était partagée entre deux femmes.

Nous sommes bêtes avant que d’être hommes. L’amour n’est pas ce qui fait de l’homme une bête avec quelque chose en plus. L’amour est, avec la faim, la soif et la peur, la pulsion la plus primitive des hommes, la plus bestiale. Ne refusons pas d’être une bête là où c’est de la bête qu’il s’agit. C’est quand est solidement assurée la base, c’est-à-dire que nous est donné de surcroît le décisif petit quelque chose en plus qui fait de nous la bête de pointe : l’homme. Assumons en nous la bête, ainsi serons-nous d’autant mieux hommes.

Mon amour est amour de bête. […]

Mon amour est celui du chien qui hurle à la lune pour une chienne en chaleur dont l’exaltante puanteur, par delà les kilomètres, l’arrache à la gamelle, à la servitude béate, et le jette sur les chemins, redevenu loup, prêt à tuer.

La vulve de la chienne appelle deux fois l’an. Celle de la femme appelle chaque jour. Chaque jour, chaque nuit, à chaque instant.

Si seulement les amours humaines étaient aussi simples que les amours canines ! Mais voilà, nous sommes une espèce compliquée. Nos enfants naissent si fragiles, si dépendants, et sont si longs à atteindre la puberté, que nous ne pouvons pas nous contenter de copuler quand ça nous prend puis retourner courir les bois et hurler à la Lune. La femme, en tout cas, cherche à impliquer l’homme dans l’entretien d’un nid et l’élevage d’une progéniture qui n’est pas toujours la sienne. Ou au moins dans une sorte de relation de couple stable. Que ce désir féminin soit contradictoire avec le choix d’un homme déjà pourvu d’une compagne et d’enfants ne semble nullement les décourager. Cet homme est déjà pris par une autre, n’est-ce pas la preuve de sa valeur ? De sa capacité à fonder une famille ? Et voilà comment Cavanna s’efforça de passer des vacances simili-familiales avec sa divorcée de trente-cinq ans et le gamin du mec précédent.

Le petit Bruno savait vouloir, ce qui ne l’empêchait pas d’être un garçon plein d’humour. Il appelait sa maman « Gabrielle », comme un vaillant petit pionnier des temps nouveaux qui a pour mère une copine et pour sœur la pilule. Par là-dessus, sensible à l’extrême. Il n’avait jamais pu écouter jusqu’au bout l’histoire du vilain petit canard : quand le petit canard est si malheureux, abandonné de tous, méprisé, honni, Bruno éclatait en sanglots et refusait d’entendre la suite, persuadé qu’elle serait encore pire.

Pauvre petit canard. Mais parlons des vacances :

En profondeur aussi, la vie avait fantastiquement changé. Pas seulement par l’irruption de la télé, de la hi-fi, de la bagnole pour tous, de l’automation, de l’informatique… Bien plus encore par ce qu’il est convenu d’appeler « l’élévation du niveau de vie », et qui est, en fait, la survenue du luxe dans les vies les plus modestes, du luxe aussitôt ressenti comme nécessité vitale. On n’a pas seulement des vacances, cette révolution-là était faite depuis lurette, ni même seulement davantage de vacances. Les vacances doivent être une plongée dans la vie excitante, un épisode de cinéma, ce qui signifie : claquer du fric. Les bords de mer en juillet-août, les stations d’hiver à Noël et à Pâques sont d’énormes jardins d’enfants pour adultes, équipés de tous les joujoux compliqués, aux couleurs violentes, qu’il faut pour que l’ennui ne risque pas d’effleurer les chers petits, ni qu’ils aient d’initiative à prendre autre que celle de tirer du portefeuille la carte de crédit. Et si, de naturel farouche, tu cherches la paix et la solitude, il t’en coûtera beaucoup plus cher encore, car c’est là le luxe suprême.

