Cela fait un moment que je ne vous ai plus parlé de romances, ces fenêtres ouvertes sur la psyché féminine que les hommes ignorent aveuglément. Coup de chance, j’ai entre les mains un recueil de nouvelles publiées par le magazine Nous deux entre 1957 et 2003. Voyons ce qu’elles nous disent de l’âme féminine et, pour plus de réalisme, essayons de les trouver passionnantes.
Le mauvais rôle (1957)
L’histoire est narrée par un personnage masculin : Alexis est comptable dans l’entreprise où travaille la très jolie Fanny, secrétaire du jeune et élégant sous-directeur Régis. Le pauvre Alexis se meurt d’amour inavoué pour Fanny. Hélas, il se sait bien moins séduisant et entreprenant que Régis, en plus d’occuper un poste inférieur et moins rémunéré. Son tourment sentimental occupe toutes ses pensées : il fonctionne exactement comme une héroïne de romance.
Et voilà qu’il apprend la rupture entre Fanny et Régis — c’est-à-dire la rupture de la cour que faisait Régis à Fanny, car nous sommes dans les années 1950 : le sexe est rare avant le mariage, et plus encore son évocation dans un magazine en vente libre. Décidé à tenter sa chance avec l’exquise secrétaire esseulée, Alexis la suit et… la sauve du suicide ! Dans la réalité, les hommes se suicident beaucoup plus souvent que les femmes. Mais les femmes font plus de tentatives, alors disons que c’est une scène vaguement crédible. Bien sûr, il la raccompagne chez elle, respectueusement. Notez que ce personnage de jeune femme ordinaire (mais très jolie) a un appartement et un emploi, et pensez-y la prochaine fois qu’on essaye de vous faire croire que les Françaises de cette époque étaient asservies successivement à leur père et à leur mari. Les braves garçons timides étaient, eux, déjà asservis au sexe féminin.
— Vous êtes un gentil garçon Alexis !
Au fond, cela ne suffisait-il pas à mon bonheur que l’on me traitât de « gentil garçon » ? Que pouvais-je demander d’autre ?
Puisque jusqu’ici le pauvre Alexis pensait et agissait comme une héroïne de romance, j’anticipais que le récit prendrait le chemin d’un dénouement heureux pour lui : la belle Fanny prendrait conscience de la beauté intérieure du petit comptable et, dans les deux dernières pages, lui avouerait son désir fou de l’épouser, lui, de préférence au séduisant, aisé et dominant Régis. Ça prouve que je reste naïf : j’aurais dû sentir venir la suite. Ce couillon d’Alexis s’en va trouver Régis et lui raconte tout. Résultat :
Fanny Laurat est devenue Madame Boulais. Son mari a été nommé directeur de la succursale de Lyon. D’ailleurs nous ne nous sommes plus jamais parlé depuis la fameuse nuit […] Et, lorsque, certains jours de tristesse, je me dis que Fanny pense peut-être à moi et qu’elle me considère — sait-on jamais ! — comme l’artisan de son jeune bonheur en murmurant « ce pauvre Alexis… » Cette idée, loin de me réconforter, m’humilie.
Évidemment ! T’es un cocu Alexis ! Et encore… À l’époque le terme était réservé aux maris trompés, pas aux puceaux célibataires ayant sacrifié leur propre désir à celui d’un rival et d’une jolie gourde. C’est le rôle du gentil bêta dans les romances : faciliter la quête hypergamique de l’héroïne. Et c’est bien le rôle qui leur est assigné par les femmes dans la réalité : confident et ami serviable pendant les années de fête, puis soutien économique et affectif quand l’alpha convoité s’en est allé conquérir un autre cœur et labourer un autre cul. Ce dernier acte est rarement mentionné dans les romances, il me semble.
Ce mariage n’aura pas lieu (1966)
La narratrice est la mère d’un jeune homme de 25 ans (orphelin de père), qui lui apprend soudainement son mariage imminent avec une jeune femme de 17 ans (orpheline de ses deux parents). Un mariage à 25 et 17 ans, cela nous paraît surprenant en 2024 mais, sans être fréquent, ça devait être passablement crédible en 1966. Que la mère se sente en droit de vouloir empêcher cette union était également du domaine des choses acceptables. Tout finit bien cependant quand elle rencontre sa future et adorable bru. Auparavant, elle a eu tout le temps du trajet ferroviaire pour réfléchir à leur situation : son cher petit a 25 ans tout de même ! On sait dès les premières pages qu’elle a perdu son mari à 18 ans, quelques mois avant la naissance du garçon. Elle a donc 43 ans.
