Ils vécurent heureux et eurent beaucoup de petits bateaux

Quel homme n’a jamais rêvé de prendre la mer sur un bateau construit de ses mains, et de voguer, sourire aux lèvres, vers les îles parfumées en laissant dans son sillage le conformisme de sa terre natale et la tiédeur collante de son village ? Pas vous ? Vous êtes plutôt du genre déjà inquiet au bord du quai, et la seule expérience nautique que vous aillez subi a manqué de vous faire vomir votre petit déjeuner par dessus bord ? Et puis vous n’êtes pas trop sûr de savoir fabriquer quoi que ce soit de solide, et chaque fois que vous touchez un bout de bois il vous plante méchamment des échardes dans la peau, c’est ça ? D’accord, je comprends… Et si j’ajoute à bord deux ou trois femmes aimant voyager toutes nues, sans maillot, sous les tropiques, rien que pour vous ? Vous le bouderez toujours ce récit au goût salé ? Ah ! Je vois que vous êtes attentif, tout d’un coup. Bien. Commençons.

C’est l’histoire d’un garçon appelé James Wharram, né en 1928 du côté de Manchester dans une famille modeste. À seize ans, juste après la guerre, il découvre l’histoire d’Éric de Bisschop, un marin français ayant navigué durant les années 1930 de la Chine à Hawaï en jonques, puis de Honolulu à Cannes sur un double canoë polynésien construit de ses mains avec son ami Joseph Tatibouet. La vie d’Éric mériterait largement un billet. Pour James, il fut une source d’inspiration si vive qu’il entreprit quelques années plus tard de construire un catamaran de sept mètres, baptisé Tangaroa, dans le jardin familial. Si c’était un garçon d’aujourd’hui, après un quart d’heure d’enthousiasme il se connecterait probablement à Pornhub pour une petite branlette, puis oublierait son rêve maritime dans l’apathie post-éjaculation en regardant n’importe quoi de distrayant sur TikTok ou YouTube. Mais c’était en 1954, les loisirs des jeunes hommes étaient alors plus physiques (la randonnée et l’alpinisme pour James) et plus concentrés (la lecture à la bibliothèque). Les distractions faciles étaient sûrement peu abondantes. James acheva son bateau, convainquit des amis de le transporter jusqu’à Brightlingsea, sur la côte est de l’Angleterre, et vogua vers… Non, pas vers les îles ensoleillées. Pas encore. Il vogua vers Eemshaven, aux Pays-Bas.

C’est ici que les choses intéressantes commencent : James mit le cap sur Trinidad (dans les Caraïbes), avec un équipage de deux jeunes femmes : Ruth Merseburger et Jutta Shultze-Rhonhof. C’était en 1955, avant la « libération sexuelle » et avant la pilule. Imaginez le scandale…

Cela semblait être l’ultime aventure hippie, avant même que les hippies soient inventés. Mais le voyage est loin d’être une simple navigation. Il y eu des tempêtes dans le golfe de Gascogne ; en Espagne, la Garde civile de Franco prit les voyageurs pour des espions ; à la Grande Canarie, ils rencontrèrent d’anciens officiers SS en fuite vers l’Amérique du Sud ; ils faillirent chavirer deux fois en traversant l’Atlantique. Wharram et Shultze-Rhonhof eurent un mal de mer terrible ; elle découvrit qu’elle était enceinte ; et pendant ce temps, les coques en bois de Tangaroa étaient dévorées par les tarets. Après une traversée épuisante de cinq semaines, ils parvinrent à atteindre Trinidad.

Sam Wollaston, Nécrologie de James Wharram, The Guardian, 2022

Dans les Caraïbes, James poursuivit l’approche franche et contestataire qui a caractérisé toute sa vie professionnelle et l’a maintenu à la marge du milieu de la voile. Le rédacteur en chef d’un journal de l’île s’en prit à lui, et il scandalisa la population blanche avec ses deux femmes (Jutta était alors enceinte de lui). Ils menèrent une existence plutôt miteuse mais heureuse, sur une barge faite de perches de bambou, de rondins et de feuilles de palmier. Et quand leur maison finit par sombrer lors d’une tempête, le petit groupe se mis à construire un nouveau bateau avec l’aide d’amis américains sur l’île — et de l’énigme française de la voile, Bernard Moitessier.

