Elles et Lui : Florence

À son sourire, quand il l’aperçut, Martin comprit que la soirée serait une catastrophe. Il était venu la chercher à la sortie du métro Malakoff-Plateau-de-Vanves à 20h00 précise. Elle était en retard. Une manie. Martin attendait toujours, en tentant de se convaincre que ça n’était pas de sa faute à lui. Il ne savait pas être en retard. Il ne savait pas comment « se laisser aller ». Florence apparut en bas de l’escalator à 20h30. Son expression, brutale et candide, comme l’annonce d’un cessez-le-feu, fit office d’explication quand elle l’embrassa sur les joues. Ce soir, c’était fini entre eux. Pourquoi ? Parce que… Pour solde de tout compte, Martin eut le droit à une moue plissée et dédaigneuse. Elle lui prit la main et le traîna à sa suite. Sa vie était dorénavant sans lui. La soirée allait être un désastre.

Des amis de Martin étaient à Paris pour la semaine. Doug et Dennis étaient deux Américains, pédés, pépères et démocrates. Ils étaient logés par une autre amie, voisine de rue, Louison. Doug et Dennis vivaient au nord de New York, à une heure de train du centre de Manhattan, près du Canopus Lake, dans une agréable maison à étage du siècle dernier qu’ils avaient meublée et décorée d’antiquités ramenées de leurs voyages à travers le monde. Un drapeau américain et un jacuzzi accueillaient les visiteurs. Tous les ans ils venaient en Europe. Passant par Paris, ils rendaient visite à Louison et Martin. Avec Louison, Florence, qu’elle rencontrait pour la première fois, fut civile et courtoise. Avec Doug et Dennis, elle fut plus aimable encore. Florence était toujours accorte avec les hommes. Elle était la cadette d’une fratrie de trois enfants. Ses deux frères étaient plus âgés et il y avait entre elle et l’aîné une différence de quinze ans. Le père de Florence tenait une concession automobile pour une marque italienne de luxe. Sa mère était femme au foyer. Ils vivaient à Maisons-Alfort dans un pavillon vide et trop grand maintenant que les deux garçons étaient partis. Florence était une brune piquante, élancée et bien charpentée. Sportive, elle avait un corps de danseuse, ne serait-ce sa poitrine volumineuse et ses genoux cagneux. Elle avait un charmant petit nez en trompette, des yeux marrons et pleins de vie qu’elle vrillait dans les vôtres le temps qu’il faut pour vous donner l’impression que vous êtes la personne du moment. Ça marchait toujours. Son sourire était d’une rare traîtrise. Large et franc, son visage devenait merveilleux quand elle souriait. Elle souriait souvent. Elle aimait s’asseoir près de vous et poser sa main sur votre genou, comme pour attirer votre attention sur ce qu’elle regardait. Elle montrait beaucoup de familiarité avec les inconnus. Sans inhibitions, sa liberté de ton et ses relations avec les hommes étaient à y regarder de plus près ce qu’elle avait de mieux. Il n’y a pas de surprise, en général les gens ont l’air d’être ce qu’ils sont. Florence était une sotte charmante et creuse.

Elle était née à Maisons-Alfort mais avait grandi à Chartres où elle avait étudié la danse classique avant de suivre ses parents de retour en banlieue. À la suite d’une opération bénigne à la hanche qui avait raté, Florence avait troqué la danse pour le théâtre. Elle était une actrice idéale pour le boulevard et la comédie légère. Martin et elle avaient lié connaissance en Bretagne au réveillon de nouvel an. Martin était un bel homme brun mais sans conviction, d’une régularité écrasante. Si l’on chiffre la beauté de tous les hommes d’un pays, et si on fait la moyenne de tous ces paramètres, le résultat serait la beauté pondérée de Martin. Très exactement, à la troisième décimale près. Martin n’était particulier en aucune situation. Il n’était beau sous aucun éclairage et aucun vêtement ne lui allait parfaitement, aucun ne le distinguait. Ni gros, ni maigre, ni grand, ni laid, il était bien bâti, modeste et d’une solide délicatesse qui le faisait ne froisser personne et laisser peu de trace dans les mémoires. Quand Florence vint poser sa main sur sa jambe, lors de ce fameux réveillon, Martin ressentit une fièvre. Le frisson choquant de l’erreur, l’émoi anormal de l’homme moyen abordé par une jolie femme. Il se passait quelque chose d’impossible et de tragique.