Le sujet de cette nouvelle semble moins le mariage du fils que le vieillissement de la mère — un phénomène angoissant pour les femmes en raison de leur perte de désirabilité. Cela justifie que l’auteur ait donné à ses personnages des âges précoces : en situant la naissance du garçon aux 18 ans de la mère et en ne donnant que 17 ans à la fiancée, la narratrice se trouve vivre plusieurs étapes importantes de la vie (mariage, veuvage, maternité, mariage du fils et, à l’horizon, grand-maternité) avant d’atteindre un âge ressenti comme trop mûr. Idéalement, les femmes aimeraient toujours être dans la vingtaine, l’âge de fertilité et de désirabilité maximales… ou au moins échapper au déclin final de leur capacité d’attraction, à la ménopause. Dans la réalité, bien sûr, elles ne peuvent qu’en rêver, durant la lecture d’une romance.
Moi j’aurais préféré qu’il m’appelle toujours « maman » mais un jour, alors qu’il était encore un tout petit garçon, il m’avait dit, en m’entourant le cou de ses bras :
— Les mamans sont toujours vieilles. Moi, je veux t’appeler « Madeleine » parce que tu es très jeune.
La fausse Cendrillon (1971)
— Je vous aime, Caroline, vous êtes une fille merveilleuse, la seule que j’ai rencontrée, jusqu’ici, à laquelle je veuille consacrer toute ma vie. Voulez-vous m’épouser ?
— Non… non… Étienne, c’est impossible. Je ne peux pas !
Ça commence fort, hein ? D’habitude, c’est à la fin que le mâle désiré confesse ses sentiments brûlants pour l’héroïne. Ensuite elle dit « Oui ! » et l’histoire est finie. Mais là ce n’est que le milieu… qui se trouve raconté dès le début. Qui a dit qu’on n’avait pas d’audaces littéraires chez Nous deux ?
Je venais de me laisser embrasser par lui, alors pourquoi refuser d’être sa femme ? Pouvais-je désirer un meilleur mari ? Étienne Lesage n’était-il pas l’homme le plus courtisé, le plus convoité de tous ceux qui gravitaient autour de moi ?
Ça pourrait être une excellente définition d’un alpha : homme qui, dans la subjectivité d’une femme, est perçu comme le meilleur choix possible et le plus convoité par d’autres femmes. Et vous vous demandez : « Mais alors pourquoi refuse-t-elle de l’épouser, cette nouille ? »
Initialement, Caroline est l’une des sept « secrétaires sténodactylos » de l’agence de publicité ou travaille également Étienne. Notez qu’à l’époque il était plus courant de se taper sa secrétaire que de taper soi-même son courrier. Microsoft Word et #MeToo ont fait beaucoup de mal aux perspectives matrimoniales des jeunes actifs du tertiaire ! Comme les autres secrétaires sont contextuellement des rivales, Caroline conçoit un plan subtil et infaillible pour séduire Étienne : au lieu de s’apprêter coquettement comme les autres, elle se travestit en jeune femme prude à l’allure discrète.
Je croyais avoir deviné son secret. Ce qu’il voulait, c’était rencontrer une fille qui ne soit pas comme les autres, en qui il puisse avoir toute confiance, qui ne soit ni garçonnière, ni insolente, ni contestataire, ni maquillée, ni flirteuse… Une fille comme on en fait plus ! Eh bien, je serais cette fille-là !
Aujourd’hui on dirait : « une fille qui ne soit ni masculine, ni casse-couilles, ni féministe, ni tatouée, ni influenceuse… Une fille comme on en fait plus ! » Apparemment, en 1971, on avait déjà la nostalgie de la femme « traditionnelle », quoi que cela puisse vouloir dire. La Révolution sexuelle était déjà passée.