Sam Fortescue, « Catamaran Man: James Wharram », Sail Magazine, 2019

Et le voilà reparti sur son nouveau bateau, Rongo, avec femmes et bébé. Cap sur les îles Vierges, puis New-York.

« Les Américains sont immédiatement amicaux », se souvient James. « New York nous a aspirés dans sa vie passionnante. » La fraternité de la voile américaine était beaucoup plus ouverte à l’idée de multicoques de haute mer et bien moins distraite par le snobisme de l’Angleterre. Les apparitions dans une émission de télévision conduisirent à d’autres articles et conférences. « L’argent pour financer le voyage en Amérique du Nord a afflué. » […]

Convaincu qu’une presse nationale étrangement réticente ne manquerait pas de remarquer une première traversée de l’Atlantique Nord en catamaran, il ravala ses craintes bien réelles et mit le cap sur l’Irlande. Bien que sa coque plus grande lui permit d’affronter des conditions plus difficiles, Rongo rencontra néanmoins de sérieux problèmes de gouvernail. Comme auparavant, les aiguillots cassèrent, ce qui faillit lui faire perdre un safran. […]

Le voyage fut éreintant, mais avant même qu’ils n’aient posé leurs pieds tremblants sur la terre ferme, James transformait cette expérience en un nouveau bateau, qui allait à son tour aboutir à son premier projet commercial en 1965 : devenant, de fait, un professionnel alors que ses activités antérieures avaient été financées par des publications sporadiques dans la presse nautique. Ce premier bateau était basé sur Rongo, avec une longueur de 34 pieds, mais avec une coque en forme de V, un dessin caractérisé par une capacité d’accueil et une hauteur sous barrots limitées dans les deux coques, une proue pleine et des roufs rectangulaires. Les coques étaient reliées par des poutre en bois, arrimés les unes aux autres ; la plate-forme entre les deux était en lattes espacées pour éviter de taper et laisser l’eau s’écouler. Tangaroa a connu un grand succès, avec 486 plans vendus en dix ans.

Sam Fortescue, « Catamaran Man: James Wharram », Sail Magazine, 2019

Jutta décède précocement en 1961. Ruth continuait de vivre avec James et, apparemment, son entourage féminin culmina à cinq compagnes quelque part dans les années 1970. Vers 1967 il rencontre Hanneke Boon. Elle n’a que quatorze ans et s’intéresse beaucoup à ses… À ses bateaux ! Je vous vois venir, esprits tordus que vous êtes ! Libertaire ne rime pas forcément avec pervers, voyez-vous ? Elle le rejoint pour de bon en 1973, elle est grande, elle a vingt ans (et lui quarante-cinq). Avec Ruth, comme Jutta auparavant, elle est non seulement une compagne d’intimité mais aussi une solide partenaire de travail et la mère de son second fils. James n’a jamais manqué une occasion de souligner ce que ses femmes lui ont apporté sur le plan personnel et professionnel toute sa vie.

Voici comment un autre pionnier des multicoques se souvient de sa rencontre avec le ménage-entreprise Wharram :

Au milieu des années 1970, l’heure du premier Symposium mondial des multicoques avait sonné. Organisé en 1976 dans un grand hôtel de congrès de Toronto, au Canada, cet événement survolté réunit un panel de dix concepteurs des États-Unis, d’Europe et d’Australie, qui s’adressèrent à un public de trois cent passionnés. Nous étions tous fascinés par les avancées techniques et les exploits maritimes des multicoques modernes. Pour beaucoup d’entre nous, c’était la première occasion de se rencontrer et, bien sûr, il y eu beaucoup d’allées et venues tardives dans les chambres d’hôtel, où de nombreux « secrets commerciaux » furent échangés.

James Wharram et moi avons sympathisé et, le matin du deuxième jour, j’ai été invité à me joindre à lui et à deux de ses cinq femmes de l’époque (ils étaient ouvertement polygames) pour un petit-déjeuner dans leur chambre. Leur porte était entrouverte lorsque je suis arrivé, et tous les trois étaient assis dans leur lit, en nuisette. Ils m’ont tous dit : « Allez, entrez ! »

Essayant de ne pas révéler ma réticence, je me suis dévêtu jusqu’aux sous-vêtements et me suis blotti à côté d’une jeune sirène néerlandaise qui s’est présentée comme Hanneke Boon. Et voilà, le service d’étage est arrivé. Les mâchoires se sont décrochées, tout le monde a ri, et nous avons peu parlé de bateaux lors de ce petit-déjeuner.

Les années ont passé, et avec l’aide d’Hanneke, nous sommes restés en contact, jusqu’au jour où j’ai reçu une lettre de James, disant : « Jim, j’ai eu une année plutôt difficile. J’ai été divorcé par trois épouses à la fois. » Elles étaient toutes partenaires dans leur entreprise de plans, alors en plein essor. On ne peut qu’imaginer les complications, mais Hanneke a survécu à l’imbroglio.

Jim Brown, « James Wharram Remembrance », Professional Boatbuilder, 2022

James était, semble-t-il, le cerveau créatif de Wharram, tandis que Ruth procurait la rigueur nécessaire à l’entreprise et Hanneke la haute qualité pédagogique et artistique des plans livrés aux clients.

James pense que ses idées de conception proviennent de la partie inconsciente du cerveau qui contient les instincts et les leçons des générations passées. Il ne faut pas plus de deux semaines pour construire un bateau dans sa tête, dit-il, après quoi Hanneke ajoute : « Ensuite, le travail difficile commence. » Et elle en sait quelque chose. Depuis près de 50 ans, elle s’occupe du dessin proprement dit, transformant minutieusement les images mentales en magnifiques dessins à la plume pour guider les constructeurs à chaque étape de la construction. « Je dessine l’esprit de James », dit-elle avec un doux sourire. « Nous sommes une équipe, mais ne vous approchez pas trop près quand nous travaillons ! »

Le résultat de leur travail d’équipe présente souvent des marins nus — un autre élément clef de la philosophie de Wharram et la cause de « frictions » répétées avec l’establishment de la voile. Comme pour le prouver, le bureau d’études est orné d’une énorme photo sur papier glacé de Hanneke et Ruth en train de régler les voiles sans même un fil sur elles.

Sam Fortescue, « Catamaran Man: James Wharram », Sail Magazine, 2019

Entre 1995 et 1998, les Wharram voyagent dans le Pacifique, puis autour du monde, sur leur navire amiral : un catamaran de 19 mètres baptisé Spirit of Gaia. Leurs plans deviennent des synthèses de plus en plus affinées des techniques traditionnelles des peuples du pacifiques et des matériaux modernes, afin de permettre à un plus grand nombre de gens de construire un bateau simple et économique.

En 2008, James et Hanneke montrent que l’on peut atteindre les îles du Pacifique depuis l’Asie du sud-est sur un catamaran traditionnel, contre les vents dominants. James a quatre-vingt ans. Peu de gens sont assez en forme à cet âge pour naviguer au large.

Et puis James se mit à sombrer, doucement, comme un vieux navire dont les bordés laissent de plus en plus passer l’eau.

Elle s’estompe maintenant sous les assauts conjugués de l’âge et de la maladie d’Alzheimer, mais je peux encore distinguer chez James Wharram une extraordinaire vivacité intellectuelle qui se manifeste chaque fois que lui et Hanneke parlent de bateaux. Pendant mon séjour de 24 heures avec eux à Devoran, nous n’avons parlé que de peu de choses. Il est intense, c’est le moins qu’on puisse dire. Cela et sa vitalité physique l’ont rendu immensément attirant pour les femmes. « Si vous l’aviez vu il y a quelques années… » commence Hanneke à un moment.

Sam Fortescue, « Catamaran Man: James Wharram », Sail Magazine, 2019

Enfin, devant le naufrage inéluctable, le capitaine résolu de saborder le navire qui l’avait porté dans ce monde pendant 93 ans.

Malheureusement, au cours des dernières années, le cerveau de James, dont il parlait toujours comme une entité distincte, a commencé à lui faire défaut à cause de la maladie d’Alzheimer. Il était très affligé de perdre ses capacités mentales et a lutté avec son existence diminuée. Il ne pouvait pas faire face à la perspective d’une nouvelle dégradation et a fait le choix très difficile d’y mettre fin lui-même. C’est avec beaucoup de courage qu’il a vécu sa vie et avec beaucoup de courage il a décidé qu’il était temps d’en finir.

Hanneke Boon, « A Living Legend Lives No More », wharram.com, 2021

Visons les amers que nous laissa l’alpha des mers

Sacrée vie que celle de James Wharram ! En tirez-vous des leçons ? Si vous n’en voyez aucune, je vous autorise à ne pas vous reproduire — les générations futures pourront sans inconvénient se passer de vos gènes. Récapitulons les points saillants :

• James a grandi avec des loisirs physiques et intellectuels solides. Pas de l’accrobranche et des tutoriels YouTube.

• Il a très tôt entrepris de faire quelque chose de sa vie (apprendre, construire, voyager) plutôt que de consommer (de la scolarité, des biens manufacturés, du tourisme).

• Il a suivi, bien avant qu’il soit énoncé, le troisième Commandement de la foune : « Tu feras de ta mission, non de ta femme, ta priorité ». Et avec quelle énergie ! Si bien que ce sont les femmes qui l’ont suivi dans sa mission, avec admiration.

• Il ne s’est pas soucié de fournir aux femmes du confort et de l’approvisionnement, comme le font les bêtas tentant d’acheter leur vie affective. Il a juste fait une place à celles qui voulaient le suivre dans son cadre : la mer et les bateaux de sa conception (bien foireux au départ).

• Il ne s’est pas embarrassé du cadre fixé par la société quand celui-ci contrariait ses désirs profonds, ni en matière de bateaux, ni en matière de sexualité.

• Il n’a pas eu besoin d’incarner un mâle dangereux et dominateur pour être l’alpha de nombreuses femmes (même si c’est une stratégie qui marche aussi). Sa puissance créatrice et sa démonstration de volonté suffisait.

• Il n’a pas couru, langue-pendante, après des femmes hyper-photogéniques. Je sais, ça vous chiffonne. Vous voulez bien rêver d’être polygame (ou au moins monogame), mais plutôt avec des instagrameuses 10/10. Et bien, c’est la leçon la plus subtile que nous offre la vie de James Wharram : il a aimé des femmes capables de le suivre dans son cadre aventureux, pas des poupées fragiles. Les très jolis jeunes femmes qui mettent à profit leur physique pour extraire le maximum d’attention et de bénéfices de la masse des garçons naïfs ne sont pas le matériau idéal pour nouer une relation forte, durable et réciproque. À moins que votre ambition dans la vie soit le proxénétisme… Là, je ne dis pas… Vous vous entendrez bien.

Sinon, vous auriez profit à considérer que la partenaire de vie idéal pour vous a sûrement d’autres qualités qu’un minois d’adolescente assorti d’une grosse paire de nénés. Certes, il n’est pas impossible d’avoir à la fois la beauté et l’intelligence dans une même personne, mais quand une jeune femme a déjà l’une en abondance, elle a moins de raisons de se fatiguer à développer l’autre. Surtout, les femmes qui se savent très attirantes sont ridiculement exigeantes avec les candidats à l’amour. Selon Rollo Tomassi : « L’attachement monogame le plus sûr qu’aura une femme a lieu avec un homme qu’elle perçoit à un ou deux degrés au dessus de ce qu’elle perçoit de sa propre valeur. » James était bourré de qualités. Ses compagnes aussi, mais pas sur le plan de l’attractivité physique. En conséquence, leur quête hypergamique s’est trouvée satisfaite par cet homme qui était leur meilleur choix possible. Ainsi forme-t-on des relations indéfectibles : en visant aussi haut que possible, mais pas plus.

• Enfin, le poly-ménage Wharram illustre cette maxime tomassienne : « Les femmes préfèrent partager un alpha que de s’encombrer d’un fidèle bêta. » Conséquence : le « polyamour » n’est pas un modèle de relations « déconstruites » et modernisées remplaçant le couple ringardisé. C’est juste le signe qu’un homme coche les bonnes cases dans les critères instinctifs du désir de plusieurs femmes.

Et maintenant, je vous laisse méditer tout cela. Moi, j’ai des bateaux à dessiner.

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