Du fond de la C.A.G.E.

Manifeste des Contrariés, Ambidextres, Gauchers et Estropiés

À mon entrée en sixième, j’ai alors onze ans, mes parents me proposent d’apprendre à jouer de la guitare. Je suis donc inscrit au conservatoire municipal d’une ville de banlieue et je me rends, avec ma mère, rue de la Gaîté, pour acheter un instrument.

Lors de l’achat, ma mère signale au vendeur que je suis gaucher. Elle-même ayant été contrariée dans sa jeunesse, devenue droitière un peu et par force surtout, demande donc à ce que l’on change les cordes de place. C’est donc avec un instrument adapté à ma latéralité que j’arrive en cours.

Las ! La première chose que j’ai apprise c’est à remettre les cordes dans le « bon sens » dixit.

Cet épisode marque mon entrée dans le combat pour la reconnaissance et le respect de ma différence : gaucher et membre d’une minorité qui souffre en silence. Opprimée par un pouvoir organisé dans le langage et l’usage. Dans un monde étranger qui n’est pas pour elle.

Je vis parmi vous, mais ne suis pas des vôtres.

Nous, gauchers, contrariés, ambidextre, estropiés, trans-latéraux, déclarons par ce manifeste notre volonté de rendre transparente l’oppression du pouvoir de la main droite – que nous appelons le dextriarcat – et de lutter contre la soumission opérée par le langage et par l’organisation matérielle des choses – ce que nous regroupons sous le néologisme de sinistrophobie.

Prendre le métro, des ciseaux, une casserole, écrire… autant de gestes que nous impose le dextriarcat. Lequel se rit de nous, se moque de notre « gaucherie » – c’est comme cela qu’il définit notre latéralité – de notre côté « maladroit ». Le quotidien de nos sociétés est organisé, truffé de chausse-trapes et de pièges, dont le but est de nous faire « filer droit ».

Très peu d’études sont faites pour savoir qui nous sommes. Et combien.

Environ 13 % de la population française avec une majorité de garçons (6 pour 4 filles). Ce qui représente environ 9 millions de personnes.

Être gaucher, c’est voir son espérance de vie amputée de dix ans. C’est être montré du doigt — de la main droite bien sûr — et mis à l’index.

Que dit la Bible :

« Ton bras est puissant, Ta main forte, ta droite élevée. »

Psaume 89:13

« J’ai constamment l’Éternel sous mes yeux ; Quand il est à ma droite, je ne chancelle pas. »

Psaume 16:8

« Mon âme est attachée à toi ; Ta droite me soutient. »

Psaume 63:8

« Le cœur du sage est à sa droite, et le cœur de l’insensé à sa gauche. »

Ecclésiaste 10:2

« L’Éternel est celui qui te garde, L’Éternel est ton ombre à ta main droite. »

Psaume 121:5

« Ensuite il dira à ceux qui seront à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits ; allez dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. »

Matthieu 25:41

Etc.

Vous en voulez encore, allez dans une église et observez une vierge à l’enfant, de quel côté porte-t-elle le petit Jésus ? À droite bien sûr ! Maintenant regardez les jeunes mères et leur nourrisson…

Si vous voulez comprendre ce que nous vivons, essayez de passer une journée en ne vous servant pas de votre main droite.

Notre combat :

  • La reconnaissance des souffrances que nous inflige la société.
  • La lutte contre l’oppression du dextriarcat.
  • Se fédérer en groupe d’influence et obtenir une loi condamnant la sinistrophobie.
  • Que soit décrétée une journée de la main gauche. Nous proposons le 10 janvier, le 20 février, le 30 mars, le 11 novembre ou le 21 décembre ; toutes ces dates sont des palindromes, qui se lisent de même dans un sens et dans l’autre.
  • Pour le droit à écrire et lire de la droite vers la gauche.

Note du rédacteur en chef : Les Effrontés aiment se pencher sur toutes les oppressions, sans distinction d’importance, d’ampleur ou de véracité. Nous ne pouvions que relayer l’appel déchirant du C.A.G.E à lutter contre l’odieuse domination dextriarcale malgré l’omerta des médias, l’indifférence des politiciens et le mépris des militant.e.s spécialisé.e.s dans d’autres causes. S’il avait fallu davantage de raisons pour ouvrir nos colonnes à la détresse des gauchers, nous aurions pu ajouter celles-ci :

— Le plaisir de mettre fin à l’invisibilisation d’une minorité qu’ignorent ostensiblement les champions auto-proclamés de toutes les luttes émancipatrices : les gauchistes, traîtres à la cause des gauchers.

— L’économie de mes efforts grâce à l’initiative de mon camarade Louis Marie d’écrire lui-même ce manifeste — d’une main ou de l’autre, je m’en fiche.

— La sympathie immédiate éprouvée à la lecture de sa prose, étant moi-même ambisenestre (j’ai virtuellement deux mains gauches).

Tout au plus pourrais-je objecter à Louis que le néologisme sinistrophobie eut été mieux formé en senestrophobie, quoique sinistre et senestre partagent bien la même étymologie. Se portraiturer en éternel sinistré, au risque de faire fuir son assureur, c’est déjà concéder au dextriarcat une demi-victoire avant même d’avoir pris son pied à croiser le fer en tirant l’épée de la main qui le déroute. Bref, je trouve la formule un peu gauche.

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