Les enfants fragiles et les vacances-consommation résumés en un paragraphe chacun : Cavanna savait observer ! Le livre fut publié en 1983. Ainsi l’infantilisation des sociétés occidentales était déjà bien visible. Air BnB, RyanAir et Eurodisney viendraient plus tard « extraire de la valeur » de la même mine de désirs attardés.

Passons aux choses sérieuses. Celles que Cavanna comprend mal.

J’ai entre-temps connu d’autres femmes — oui, je t’ai « trompée », Gabrielle, souvent — qui me voulaient, que je voulais, or mon désir, pourtant ardent et fouetté par la nouveauté et le plaisir de plaire, ne passait pas de ma tête à mon bas-ventre. Nouée l’aiguillette. Quelque chose en moi qu’il fallait rassurer. Ne reste plus qu’à sauver la face, ce qui à vrai dire n’est plus le problème que ça a été, les femmes sont de nos jours suffisamment averties pour que la baise ne soit plus à chaque fois un test de virilité. Ce que c’est bon, les femmes, depuis qu’elles ont décidé d’être nos conquérantes et nos mamans. Vous ne pouvez pas savoir ! Il faut les avoir connues AVANT et maintenant pour apprécier.

Je connais ce discours. J’ai un ami une pincée d’années plus jeune que Cavanna (et encore vivant) qui me le tiens régulièrement : « Ah, vous avez de la chance d’être né après la libération sexuelle. Vous n’imaginez pas comme c’était frustrant d’être un jeune homme avant. » Je l’imagine volontiers. Mais les hommes de cette génération se font des illusions sur la vie sexuelle de la plupart des hommes de maintenant. Surtout, Cavanna passe à côté d’un truc évident : qu’est-ce qui a bien pu mettre dans son lit tant de femmes à cette époque, à commencer par son amante régulière ? La célébrité, pardi ! À la période racontée dans ce livre, les années 1970, il n’est plus trieur de lettres aux P.T.T., vendeur de légumes ou apprenti maçon. C’est Cavanna, bordel ! Le fondateur de Hara-Kiri et Charlie Hebdo. À chaque fois qu’il apporte le dernier numéro à sa mère hospitalisée, les toubibs et doctoresses s’arrachent le journal. Gabrielle est venue le trouver, lui, à la rédaction de Charlie, sous prétexte de chercher des conseils éditoriaux pour son fanzine. Et notre brave Cavanna se persuade que toutes les opportunités de baise qui viennent lui montrer du décolleté et de la croupe le font parce que les mœurs ont changé ! Balivernes, François ! Ba-li-ver-nes.

Pourquoi le cul — je mets dans ce mot cul et cœur, tous les émois de l’amour, c’est tout un — pourquoi le cul ne se contente-t-il pas d’être la chose fabuleusement délectable, excitante, fantasmatique et motivante qu’il est ? Je dis sensations, sentiments, conquête, stratégie, victoire, déceptions, exaltation de toute la fibre… Pourquoi met-il soudain en jeu la vie ? Pourquoi la famille ? Pourquoi au bout de la queue et du frisson amoureux, y a-t-il les gosses, la contrainte, les traites, les vacances, la responsabilité, l’ulcère, l’habitude, les chaînes et les fers ? Pourquoi faut-il tant ruser pour ne pas se retrouver pieds et poings liés en mariage ou collage ? Pourquoi ne sait-on pas tout cela d’instinct et l’apprend-t-on — quand on l’apprend ! — que lorsqu’il est trop tard et la bête en cage !

Je t’interromps, François : tu sais très bien pourquoi. Nous ne serions pas là pour en discuter si le plaisir était autonome de la reproduction. C’est parce qu’il faut des familles pour élever les enfants qu’existent le désir ET l’attachement. Chez les poissons la femelle pond ses ovules et le mâle qui passe par là, après avoir dérouillé ses rivaux moins agressifs, éjacule copieusement dans l’eau. Ensuite… Ciao bella ! On ne fait pas plus bref, comme vie de famille. La plupart des alevins se font bouffer avant de devenir poisson. Ça vaut peut-être mieux, quand on a eu un père pareil.

Axiome de beauf’ :

Les femmes veulent se faire planter des gosses dans le ventre. Les hommes veulent se vider les couilles.

Voilà, tu peux le dire comme ça. C’est la nature. Et comme tu n’as pas renoncé à te vider les couilles dans le « gros doux cul » de Gabrielle, elle n’a pas renoncé à se faire féconder par l’homme de son désir, toi. La contraception, c’est bon pour les hommes qu’une femme ne désire pas vraiment : ceux qui reçoivent un peu de sexe en échange de multiples services, de préférence aux phases les moins fécondes du cycle menstruel. Si elle te veut, si tu semble sa meilleure option masculine dans l’existence, elle ne saura pas plus se retenir d’être fécondée que toi d’éjaculer.

« J’ai cru que tu étais d’accord. Que tu avais compris à quel point c’est vital pour moi. »

Elle est blanche. Ses lèvres tremblent

« Gabrielle, je vais avoir soixante ans.

— Mais tu n’AS pas soixante ans ! Et puis ton âge, je m’en fous ! Est-ce que je t’aime comme un déchet, comme un pis-aller ? J’ai besoin d’un enfant ! J’ai toujours voulu être entourée d’enfants ! Tu me refuses tout, la vie commune, une maison où tu serais autre chose qu’un passant, tu me refuses même de rêver d’avenir… L’enfant, j’en ai besoin. Dans mon ventre. Dans ma vie. Qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu serais assez salaud pour me refuser ça ? »

Je dois dire que j’aime beaucoup Cavanna : sa franchise, sa finesse, son style, ses histoires de cul, mais… pas sa complaisance envers lui-même. Se plaindre à longueur de pages (avec une abondance de détails) d’être écartelé entre deux femmes, rendre les deux malheureuses et autant lui-même, culpabiliser à s’en cogner la tête contre les murs, passer des nuits blanches au bord du lit à ruminer son impasse pour finalement ne jamais tenter d’en sortir… C’est tout ce dont je ne veux pas dans ma vie. L’impuissance. L’irrésolution. Le remord. J’aurais davantage pitié de la faiblesse si j’avais toujours été fort, mais je fus longtemps pitoyable et je supporte mal, désormais, le spectacle de la veulerie. C’est pour cela que je veux comprendre les raisons de nos tourments sexuels et sentimentaux. Pour agir. Ou au moins pour choisir. Malgré tout son talent d’observateur, Cavanna ne comprenait pas ses femmes. Il lui manquait une théorie du désir féminin qui aurait relié ses observations dans un modèle.

La femme a besoin, foncièrement besoin, d’admirer l’homme qu’elle aime. Chez elle, l’admiration précède l’amour. Elle aime parce qu’elle admire. […]

L’homme n’a nul besoin d’admirer une femme pour l’aimer. Il se joue moins la comédie, n’essaie pas d’idéaliser, s’abandonne en bon cochon à l’appel de ses glandes.

Quand bien même on lui aurait apporté cette théorie, la « pilule rouge » ne serait pas passée. Il l’aurait refusée, comme il refusait juste après les avoir énoncées les explications du monde contemporain que lui procurait fréquemment son intuition. Trop révolté, trop libertaire pour accepter le monde tel qu’il est. Trop ébloui par les femmes, aussi. Cavanna est un homme qui ne pouvait être sauvé de lui-même. Comme il a eu une descendance nombreuse et une bonne part de baise, on ne le plaindra pas trop. Mais toi, mon lecteur ? Es-tu homme à tourner en rond toute ta vie ? Ou es-tu capable d’avaler la pilule amère et d’abandonner tes illusions ? Préfères-tu le confort du malheur ou la dureté de la joie ? Veux-tu être un homme, ou juste un petit homme triste ?

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