Rien n’arrête Caroline dans la manipulation de sa cible : avec la complicité d’une collègue, elle se fait enfermée seule avec Étienne, juste après l’heure de fermeture. Si c’était une publication actuelle, ils auraient probablement copulé sauvagement sur le bureau avant de faire plus ample connaissance. Mais à l’époque on s’interdit encore de commencer par la fin : on bavarde respectueusement, en attendant que la femme de ménage passe les libérer. Caroline profite de ce moment pour jouer à fond le rôle de tradwife qu’elle s’est composée.
— Vous devez bien aller danser quelque fois, comme les autres ?
— Non, répondis-je, les yeux baissés.
On m’avait dit que, lorsque je baissais les yeux, je ressemblais à une madone. Mes cheveux, séparés par une raie au milieu de la tête, mon lourd chignon, me donnaient un air sérieux, démodé à souhait. Toutes les autres portaient des cheveux longs, raides, en général décolorés, dont une mèche leur voilait la moitié du visage.
— Je n’arrive pas à le croire ! Les hommes qui vous entourent sont-ils donc aveugles ?
— Non, ils ne le sont pas et moi non plus, Monsieur ! Je veux dire que le genre d’hommes avec qui je pourrais sortir n’est pas… enfin, qu’ils n’ont pas vis-à-vis des jeunes femmes l’attitude que j’aimerais qu’on ait pour moi. Alors je préfère rester à la maison.
Je lus dans ses yeux le plaisir que je lui causais.
On apprend aussi dans cette conversation qu’elle est sur le point d’avoir 18 ans. À nouveau : notez le haut degré d’émancipation des héroïnes. C’est sans doute exagéré — toutes les familles ne laissaient pas les jeunes femmes partir seules à la ville, loin de là — mais l’entrée dans le monde du travail se faisait bien plus tôt qu’aujourd’hui.
Bref, Étienne et Caroline se mettent à sortir ensemble : restaurant, cabaret, théâtre, cinéma… Le stratagème de Caroline a parfaitement fonctionné : le brave Étienne est amoureux et elle aussi. Mais impossible de jouer indéfiniment le rôle de la jeune femme bien sage qu’elle n’est pas. Et voilà pourquoi elle rejette la proposition de mariage : pour ne pas dévoiler la machination devant le bel Étienne et déclencher sa colère ou son dégoût.
Le dénouement est théâtral : dans une soirée où elle s’est rendue attifée comme une pétasse, elle raconte tout à son ami Gerry — un Américain qu’elle traite comme un frère, car il a été élève de son père et lui sert de confident asexué. Le drame est d’avoir séduit sa cible en incarnant un personnage de chaste godiche intenable sur la durée, ratant ainsi l’opportunité d’épouser son alpha pourtant tout cuit. Et paf, coïncidence ! Étienne se trouve justement à cette soirée et il a tout entendu ! Loin de s’offusquer, il est sous le charme de la menteuse.
— Vous ne m’en voulez pas, Étienne ? Est-ce possible ? Je croyais vous avoir perdu pour toujours.
— Non seulement vous ne m’avez pas perdu, mais je suis sûr qu’avec une femme aussi imaginative que vous à mes côtés, la vie sera merveilleuse et sans monotonie ! s’exclama-t-il en riant tendrement.
Voilà, Caroline à réussi sa quête hypergamique : conquérir l’alpha, résolvant ainsi la grande angoisse et le plus profond désir d’une femme. L’équivalent pour un homme serait de convaincre un troupeau de bombasses nymphomanes de le suivre sur le champ jusqu’à un hôtel. Chaque sexe a les fantasmes correspondant à ses besoins reproductifs, voyez-vous ?
Souvent les femmes m’ont dit : « Une relation, ça doit arriver comme par magie, sans effort… »
J’ai découvert plus tard qu’elles sont prêtes à tous les efforts et toutes les contorsions pour un homme qu’elles désirent vraiment. Dire à un brave garçon que tout doit arriver comme par magie, sans action ni complot de sa part, c’est un piège (un shit-test). Le séducteur expérimenté ne se laissera pas tromper : séduire c’est mentir avec art, pour le bonheur des deux. Alors faites comme Caroline : soyez habile, soyez inventif, soyez machiavélique, votre cible sera ravie !
Dans la seconde partie, nous verrons des nouvelles des années 1980, 1990 et 2000. La société et les mœurs changent, les femmes pas tellement.