Pour Florence, les choses auraient dû en rester là. Son geste tenait du réflexe et de la manie. Seulement voilà, ce soir, il n’y avait personne de plus disponible que Martin. Et Florence, avait désespérément besoin d’être rassurée. Il arrive, en d’étonnantes circonstances, que les montagnes se rapprochent. Martin, célibataire falot et assidu, Florence, séductrice maladive et désemparée ne devaient pas se connaître autrement que dans la distance des certitudes. De temps à autre le banal réussit un coup d’éclat. Florence et Martin se revirent à Paris et entamèrent une liaison suivie. Opiniâtre, Martin y croyait. Florence n’avait, somme toute, rien d’autre à faire. Cette cruelle indifférence allait devenir le ciment solide de leur relation bancale et asymétrique. Très vite Martin se vautra dans un amour poisseux de chien errant. Très vite il avoua sa flamme à Florence qui déjà regardait ailleurs. Une semaine venait de s’écouler et elle lui écrivit que tout était fini. Une belle lettre facile que Florence, peu habitué à en faire autant, trouva élégant de terminer avec ces mots : « Bientôt, je le sais, je vais te faire souffrir et tu ne le mérites pas. » Martin trouva ça très beau et en déduit l’inverse. Il insista. À partir de là, Florence et Martin allèrent de rencontre pénible en réconciliation brûlante. Dans la pratique il se révéla être un amant de première. Ce qui n’est pas courant, Florence en convenait. Ce fait à lui seul justifia qu’elle le gardât à proximité.

Au moment de l’apéritif déjà, l’atmosphère était tendue. Florence, volubile, enchaînait les platitudes aux souverains poncifs. Martin se renfrognait et buvait beaucoup. Les efforts de Louison pour le dérider ne donnèrent rien. Doug et Dennis montraient les achats qu’ils avaient fait aux puces de la Porte de Vanves et Florence riait bruyamment. Au fromage, Martin s’éclipsa pendant une petite demi-heure. Florence ne prêta pas attention à lui quand il revint. C’est après le dessert que les choses se gâtèrent, ils décidèrent d’aller faire une promenade digestive le long du fleuve. La journée avait été exceptionnellement ensoleillée pour la saison et la nuit avait la douceur d’un oreiller de plumes. Florence avait attrapé Dennis par le bras et lui faisait la conversation dans un anglais musical. Louison et Doug parlaient fort de politique internationale. Martin traînait derrière, la tête dans les épaules ruminant pour lui seul. Florence ne pouvait pas promettre, se disait-il, puis-je lui pardonner ?

Dans l’encoignure d’un pont, il aperçut un couple de pigeons en train de se reproduire. « Sexuellement, la vie des bêtes doit être plus supportable que la mienne », pensa-t-il. Martin s’arrêta un instant. D’un œil crétin, abruti par le vin, il fixait le couple de volatiles. Un troisième pigeon rodait à proximité. « Il attend son tour. Je le comprends, il n’a aucune chance. » Le pigeon solitaire avait une patte plus courte que l’autre et claudiquait vers lui. Martin ne bougeait pas, du fond de ses poches il tira quelques miettes de pain et les laissa tomber à ses pieds. Le pigeon en confiance, s’avança vers lui. Un groupe de touristes japonais descendaient de leur car. Martin ne les entendit pas s’approcher. Il leva son pied et d’un coup bien ajusté fit éclater la tête du pigeon boiteux devant la caméra numérique d’une Japonaise horrifiée qui se mit à hurler. Ses amis étaient loin, mais ils tournèrent la tête vers la source du bruit. Martin les rejoignit en vitesse pour se couvrir de leur nombre.

La Japonaise expliquait, furieuse certainement, ce qui venait de se passer. Elle montrait Martin qui lui tournait le dos. Elle montrait le pigeon, puis elle montrait Martin encore. Florence comprit, on ne sait comment. « Espèce de taré ! » cria-t-elle. Doug et Dennis ne disaient rien, étrangers ils étaient, étrangers ils tenaient à le rester. Demain ils seraient à Prague. Louison comprenait aussi. Elle comprenait que Martin était un ami de longue date et qu’au nom de leur amitié, il convenait de ne pas juger. Un bateau-mouche passa et inonda le quai d’une lumière blanche et dure. Florence ne décolérait pas : « T’es qu’un connard ! un gros connard ! » Martin ne disait rien. Il tourna vers elle des yeux empourprés par l’alcool, cherchant un pardon ou une explication qu’elle ne donnera jamais. Les deux Américains voulaient rentrer, la balade n’était plus à leur goût. Les Japonais étaient partis. Le quai avait été rendu à la nuit électrique. « T’as pas fini de me regretter, disait Florence, tu vas t’en souvenir, crois-moi ! » Sa colère magistrale était déconcertante, presque lucide. Douché par ce déferlement de haine, Martin releva son regard de sa chaussure souillée de sang. Il cherchait ses cigarettes mais ne les trouvait pas. Il garda ses mains au fond de ses poches. Sur ces entrefaites Florence se précipita sur lui et leva son bras, sa main claqua comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Martin ne cilla pas. À quelques mètres de lui, Louison ne bougea pas non plus. Florence esquissa une révérence gracieuse mais déplacée et prit l’escalier vers le boulevard Saint-Michel.

Write a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *